Nagasaki, d’après le roman d’Eric Faye, adaptation et mise en scène d’Olivier Cruveiller

Nagasaki, d’après le roman d’Eric Faye, adaptation et mise en scène d’Olivier Cruveiller

Quelque chose cloche dans l’appartement de monsieur Shimura, modeste employé du service de météorologie à Nagasaki. Célibataire maniaque, à l’existence réglée comme du papier à musique, il constate la disparition de certains aliments. Qui a bu la moitié de son jus de fruit? Qui a subtilisé ses yaourts? Porte et fenêtre closes et aucune trace d’effraction. Jusqu’au jour où il installe une caméra pour espionner son domicile depuis le bureau…
Une intruse s’est glissée chez lui. Comment? La police, alertée, fera la clarté. Chômeuse de longue durée et sans domicile, cette inconnue se cache depuis plus d’un an dans un placard et prend possession des lieux, une fois leur propriétaire parti au travail.

© Eva Gardenne

© Eva Gardenne

De ce fait divers paru dans la presse japonais, Erik Faye a tiré un roman délicat qui lui a valut le prix de l’Académie française en 2010. Du Pays du soleil levant qu’il  a parcouru et dont  il a publié des récits de voyage, il emprunte le style dépouillé pour évoquer ces personnages ordinaires. Ces vies minuscules, faites de solitude, que le hasard met en présence, sans qu’elles se rencontrent vraiment.

Au récit de Shimura, déstabilisé par cette affaire, succède celui de son « intruse » comme il la nomme: des déménagements successifs ont marqué la vie de cette femme comme autant d’arrachements. La maison de Shimura -où elle vécut jadis et dont elle avait conservé la clef- est son ultime refuge. Mais elle en sera une fois de plus délogée et sera mise quelques mois en prison. Sans le rencontrer, elle a pénétré dans l’intimité de son hôte malgré lui, en explorant les recoins de la demeure… Rien chez lui ne l’attire particulièrement, sinon le vide, la solitude et la banalité qu’ils ont en partage.

Olivier Cruveiller incarne un Monsieur tout le monde plutôt sympathique qui fait part de son trouble au public, ici pris à témoin. Le récit de la femme est plus retenu, introspectif… Natalie Akoun ( Elle, plus âgée) raconte comment elle en est arrivée là, sur le mode du « je », et relayée dans son histoire par Nina Cruveiller (Elle jeune) à la troisième personne du singulier. Un dialogue à deux voix, entre le présent chaotique de la femme mûre et l’évocation par la plus jeune, d’un passé fracturé: enfance bouleversée par la destruction de la maison familiale, ralliement au groupuscule radical de l’armée rouge, petits boulots, licenciements…

La force du spectacle est bien aussi dans la simplicité et la densité du texte. Eric Faye, sans effet de plume, nous plonge dans une douce mélancolie soulignée par le violon et le bandonéon de Laurent Valéro. Deux châssis mobiles tendus de tissu figurent les lieux du récit et, selon les éclairages, présentent les personnages en ombres chinoises. Images fugaces de ces êtres de solitude, rendus invisibles par une société sans pitié et dont le passage sur terre ne laissera aucune trace. Des ombres qui planent sur l’anéantissement nucléaire par les Etats-Unis, d’Hiroshima et Nagasaki, évoqué ici en filigrane.

La mise en scène, par des jeux d’ombre et lumière rend avec justesse l’atmosphère en demi-teinte du roman et nous incite à lire cet auteur dont les titres des romans font écho aux thématiques de Nagasaki comme L’Homme sans empreintes, Le Général Solitude, Le Syndicat des pauvres types

Mireille Davidovici

Jusqu’au 8 avril, au100, 100 rue de Charenton, Paris (Xll ème).

Nagasaki est publié chez Stock.

 


Archive pour 1 avril, 2023

Je pars sans moi d’Isabelle Lafon et Johanna Korthals, mise en scène d’Isabelle Lafon

Notre amie Elisabeth Naud,  après un grave accident en février qui l’avait empêché d’écrire pendant  les mois de février et mars, nous a remis aujourd’hui ce texte sur Je pars sans moi, un spectacle qui l’avait beaucoup touchée ..

Ph. du V.

