Au cinéma comme au théâtre, un navet est-il le fait des amateurs ou des professionnels?
Au cinéma comme au théâtre, un navet est-il le fait des amateurs ou des professionnels?
Navet: mot pour désigner un film qui a manqué sa cible mais qui, aujourd’hui, est tombé un peu en désuétude. Les critiques l’emploient rarement et seuls, les spectateurs ayant connu l’âge d’or du cinéma français, ont recours à ce terme péjoratif pour exprimer le sentiment d’avoir été trompés sur la marchandise. Non pour se livrer à une comparaison avec les œuvres du passé: les navets se distinguent aisément des chefs-d’œuvre entrés dans l’histoire. Le mot, au sens figuré, a disparu du vocabulaire courant, mais, bien sûr, pas son contenu…
Mon Crime de François Ozon, une œuvre somme toute honorable mais en rien passionnante, a pourtant fait l’objet de louanges chez les critiques. Et dans une salle de quartier, ce film tient l’affiche depuis quelque temps et fait salle comble. Nous avons donc pris le risque de perdre deux heures et huit euros cinquante… L’appréciation d’une œuvre d’art est subjective mais il y a quand même quelques critères.
Pour en revenir au mot navet, il est surtout resté attaché au cinéma, un art industriel et signifie donc avant tout un échec commercial comme souvent et surtout à Hollywood.
Il ne faut pourtant pas limiter son usage à de grandes productions qui auraient échoué et « navet » peut s’appliquer à un film à budget modeste et éventuellement, à ce décevant Mon Crime et on peut s’étonner que de bons acteurs y aient joué. Cela nous fait réfléchir sur le caractère amateur, ou professionnel d’un film ou d’une mise en scène de théâtre… Est-il le fruit d’un manque de métier et/ou d’une réalisation hâtive dont les lacunes apparaissent à vue d’œil ? Non et il se caractérise plutôt par l’ambition de réaliser, sinon un chef-d’œuvre, du moins un film estimable. Mais quand cette ambition tombe à plat, cela rend encore plus évidente sa qualité de navet…
Mais pourquoi d’illustres critiques n’ont-ils pas tari d’éloges devant ce Mon Crime qui semble réunir pour eux tous les atouts: avec Fabrice Luchini, André Dussolier, Daniel Prévost ou Dany Boon. Isabelle Huppert est la seule à tirer son épingle du jeu, dans le rôle d’une ancienne star du cinéma muet qui brûle de rejouer. Mais elle a aussi été victime, semble-t-il, d’une direction d’acteurs bancale.
Les deux rôles principaux ont été confiés à de jeunes comédiennes dont le nom n’a pas le même prestige, que ceux de leurs aînés, ce qui était plutôt un avantage. Mais leur fraîcheur est impuissante à masquer le racolage auquel se livre le réalisateur pour susciter l’intérêt du public. Tout se passe comme si François Ozon avait été incapable de mettre davantage en valeur le scénario….
Dans la salle, personne n’a réagi aux situations et dialogues calculés pour avoir un effet comique. Et s’il ne se produit pas, la légèreté se transforme alors en lourdeur et l’ennui s’installe. Bref, n’est pas Eugène Labiche ou Georges Feydeau qui veut. Et quand un réalisateur de cinéma ou un metteur en scène de théâtre cherche à tout prix à produire des effets, on sort du domaine de l’art, pour entrer dans celui de la publicité qui aujourd’hui, substitue une valeur fictive à la valeur réelle. En vidant la forme de son contenu et en étant prétexte à la création, une œuvre ne fait plus alors sens dans la coïncidence entre l’être et le faire.
La fin ne détermine plus seulement les moyens mais se confond avec eux et les consommateurs semblent avoir la berlue devant un produit tout fait. Quand on entreprend de créer un spectacle de théâtre ou de réaliser un film, en visant un objet extérieur, on se déplace dans une autre sphère que celui de l’acte même de la création, lié au plaisir.
