Des Caravelles et des batailles, mise en scène d’Éléna Doratiotto et Benoît Piret
Des Caravelles et des batailles, mise en scène d’Éléna Doratiotto et Benoît Piret
Avec fantaisie, humour et poésie, le collectif belge a imaginé un spectacle drôle et attachant en quatre-vingt-dix minutes, librement inspiré du roman La Montagne magique de Thomas Mann mais remis dans un contexte actuel. à l’instar de Hanz Castorp, Andréas débarque après un long voyage en train dans une auberge campagnarde entourée d’un jardin rendu à l’état sauvage au milieu d’une prairie. Il y restera un temps indéfini.
Là, retranchés du monde séjournent des gens dont on ne sait rien et qui se livrent à des activités futiles : tir à l’arc, lancer de pierres depuis le viaduc, excursion au bord du lac, contemplation des étoiles, cuisine ou menues réparations et travaux d’aménagement. On y forge aussi des récits imaginaires, on a des conversations philosophiques et on y croise Gürkan, un énigmatique écrivain qui peine à finir un roman.
« C’est un drôle d’endroit, pas particulièrement bucolique », écrit Andréas à un ami, dans une lettre qu’il n’enverra jamais. «Tout le monde ici est positivement gentil mais tout semble difficile à comprendre.» Déstabilisé par la façon de penser et de vivre qu’ont ses habitants, le nouveau venu s’adaptera à la banalité d’un quotidien sans aspérités. Au point que le monde extérieur s’estompe. « Vous faites quoi dans la vie?», semble être une question saugrenue dans ce lieu où se dessine une utopie joyeuse.
Mais on n’y oublie pas la violence du monde. Andréas la rencontre en arrivant sous forme de quatre grands tableaux d’un peintre anonyme de la Renaissance, ornant les murs de l’entrée. Ce polyptyque représente la bataille de Cajamarca au Pérou en 1532. menés par Francisco Pizzaro cent soixante-huit conquistadors espagnols assoiffés d’or massacrèrent dans une embuscade des milliers d’Incas et capturèrent leur empereur Atahualpa. «Le récit de cette bataille sanglante nous est apparu comme un récit archétypal de la construction de notre Europe moderne, dit Benoît Piret. Nous avons aimé être saisis d’emblée par cette violence constitutive de notre monde.»
Les Incas, pour la petite communauté, représentent un âge d’or, symbolisé par cette fresque monumentale. Leur point de vue peut se résumer par la formule paradoxale qui clôt le roman de Gürkan, enfin terminé : «Gloire aux vaincus.» Car, selon la pièce, les perdants ont des ruses pour survivre et préserver leur culture: ainsi, les Perses, vaincus par les Mongols, avaient tissé des tapis, à l’image de leurs jardins détruits par les envahisseurs.
Le temps semble suspendu dans ce camp retranché et la représentation se distend. Comme Andréas, le public se laisse couler dans un climat lisse et bienveillant mais ne s’ennuie pas. Il pénètre avec le héros, dans une espèce de zone à défendre (Z.A.D.) mentale, où l’on peut poétiser, philosopher, inventer d’autres formes sociales et réécrire l’Histoire dans le bon sens, sans pour autant l’oublier. «Nous avons travaillé à la construction d’un lieu autre, une hétérotopie comme la définit Michel Foucault : un espace concret abritant l’imaginaire et des lieux qui, à l’intérieur d’une société, obéissent à d’autres règles. »
Aucun décor. Avec quelques accessoires, Éléna Doratiotto et Benoît Piret, avec Salin Djaferi, Jules Puibaraud, Gaëtan Lejeune et Anne-Sophie Sterk, donnent matière à ce lieu par la seule force des mots et nous font ainsi voir la bataille de Cajamarca en décrivant avec force détails, ces tableaux qui prennent alors forme et couleur dans notre imaginaire. De même, nous “voyons“ le jardin, sans images ou vidéos à l’appui. Et les personnages se dessinent au fur et à mesure dans un esprit joyeux et polémique, emprunté à la banalyse, un mouvement initié en 1982 par des universitaires rennais : Yves Hélias et Pierre Bazantay. Avec à l’origine, une seule activité : attendre d’éventuels congressistes en gare des Fades, une gare perdue dans le Puy-de-Dôme, « au risque de l’ennui et de perdre son temps par la libre confrontation au banal».
Retrouver cet humour au théâtre fait du bien….
Mireille Davidovici
Jusqu’au 31 avril, Théâtre de la Bastille, 79 rue de la Roquette, Paris (XI ème) T. : 01 43 57 42