Je pars sans moi d’Isabelle Lafon et Johanna Korthals, mise en scène d’Isabelle Lafon

Une pièce interprétée par un duo féminin : Isabelle Lafon, en jupe évasée grise et ample corsage blanc, pied nus et par Johanna Korthals habillée comme un homme, pantalon à bretelles, chemise claire et chaussures. Dans l’obscurité, une musique originale au rythme mélancolique, ouvre le spectacle. Puis, en silence Johanna, suivie d’Isabelle, s’avance lentement par l’entrée du public.  Les deux femmes, l’une à côté de l’autre, s’arrêtent au seuil des premiers rangs. 

Sur le plateau nu, seule une porte blanche comme un objet singulier, et un tabouret. Johanna : «Qu’est-ce qu’elle fait là, cette porte? Elle m’a fait peur, c’est comme une présence. (…) On dirait un peu une dent toute seule dans une mâchoire et ça me fait de la peine, on la voit beaucoup. »Lieu indéfinissable et atmosphère étrange, en suspens…
Le public, un peu désarçonné, devient soudainement très attentif à l’écoute des premiers mots d’Isabelle: «Je suis émue.» Belle entrée en matière, pour cette pièce sur la folie. Large question : On ne sait où elle commence et si, un jour ou l’autre de notre existence, elle ne viendra pas nous saisir. Pour un moment ou à jamais. Isabelle Lafon et Johanna Korthals, peut-on lire dans le programme «tissent le fil de nos folies singulières, de nos voix intérieures, pour tenter d’approcher ces moments de désarrois mentaux, plus ou moins aigus, plus ou moins longs, susceptibles de tous nous concerner » 

Pour écrire ce texte, ces autrices et comédiennes ont rencontré des enfants et adultes hospitalisés, et des psychiatres. Elles ont complété ce travail sur le terrain avec des lectures d’ouvrages de ceux qui ont bouleversé la discipline, comme Gaétan de Clérambault, Fernand Deligny, François Tosquelles, Jean Oury fondateur et directeur de la célèbre clinique de La Borde… Et par des recherches à partir de documents historiques, médicaux et juridiques des XIX ème et XX ème siècles. Comme le déclarera Johanna: «Il faut rappeler que 40.000 internés sur 70.000, sont morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français pendant la seconde guerre mondiale.»
Mais elles se sont aussi inspirées du vécu et de témoignages, comme les écrits bouleversants de Mademoiselle L. au XIXème siècle, dans Impressions d’une hallucinée, (revue l’Encéphale, rubrique du docteur Emmanuel Régis, Les aliénés peints par eux-même, Paris 1982) : «Mais,
 elle a quelque part dans ses malles, un commencement d’œuvre destinée à faire merveille dans le monde. Seulement, pour l’achever, cette œuvre, la liberté hors de Sainte-Anne est absolument indispensable. L’auteure en question a horreur, non seulement de la cage, mais de tout ce qui la rappelle. Il lui faut le grand large, l’infini. »

© Laurent Scheegans

© Laurent Scheegans

La metteuse en scène de ce texte pluriel nous offre un paysage étonnant et perspicace de l’univers psychiatrique. Le théâtre dans le théâtre, a aussi sa place, clin d’oeil complice et dionysiaque à la folie :  «On a dit qu’on ne pleurait pas trop dans le spectacle. » « Oui,Johanna « Ça va pas de soi pour toi de ne pas pleurer ! » Isabelle :  « Mais il faudrait quand même qu’il y ait un peu de soi dans le spectacle ». Johanna: « Oui, je préfèrerais du:« Ça va pas de soi-même. »
Le mouvement des corps accompagne avec subtilité la force poétique des mots et nous touche de plein fouet. Dialogues ou soliloques résonnent et s’envolent dans l’espace scénique, à l’image des corps tantôt virevoltants, tantôt prostrés. Cette gestuelle, en parfaite harmonie avec les modes d’énonciation, crée dans ce spectacle comme une mise en  chorégraphie de la langue. Isabelle Lafon met en lumière la parole de ceux qu’on ne prend pas le temps d’écouter, entendre, toucher, regarder…

Les échanges entre Isabelle et Johanna et/ou, ceux avec Mademoiselle M, nous ouvrent les yeux sur la folie, avec une rare intelligence et une créativité originale, tout en sobriété. «Et puis moi, dit Johanna, je ne sais pas très bien ce que c’est la folie alors…On a voulu faire quelque chose de la folie, mais c’est plutôt la folie qui a voulu faire quelque chose de moi… On va glisser vers quelque chose sans retenir, on va dériver. » Isabelle : «  Dériver c’est le bon mot. » Des paroles qui sont comme une invitation à dériver avec elles. L’univers des  fous  est représenté à la fois avec subjectivité et objectivité et la puissance de la pièce se révèle, entre autres, dans l’empathie du public envers ces personnages et leurs situations, remarquablement joués par Isabelle Lafon et Johanna Korthals.

