Adieu Lucien Attoun
Adieu Lucien Attoun
Il avait quatre-vingt sept ans et cela faisait longtemps que nous ne l’avions pas rencontré au théâtre où il allait très souvent. Nous nous doutions bien qu’il avait des ennuis de santé. La dernière fois, il y a déjà plus d’un an, je lui avais proposé de venir déjeuner. Il avait accepté avec joie mais ensuite, il m’avait appelé et avoué être trop fatigué pour venir…
Nous l’avons connu il y a déjà plus de soixante ans, au Groupe de Théâtre Antique de la Sorbonne et nous avons souvent joué ensemble Les Perses, spectacle mis en scène par Maurice Jacquemont en mai 36 avec un grand succès, puis constamment repris jusqu’en 61. Ce groupe avait été fondé à cette date par Roland Barthes qui jouait le roi Darios dans Les Perses et quelques autres étudiants et était un peu comme une école de théâtre à la Sorbonne avec les Théophiliens dirigé par Gustave Cohen qui jouait des pièces du Moyen-Age et avait encouragé la naissance du G.T.A. où douze autres pièces d’Eschyle, Sophocle, Euripide, Plaute furent ainsi mises en scène jusqu’en 74.
Lucien qui avait vingt ans, devait s’occuper à seize ans, de sa petite sœur après la mort de leur mère. Pas du tout riche comme nous tous, il multipliait les petits boulots. Il y avait déjà chez lui une volonté d’en découdre et une passion du théâtre solidement ancrée, à la fois pour en faire mais aussi pour en discuter. Nous nous étions un peu perdus de vue mais retrouvés une première de 1789, au Théâtre du Soleil dans la mise en scène d’Ariane Mnouchkine (1970). C’était hier…
En 58, Lucien fonda le Cercle international de la jeune critique. Boulimique, il écrit des articles pour la revue Europe, Les Nouvelles Littéraires et Témoignage chrétien. Et à France- Culture, en 67 déjà, avec Claire Jordan, il anime Matinée Spectacles. Mais il s’essaya aussi à la mise en scène pour une compagnie qu’il avait fondée avec Rafael Rodrigues, un jeune artiste péruvien qui faisait aussi partie du Groupe de Théâtre Antique.
Il créa à France-Culture le Nouveau répertoire dramatique radiophonique pour aider les jeunes auteurs vivants et repèra ainsi la première pièce de Bernard-Marie Koltès et fit aussi connaître en France, des auteurs étrangers comme Thomas Bernhard (1931-1989) avec L’Ignorant et le fou. Plus tard, en 1970, il créa Théâtre ouvert, une collection d’ inédits chez Stock et proposa à Jean Vilar (1912-1971) qui dirigeait encore le festival d’Avignon mais qui devait mourir l’année suivante, non des représentations mais ce qu’il appelait des « mises en espace » d’inédits avec tous les risques que cela comportait: peu de répétitions et auteurs inconnus du grand public.
Ce qui n’existait pas du tout à l’époque et ne manquait ni d’ambition, ni de courage. Dans la belle Chapelle des Pénitents Blancs, ces mises en espace eurent très vite un succès mérité… Lucien était aussi lucide et savait que tous les textes n’avaient pas le même niveau que ceux d’un Koltès ou d’un Lagarce… Mais cette expérience correspondait aussi à un nouvel état d’esprit issu de mai 68 pour le public d’Avignon
Jean Vilar lui n’avait jamais vraiment réussi à imposer dans la seconde et petite salle du TN.P., impasse Récamier près du métro Sèvres-Babylone, des auteurs contemporains qui avaient une vision du théâtre plus proche des dialogues de cinéma ou de récits. L’expérience dura d’octobre 59 à mai 61… Il y a avait à l’époque un problème d’identité! Pour le public, T.N.P. signifiait Chaillot et non cette salle qui n’était pas vraiment reconnue comme théâtre…
En fait, Lucien Attoun voulait mettre en place un lieu permanent de création axé sur les auteurs contemporains. Ce qu’il fera avec Théâtre Ouvert, solidement accompagné par son épouse Micheline et ce nouveau lieu très vite connu des Parisiens, bénéficiera ensuite d’une subvention du Ministère de la Culture. Entre temps, les relations avec Paul Puaux qui succéda à Jean Vilar s’étaient détériorées. Lucien et Micheline Attoun quittèrent donc le festival d’Avignon.
Ils trouvèrent un lieu très calme pour accueillir les créations de pièces inédites: il appartenait au Moulin-Rouge, à Pigalle, au bout de la cité Véron, dans une impasse avec maisons et jardins (où avait habité Boris Vian) Une curieuse salle surmontée d’une rotonde pas toujours facile à gérer pour les metteurs en scène, avec une autre plus petite et quelques bureaux. Le succès venant, un comité de lecture fut mis en place et là, furent ainsi jouées des œuvres, entre autres, de Jean-Luc Lagarce, Bernard-Marie Koltès, Eugène Durif, Noëlle Renaude, Michel Vinaver… Puis, quand Alain Crombecque (hélas, mort brutalement en 2009) se vit confier la direction du festival d’Avignon en 85, ils retrouvèrent la chapelle des Pénitents Blancs.
Neuf ans plus tard, sous le règne de Jack Lang, grâce à Robert Abirached, remarquable directeur du théâtre et des spectacles au ministère de la Culture, Théâtre ouvert fut enfin reconnu Centre Dramatique National de création et publiera des pièces dans une collection nommée Tapuscrit.
Une belle victoire obtenue grâce à la ténacité de Micheline et Lucien Attoun. Après des années où ils firent un vrai travail de recherche, ils quittèrent en 2014 cet important vaisseau amiral du théâtre français, maintenant installé avenue Gambetta et dirigé par Caroline Marcilhac avec les autrices et auteurs d’aujourd’hui.
Lucien, infatigable et généreux, avait un jugement sans failles. Il voyait beaucoup de spectacles et visait juste: il savait reconnaître le bien-fondé d’une pièce et les partis-pris d’un metteur en scène. Mais il avait la dent dure et ne faisait aucun cadeau à la médiocrité d’un texte et/ou d’une réalisation. Quand nous discutions ensemble à la sortie d’un théâtre, il m’avait une fois rappelé cette phrase du grand Charles Dullin dans les années trente, que je lui avais citée une fois: «Les critiques ne sont pas assez sévères.» Merci Lucien, pour tout ce que tu auras donné au théâtre contemporain et au public. Nous embrassons très affectueusement Micheline.
Philippe du Vignal
A lire : un livre d’entretiens, Pour un théâtre contemporain d’Antoine de Baecque, Actes Sud (2014).