Notre amie Elisabeth Naud, après un grave accident en février qui l’avait empêché d’écrire pendant les mois de février et mars, nous a remis aujourd’hui ce texte sur Je pars sans moi, un spectacle qui l’avait beaucoup touchée ..
Ph. du V.
Je pars sans moi d’Isabelle Lafon et Johanna Korthals, mise en scène d’Isabelle Lafon
Une pièce interprétée par un duo féminin : Isabelle Lafon, en jupe évasée grise et ample corsage blanc, pied nus et par Johanna Korthals habillée comme un homme, pantalon à bretelles, chemise claire et chaussures. Dans l’obscurité, une musique originale au rythme mélancolique, ouvre le spectacle. Puis, en silence Johanna, suivie d’Isabelle, s’avance lentement par l’entrée du public. Les deux femmes, l’une à côté de l’autre, s’arrêtent au seuil des premiers rangs.
Sur le plateau nu, seule une porte blanche comme un objet singulier, et un tabouret. Johanna : «Qu’est-ce qu’elle fait là, cette porte? Elle m’a fait peur, c’est comme une présence. (…) On dirait un peu une dent toute seule dans une mâchoire et ça me fait de la peine, on la voit beaucoup. »Lieu indéfinissable et atmosphère étrange, en suspens…
Le public, un peu désarçonné, devient soudainement très attentif à l’écoute des premiers mots d’Isabelle: «Je suis émue.» Belle entrée en matière, pour cette pièce sur la folie. Large question : On ne sait où elle commence et si, un jour ou l’autre de notre existence, elle ne viendra pas nous saisir. Pour un moment ou à jamais. Isabelle Lafon et Johanna Korthals, peut-on lire dans le programme «tissent le fil de nos folies singulières, de nos voix intérieures, pour tenter d’approcher ces moments de désarrois mentaux, plus ou moins aigus, plus ou moins longs, susceptibles de tous nous concerner »
Pour écrire ce texte, ces autrices et comédiennes ont rencontré des enfants et adultes hospitalisés, et des psychiatres. Elles ont complété ce travail sur le terrain avec des lectures d’ouvrages de ceux qui ont bouleversé la discipline, comme Gaétan de Clérambault, Fernand Deligny, François Tosquelles, Jean Oury fondateur et directeur de la célèbre clinique de La Borde… Et par des recherches à partir de documents historiques, médicaux et juridiques des XIX ème et XX ème siècles. Comme le déclarera Johanna: «Il faut rappeler que 40.000 internés sur 70.000, sont morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français pendant la seconde guerre mondiale.»
Mais elles se sont aussi inspirées du vécu et de témoignages, comme les écrits bouleversants de Mademoiselle L. au XIXème siècle, dans Impressions d’une hallucinée, (revue l’Encéphale, rubrique du docteur Emmanuel Régis, Les aliénés peints par eux-même, Paris 1982) : «Mais, elle a quelque part dans ses malles, un commencement d’œuvre destinée à faire merveille dans le monde. Seulement, pour l’achever, cette œuvre, la liberté hors de Sainte-Anne est absolument indispensable. L’auteure en question a horreur, non seulement de la cage, mais de tout ce qui la rappelle. Il lui faut le grand large, l’infini. »
© Laurent Scheegans
La metteuse en scène de ce texte pluriel nous offre un paysage étonnant et perspicace de l’univers psychiatrique. Le théâtre dans le théâtre, a aussi sa place, clin d’oeil complice et dionysiaque à la folie : «On a dit qu’on ne pleurait pas trop dans le spectacle. » « Oui,Johanna « Ça va pas de soi pour toi de ne pas pleurer ! » Isabelle : « Mais il faudrait quand même qu’il y ait un peu de soi dans le spectacle ». Johanna: « Oui, je préfèrerais du:« Ça va pas de soi-même. »
Le mouvement des corps accompagne avec subtilité la force poétique des mots et nous touche de plein fouet. Dialogues ou soliloques résonnent et s’envolent dans l’espace scénique, à l’image des corps tantôt virevoltants, tantôt prostrés. Cette gestuelle, en parfaite harmonie avec les modes d’énonciation, crée dans ce spectacle comme une mise en chorégraphie de la langue. Isabelle Lafon met en lumière la parole de ceux qu’on ne prend pas le temps d’écouter, entendre, toucher, regarder…
Les échanges entre Isabelle et Johanna et/ou, ceux avec Mademoiselle M, nous ouvrent les yeux sur la folie, avec une rare intelligence et une créativité originale, tout en sobriété. «Et puis moi, dit Johanna, je ne sais pas très bien ce que c’est la folie alors…On a voulu faire quelque chose de la folie, mais c’est plutôt la folie qui a voulu faire quelque chose de moi… On va glisser vers quelque chose sans retenir, on va dériver. » Isabelle : « Dériver c’est le bon mot. » Des paroles qui sont comme une invitation à dériver avec elles. L’univers des fous est représenté à la fois avec subjectivité et objectivité et la puissance de la pièce se révèle, entre autres, dans l’empathie du public envers ces personnages et leurs situations, remarquablement joués par Isabelle Lafon et Johanna Korthals.