La poésie du texte captive le public ; impressionné et attentif, il entre en correspondance avec ceux qui ont eux-même part à ce monde hors du monde. Ou à celui de l’enfance, paradis perdu et merveilleusement évoqué au début par Isabelle : « Quand j’étais petite mon grand père me racontait des histoires et elles commençaient toujours de la même façon « c’était une soirée à la beauté bouleversante, et dans la forêt il faisait noir, noir, noir (…) ».  » Le dionysiaque, composant de la théâtralité, se manifeste ici avec grâce, cruauté et/ou humour… Les voix, personnages et contextes ont parfois tendance à se fragmenter ou à s’entremêler et à se fondre les uns dans les autres ou encore à s’exclure. Mais cette dramaturgie renforce l’atmosphère onirique et ce mélange entre hallucination et réalité, fantasmes et désirs. 

L’ingéniosité d’une mise en scène dénudée, et le jeu de lumières entre le sombre et le clair,   donnent une respiration à l’écriture dense de la pièce et créent une tension exceptionnelle. Isabelle Lafon rend subtilement perceptibles le vide incommensurable, l’angoisse et les rêves, les espoirs et déchirements des malades exprimés ici par l’oralité et le corps, avec une sensibilité à fleur de peau et une lucidité suffocante.
Je pars sans moi nous rend proches de la folie mais à la fois, avec pudeur et sans détour. Le jeu, tout en retenue ou passionné, organique et sensuel nous donne l’accès au mystère de cet état mental, comme l’exprime si bien Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour, (1972) : «C’est comme l’intelligence, la folie, tu sais. On ne peut pas l’expliquer. (…) Elle vous arrive dessus, elle vous remplit et alors on la comprend. Mais, quand elle vous quitte, on ne peut plus la comprendre du tout. » 

Une écriture délicate et personnelle mais avisée, évitant toute caricature et pathos traverse la pièce. Ici, la folie nous émeut dans notre rapport au monde, sans abandonner son secret, sa force et sa liberté. La parole poétique de Johanna, résonne et couvre la folie d’un habit de lumière noire et or : « (…) Qu’es-ce c’est la Constellation ? C’est un truc sur lequel on peut s’appuyer pour se diriger dans son existence. » Dans ce récit à la fois théâtral et documentaire, les autrices nous laissent percevoir comment l’aliénation interroge notre lien à l’autre, qu’il soit social ou plus intime. La pièce nous éloigne de la peur du chaos, et de la crainte du différent.
En revanche, nous révoltent certains traitements apportés aux souffrances psychiques et à la solitude de ces hommes et femmes de tout âge, comme le révèle les écrits de Mademoiselle M. « Elle ne comprend pas ses chaussons de lisière verts et bleus ; elle ne comprend pas les blouses bleues. Elle ne comprend pas l’absence des couteaux à table, elle ne comprend pas l’odeur du pipi, elle ne comprend pas les hurlements, le même bol pour entrée, plat et dessert et les draps changés une fois par mois »

Cette situation terrible a évolué mais les maladies mentales et leurs lots de souffrance restent en 2023 un domaine tabou qui effraye encore et toujours la société française. Sans parler du manque de moyens et de structures adaptées…Mais pour le public au coeur renversé par la beauté de l’écriture et du jeu, la folie a quitté son visage terrifiant. « Je pars sans moi  Tu n’as qu’à m’attendre là-bas.» Ces vers de Yanis (huit ans), écrits dans un atelier d’écriture à l’hôpital de jour, publiés dans Le livre de Yanis, Livre de rencontre dans les écritures avec Patrick Laupin, aux éditions La Rumeur libre,  signent magnifiquement la fin du spectacle. 

Elisabeth Naud 

Spectacle vu le 10 février, au Théâtre National de la Colline,15 rue Malte Brun, Paris (XX ème). T. : 01 44 62 52 52.

From In, chorégraphie de Xie Xin

From In, chorégraphie de Xie Xin

Le Xiexin Dance Theatre  est l’une des premières compagnies chinoises à revenir en France depuis la pandémie de covid, pour présenter un classique de son répertoire, voué à de belles tournées, vu la remarquable qualité de ses neuf danseurs aux gestes précis et qui occupent au mieux ce grand plateau. Dans des solos, duos et mouvements de groupe à la belle fluidité, les artistes créent des figures éphémères, mises en valeur par les lumières rasantes de Gao Kie. En costume en lin gris pâle unisexe, ils créent d’étonnantes calligraphies.