Résultat : non plus qualitatif, intellectuel, artistique, spirituel mais quantitatif et relevant du commercial. Un jeu de dupes s’installe quand on prétend vouloir faire plaisir aux autres, alors qu’on vise un autre but, que la communion entre un créateur et le public. Le navet a toute sa place dans une œuvre qui n’est pas le fait d’amateurs, mais bien de professionnels, c’est à dire fondée sur le métier et sur un acquis obtenu dans les écoles.
A l’Inkhouk, Institut de Culture artistique fondé en 1920 à Moscou, les constructivistes discutaient les mérites respectifs du métier et de l’invention. Pour eux, l’un ne pouvait aller sans l’autre le métier est menacé par l’académisme mais un artiste, dont l’invention est livrée à elle-même, se trouve dans l’incapacité de créer une œuvre aboutie. L’invention est souvent revendiquée par les artistes contre l’académisme, dans la mesure où ils privilégient l’originalité, la nouveauté d’une création ouverte sur l’avenir et non figée dans le passé. Une approche critique du professionnalisme est souvent favorable à l’amateurisme mais il est trop entaché, en français langue, de connotations négatives pour être retenu comme une possible voie de salut pour une création individuelle. En fait, nous aurions besoin d’un sens beaucoup plus large, quand on veut parler de ceux qui cherchent, eux, dans l’art, une nourriture offrant un sens à leur vie.
On est amateur avant d’être créateur… Première condition pour se vouer à un art quel qu’il soit : l’aimer et y prendre goût . C’est un premier pas pour s’initier aux méthodes et à une grammaire : Bref, tout ce qui fait le «métier». Et, avant d’être cinéaste, il faut d’abord être cinéphile. Les réalisateurs de la Nouvelle Vague comme entre autres entre autres : François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Alain Resnais… se sont tous formés à la Cinémathèque française qu’Henri Langlois (1914-1977) avait créée et dirigée. Et en regardant les films, ils ont eu envie d’en réaliser eux-mêmes.
Dans les années vingt, la synthèse des arts dans l’avant-garde russe avait déjà pour but, en arrachant la Culture à son piédestal, «la construction de la vie» pour changer la société. Et elle continue à brûler sous la cendre, chez tous les peuples. Vsevolod Meyerhold (1874-1940) aspirait déjà à faire sortir la représentation théâtrale de sa boîte pour le mettre dans un espace social et vivant. Cette aspiration a fait long feu avec le retour du conservatisme sous le régime de Staline (qui fit exécuter Meyerhold en prison! ) mais était au cœur même d’une révolution avortée.
Au théâtre surtout, ce mot: amateur a pris une résonance beaucoup plus large, quand des groupes se réunissaient pour faire une œuvre collective avec les moyens du bord. L’homme ne vit pas seulement de pain et a besoin de consacrer son temps et son énergie à des activités autres que mercantiles et financières. Et on a vu apparaître des formes de théâtre qui le sortaient de l’institution. En France, comme nous l’a rappelé Philippe du Vignal, l’architecte Edouard Autant fonda en 1919 avec sa femme Louise Lara, ancienne sociétaire de la Comédie-Française, le groupe Art et action , un « laboratoire de théâtre pour l’affirmation et la défense d’œuvres modernes », qu’ils animeront jusqu’en 1939. Puis Jean Vilar (1912-1971), nommé par Jeanne Laurent à la tête du T.N.P., réussira à partir des années cinquante et avec un certain succès à Paris, à Suresnes (Hauts-de-Seine) comme au festival d’Avignon, à créer un théâtre «populaire», donc fait pour le peuple et plus seulement pour une élite. Ensuite France dans les années soixante dix, d’autres metteurs en scène ou animateurs introduiront dans la vie populaire, le théâtre dit de rue, qui au delà de la stricte représentation, transforme souvent les spectateurs en acteurs d’une création où ils oublient leurs différences.
Il s’agit donc de tirer les amateurs, c’est à dire les amoureux d’un « théâtre élitaire pour tous» selon les mots d’Antoine Vitez, de la contemplation vers l’action, de la consommation, vers un échange entre les hommes. En brisant aussi le carcan des catégories socio-professionnelles.
Gérard Conio