La poésie du texte captive le public ; impressionné et attentif, il entre en correspondance avec ceux qui ont eux-même part à ce monde hors du monde. Ou à celui de l’enfance, paradis perdu et merveilleusement évoqué au début par Isabelle : « Quand j’étais petite mon grand père me racontait des histoires et elles commençaient toujours de la même façon « c’était une soirée à la beauté bouleversante, et dans la forêt il faisait noir, noir, noir (…) ». » Le dionysiaque, composant de la théâtralité, se manifeste ici avec grâce, cruauté et/ou humour… Les voix, personnages et contextes ont parfois tendance à se fragmenter ou à s’entremêler et à se fondre les uns dans les autres ou encore à s’exclure. Mais cette dramaturgie renforce l’atmosphère onirique et ce mélange entre hallucination et réalité, fantasmes et désirs.
L’ingéniosité d’une mise en scène dénudée, et le jeu de lumières entre le sombre et le clair, donnent une respiration à l’écriture dense de la pièce et créent une tension exceptionnelle. Isabelle Lafon rend subtilement perceptibles le vide incommensurable, l’angoisse et les rêves, les espoirs et déchirements des malades exprimés ici par l’oralité et le corps, avec une sensibilité à fleur de peau et une lucidité suffocante.
Je pars sans moi nous rend proches de la folie mais à la fois, avec pudeur et sans détour. Le jeu, tout en retenue ou passionné, organique et sensuel nous donne l’accès au mystère de cet état mental, comme l’exprime si bien Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour, (1972) : «C’est comme l’intelligence, la folie, tu sais. On ne peut pas l’expliquer. (…) Elle vous arrive dessus, elle vous remplit et alors on la comprend. Mais, quand elle vous quitte, on ne peut plus la comprendre du tout. »
Une écriture délicate et personnelle mais avisée, évitant toute caricature et pathos traverse la pièce. Ici, la folie nous émeut dans notre rapport au monde, sans abandonner son secret, sa force et sa liberté. La parole poétique de Johanna, résonne et couvre la folie d’un habit de lumière noire et or : « (…) Qu’es-ce c’est la Constellation ? C’est un truc sur lequel on peut s’appuyer pour se diriger dans son existence. » Dans ce récit à la fois théâtral et documentaire, les autrices nous laissent percevoir comment l’aliénation interroge notre lien à l’autre, qu’il soit social ou plus intime. La pièce nous éloigne de la peur du chaos, et de la crainte du différent.
En revanche, nous révoltent certains traitements apportés aux souffrances psychiques et à la solitude de ces hommes et femmes de tout âge, comme le révèle les écrits de Mademoiselle M. « Elle ne comprend pas ses chaussons de lisière verts et bleus ; elle ne comprend pas les blouses bleues. Elle ne comprend pas l’absence des couteaux à table, elle ne comprend pas l’odeur du pipi, elle ne comprend pas les hurlements, le même bol pour entrée, plat et dessert et les draps changés une fois par mois »
Cette situation terrible a évolué mais les maladies mentales et leurs lots de souffrance restent en 2023 un domaine tabou qui effraye encore et toujours la société française. Sans parler du manque de moyens et de structures adaptées…Mais pour le public au coeur renversé par la beauté de l’écriture et du jeu, la folie a quitté son visage terrifiant. « Je pars sans moi Tu n’as qu’à m’attendre là-bas.» Ces vers de Yanis (huit ans), écrits dans un atelier d’écriture à l’hôpital de jour, publiés dans Le livre de Yanis, Livre de rencontre dans les écritures avec Patrick Laupin, aux éditions La Rumeur libre, signent magnifiquement la fin du spectacle.
Elisabeth Naud
Spectacle vu le 10 février, au Théâtre National de la Colline,15 rue Malte Brun, Paris (XX ème). T. : 01 44 62 52 52.