© J. Couturier

© J. Couturier

Cette pièce de soixante-cinq minutes avait déjà  été présentée au festival Paris l’été en 2019. Xie Xin  a dansé interprète avec la compagnie de danse moderne de Guangdong, au Shangai Dance Theatre   au Beijing Tao Dance Theatre au Beijing Dance LDTX. Elle a aussi été l’interprète de Sidi Larbi Cherkaoui. Ses œuvres chorégraphiques ont remporté de nombreux prix en Chine et à l’étranger.
Xie Xin a créé ce spectacle avant de revenir en Chine. Fondatrice du Xiexin Dance Theatre en 2014, elle va à l’invitation d’Aurélie Dupont, créer une œuvre pour l’Opéra de Paris en septembre prochain. Elle sera associée à  Crystal Pite qui reprend The Seasons’canon, (voir le Théâtre du Blog) et à Marion Morin avec The last Call.

En France, l’arrivée de cette artiste émergente et de sa compagnie n’a pas été simple à organiser, et cet échange culturel avec la Chine a pu avoir lieu grâce à la ténacité de l’agence artistique Delta Danse. Une belle surprise, à une époque où les chorégraphes, le plus souvent pour des raisons budgétaires, ont tendance à créer solos et performances…

Jean Couturier

Spectacle vu le 28 mars à L’Avant-Seine, Théâtre de Colombes, 88 rue Saint-Denis, Colombes (Hauts de Seine).

Jusqu’au 2 avril, Scène Nationale des Gémeaux, Sceaux (Hauts-de-Seine). T. : 01 46 61 36 67.

Naître ou devenir artiste d’Axel Alvarez, mise en scène de Pascale George-Le Floch

Naître ou devenir artiste d’Axel Alvarez, mise en scène de Pascale George-Le Floch

Un solo exceptionnel joué, chanté et dansé par son auteur qui offre au public une joie communicative. Et cela fait du bien en ces temps incertains. Il nous raconte sa jeunesse, quand, mu par un seul désir : danser coûte que coûte, il se forme d’abord à l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris, puis au Conservatoire national supérieur de musique et danse, et enfin au Royal Ballet School à Londres.  Ensuite Axel Alvarez se produira jusqu’en 2015, aux Opéras de Paris, Bordeaux, Rome et au Royal Albert Hall.

J. Benhamou

©J. Benhamou

Puis il joue dans la comédie musicale Cats au Théâtre Mogador et récemment dans Les Producteurs, au Théâtre de Paris où il présente ce solo-confession artistique. «Je danse avec la sensation de voler et d’être libre », dit-il. Une sensation qui allait être vite freinée par la dureté de l’enseignement classique des prestigieuses écoles! « Vous devez passer du mot douleur, au mot progrès. » (… ) « Penses-tu faire autre chose que de la danse ? »
Il souligne la nécessaire uniformité imposée à tous ces enfants, le manque d’empathie des professeurs et des camarades. La puberté et les changements corporels sont passés sous silence et on doit surtout ne pas être différent mais ressembler au morpho-type exigé. Mais cela, semble-t-il, a changé!

Avec une voix exceptionnelle, Axel Alvarez électrise la salle quand il interprète Non, je ne regrette rien d’Edith Piaf. Il est allé de la danse classique, à la comédie musicale mais  ce solo dansé et chanté, remarquable de fraîcheur et de vérité est une belle découverte…

Jean Couturier.

Spectacle vu le 27 mars au Théâtre de Paris, 15 rue Blanche, Paris (IX ème). T. : 01 86 47 72 49.

Créanciers d’August Strindberg, adaptation et mise en scène de Philippe Calvario

Créanciers d’August Strindberg, adaptation de  Philippe Calvario et et Marlène Da Rocha, mise en scène de  Philippe Calvario

Al et Gus, des amis se retrouvent… Amis ? Qu’y a-t-il entre eux, sinon un énorme point d’interrogation: l’épouse d’Al, ex-épouse de Gus… Une histoire de rivalité et de vengeance. Strindberg croit-il sincèrement au «combat des cerveaux», à la vampirisation du Moi par l’Autre, le plus autre qui soit: la Femme ?
Femme fatale, débilitante, elle aspirerait la substance de l’homme pour s’en constituer et le laisserait comme une peau vide… Pas sûr. Des mots que le dramaturge met dans la bouche de Gus, venu harceler et manipuler Al, le mari heureux de Tekla, son ex-épouse. Il profite de son moment de doute professionnel et artistique, pour tuer son bonheur et l’anéantir, en  faisant douter Al de la fidélité de sa femme, et peut-être la récupérer pour la dominer.

© Pascal Gély

© Pascal Gély

Gus n’est pas l’unique porte-parole de Strindberg dans cette pièce dialectique. Tout se joue à trois couples : l’un surprenant, constitué par ces deux maris mais Gus a l’avantage de savoir ce qu’ignore Al: qu’il est son ex-mari) Un autre couple: le mari et son épouse dont le bonheur et l’amour sont mis à sac par les propos infects de Gus, et enfin l’ancien couple dont Gus tente de tirer bénéfice.
Mais Strindberg ne savait pas ce que l’adaptation de Philippe Calvario et Marlène Da Rocha  comme le choix de la comédienne mettent en évidence: le grand auteur était en avance sur son temps.  Finalement les «créances» des deux hommes sur Tekla seront sans valeur. Elle a conquis, grâce à eux ou pas, son indépendance et elle n’a rien à leur rendre mais pourra vivre sa vie. Gus est exactement dans la situation d’abandon qui conduit un homme à la violence et au féminicide («j’ai des droits sur cette femme, elle m’appartient et si elle m’échappe, je préfère la détruire »).
Cette adaptation et cette mise en scène ne tirent pas la pièce vers l’actualité : elles y est déjà inscrites. Et le beau personnage de Tekla, bien écrit, nous fait comprendre que, malgré sa réputation méritée de grand misogyne et sa peur d’être vampirisé, Strindberg aime beaucoup et comprend les femmes.

Une pièce qui captive le public jusqu’à la dernière minute. D’abord, sous forme de comédie : on va vite comprendre que le visiteur qui souhaite «guérir» Al, de ses illusions matrimoniales, est  l’ex-mari frustré. Insinuations et coups bas contre son «ami » sont cruels et déguisés en conseils de «médecin de l’âme». On rit de ce Iago en complet veston, comme de la naïveté (provisoire) de son partenaire.
La suite est moins drôle: le manipulateur a empoisonné l’esprit d’Al qui n’ose avouer à sa femme, d’où lui vient cette humeur morose… Elle tient bon, mais… après une trêve entre Tekla et Gus qu’il prend pour une victoire, la pièce finit dans un drame très noir que Philippe Calvario a eu le bon goût de clore très vite.

Au Théâtre de l‘Épée de bois, la belle salle en bois offre son décor au fameux vestibule des tragédies classiques, comme à un appartement bourgeois. Bertrand Couderc y a réglé des lumières lyriques, mises au service d’acteurs exemplaires. Ils osent jouer à voix nue, engagés, subtils et puissants : Julie Debazac et Philippe Calvario lui-même, victime jetée aux griffes de son prédateur: Benjamin est un Baroche impressionnant, perché sur sa chaise en oiseau de proie, qui attend le moment pour frapper à coup sûr).

Etroitement impliquée dans cet exercice de cruauté, se pose la question de l’art. Un metteur en scène (peintre dans la version originale) en panne d’inspiration et dépassé par le succès de sa femme, une écrivaine à l’origine, devenue une actrice très demandée et qui ne dépend plus de lui, et un acteur célèbre mais insatisfait : comment garder ses forces créatives ?
L’art serait-il dévoré par l’amour et le désir? Seule Tekla semblait avoir réussi la synthèse entre art et amour. Mais Créanciers est pour Strindberg, une autofiction de ses angoisses d’homme et d’écrivain: il se posait lui-même la question de son art et d’un sentiment d’impuissance, alors qu’il était dans une période très féconde. Cette adaptation fidèle et forte de Créanciers a été jouée quelques jours en mars mais sera reprise au Théâtre de l’Epée de Bois cet automne. Ne la manquez pas.

Christine Friedel

Spectacle vu le 4 mars au Théâtre de l’Epée de Bois, Cartoucherie de Vincennes.

Les Ailes du désir, chorégraphie de Bruno Bouché, avec le Ballet de l’Opéra du Rhin

 

Les Ailes du désir, chorégraphie de Bruno Bouché, avec le Ballet de l’Opéra du Rhin

Pour sa première grande forme chorégraphique, le directeur artistique a réuni les danseurs pour une vaste fresque en deux actes, à partir du film-culte de Wim Wenders, Les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin: Le Ciel au-dessus de Berlin) réalisé en 1987 quand un mur séparait encore la ville en deux. Damiel, un ange descendu sur terre pour l’amour d’une mortelle,  est fasciné par la grâce de Marion, une jeune trapéziste, et va se couper les ailes et goûter à l’existence humaine et au plaisir des sens. Aidé par Peter Falk, dans son propre rôle d’acteur hollywoodien en tournage à Berlin. «Il y a, dit Bruno Bouché, une force poétique à laquelle la danse peut offrir une énergie et une vibration: le souffle, la suspension, l’élan, la chute.» Dans la première partie, la chorégraphie essaye vainement de coller à la trame narrative du film. Plus libre, moins théâtral, le second acte s’engouffre dans la bouffée d’air laissée par le : «à suivre » qui clôt le film de Wim Wenders.

Deux anges veillent sur le théâtre et dans la pénombre, les projecteurs saisissent au poulailler et au balcon, la silhouette mythique de Damiel, en manteau gris (Bruno Ganz dans le film)… et son ami l’ange Cassiel… Aux premiers rangs du parterre, debout, une petite fille leur sourit. Puis le rideau s’ouvre sur le plateau dominé par des cubes noirs mobiles : en fond de scène, un plan de la ville, barré d’un tube fluo blanc. Dans cette grisaille, Damiel (Marwik Schmitt ou Ryo Shimizu) et Cassiel (Alain Trividic) observent une foule pressée : le corps de ballet défilant en costumes colorés : seul moment bigarré dans les tenues noir et blanc signées  Thibaud Welchlin.

©x

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Rôde un homme en imperméable mastic (Marin Delavaud)… Mais qui n’a pas vu le film  reconnaîtra-t-il  Peter Falk, une sorte d’intermédiaire entre les invisibles et les humains ? Et  verra-t-il que le personnage errant avec un livre, est Homère? Mais qu’importe le fil narratif.  la cohorte des anges se déploie en vastes mouvements et sauts, sur Lemminkäinen Suite de Jean Sibelius. Témoins muets d’une humanité perdue qui danse sur LaValse triste du compositeur, ou qui se regroupe autour d’un avatar de Nick Cave, chantant Silence is sexy du groupe underground berlinois Einstürzende Neubaten.

«Nul ne chante plus purement, que ceux qui sont au fond de l’enfer », écrit Franz Kafka. Cette pureté apparait avec Marion (Julia Weiss ou Dongting Xing). Naîtra entre elle et l’Ange, un pas de deux fluide et lumineux… « Etre aimé ,c’est se consumer dans la flamme, aimer, c’est rayonner d’un lumière inépuisable », écrit Rainer Maria Rilke. Entre ces scènes intimes, les danseurs prennent possession de l‘espace, débordant d’énergie. Et la pièce hésite encore entre théâtre et danse narrative.

Après l’entracte, huit danseurs suspendus à des filins sortiront de longs manteaux gris pour atterrir, et pendant une heure, le ballet défiera les lois de la gravité terrestre en d’impressionnants chassés-croisés. La clarté une fois retrouvée après la lourde atmosphère du premier acte, se succèdent pas de deux tourbillonnants et portés éblouissants. Vitesse et virtuosité…

Bruno Bouché allie grammaire classique et contemporaine et met en valeur le technique imparable de ses interprètes: «Je souhaite qu’on ne se pose plus la question de savoir si ce que l’on voit est un langage classique.» Même souci pour la bande-son réalisée avec la compositrice Jamie Man, à partir de musiques de Jean Sibelius, Olivier Messiaen, John Adams, Steve Reich et de l’émouvant Nun Komm, der Heiden Land et d’Il Siciliano de Jean-Sébastien Bach, interprétés ici au piano par Bruno Anguerra Garcia.
Retentit au final, comme un hymne joyeux à la vie, Hope there’s someone du groupe folk américain Antony and the Johnsons: «Hope there’s someone Who’ll take care of me/When I die, will I go.» 

Dans l’ensemble, nous sommes restés sur notre faim, mais, emporté par tant de vigeur, le public a offert aux artistes une longue et chaleureuse ovation debout.

Mireille Davidovici

Jusqu’au 1er avril, Théâtre du Châtelet, Place du Châtelet, Paris (I er). T. : 01 40 28 28 28.

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