Festival des langues françaises à Rouen
Festival des langues françaises à Rouen
Le Centre Dramatique National de Normandie-Rouen occupe trois théâtres dans la métropole rouennaise : le Théâtre des Deux-Rives au centre ville, le Théâtre de la Foudre à l’architecture contemporaine à Petit-Quevilly, et L’Espace Marc Sangnier à Mont-Saint-Aignan, dans le quartier étudiant, avec deux salles. Donc une immersion dans plusieurs quartiers. Que Camille Trouvé et Brice Berthoud de la compagnie Les Anges au plafond, aux manettes depuis 2000, veulent prolonger par des événements hors-les-murs. Venus du monde de la marionnette, ils ont récemment créé un remarquable Chien blanc (voir Le Théâtre du blog) et défendent un théâtre transdisciplinaire.
Dans cet esprit, a été conçue cette cinquième édition du festival orientée vers les Caraïbes et organisée par Ronan Chéneau, auteur permanent au C.D.N. Les écritures sont mises en lecture ou en espace dans plusieurs lieux par des comédiens professionnels, des élèves d’une école de théâtre et du Conservatoire de Rouen.
Des propositions offertes gratuitement à un public curieux et venu en nombre. Il est bien indiqué que ce sont «des étapes de travail sur des textes déjà écrits ou en cours de finalisation.» Il faut donc en tenir compte à la réception de ces événements.
Malgré quelques mises en voix un peu approximatives, nous avons apprécié la diversité de ces propositions et des lieux. Plusieurs textes ont émergé pour le plus grand plaisir du public et donnent envie d’aller plus loin dans ces découvertes. Dont la poésie en langue française des signes (L.S.F.).
Poésigne par François Brajou
Cette poésie L.S.F. est une expérience singulière. Dans le plus grand silence, les gestes du jeune écrivain sourd-muet laissent imaginer objets et mouvements. Il commence par un haïku et dessine un rond avec les mains, ses doigts se dressent comme de petits bâtons. On nous traduira : « La pendule/ Tic tac/ Midi pile, l’odeur du temps.» Tout s’éclaire ensuite pour ceux qui ne possèdent pas ce langage… Avec des poèmes plus amples et des gestes plus dramatiques : on devine un cœur déchiré, une chute angoissante. Là où on pensait voir des fleurs qui s’ouvrent, se sont des fruits qui éclatent en graines… C’est très beau et très fort. Riches en métaphores, ces œuvres évoquent états d’âme, sentiments, troubles et accalmies, toujours avec des échappée vers le haut.
Il faut entrer dans ces codes et surtout imaginer cette langue : «Je pense en signes, dit grâce à un traducteur, François Brajou, il n’y a pas de forme écrite. » Pour mémoriser ses poèmes, le jeune homme a recours à la vidéo mais aussi à un système de notation et dessins indiquant les gestes. La poésie «signée» est diffusée et connue depuis peu. L’écrivain a découvert son existence au Festival Voix vives à Sète, en voyant un poète turc la pratiquer. «Cela m’a fait un déclic. Je suis fier de ma langue, j’ai envie de la montrer. » Il s’agit bien en effet d’une expression physique et visuelle : le texte français est la deuxième langue des sourds, et le jeune poète a traduit Charles Baudelaire pour ses semblables. «Pas facile, dit-il, de trouver le visuel et le rythme pour ces textes, ni les rimes. ».
Nous avons été frappés par la densité et le silence de ces moments poétiques qui exigent du spectateur une extrême concentration. »Cette littérature très récente, dit François Brajou, prend plusieurs formes et il y a, à l’instar des jeux de mots, des jeux de signes. Elle peut aussi s’exprimer alphabétiquement, ou combiner les systèmes… »"D’habitude c’est le français qu’on traduit en L.S.F., ici c’est le contraire. », remarque Renan Cheneau qui, avec cette programmation, a voulu mettre en valeur une langue souvent tenue à l’écart.
Port au Prince et sa douce nuit de Gaëlle Bien-Aimé
L’autrice haïtienne était à l’honneur à Rouen, avec deux pièces. Lucie Berelowitsch s’est emparée de ce texte, lauréat du prix R.F.I . Théâtre 2022, pour réaliser une mise en espace avec lumières et bande sonore. Une pièce déjà lue aux Zébrures de printemps à Limoges en mars et au Festival Re.Génération au Théâtre 14 à Paris, en avril.
Dans le huis-clos d’une chambre, par une nuit chaude où la peur règne sur la ville, Zily et Ferah vivent un amour suspendu : elle souhaite quitter Haïti où elle voit son avenir sombrer mais Ferah, lui, refuse de déserter l’hôpital où il travaille. Il la veut belle et sereine; elle se veut libre d’exprimer son désespoir. Elle voudrait avoir un enfant mais lui, refuse de mettre au monde un être sans futur…
Entre volupté et douleur, ce jeune couple déchiré lèche ses plaies et évoque avec amour les rues de Port-au-Prince, troisième personnage de la pièce, où s’attachent d’heureux souvenirs: un amour à la mesure de leur passion charnelle.
Leurs paroles se déversent à flot tendu; leurs corps se cherchent, se trouvent, doutent. Après seulement six jours de répétition, les comédiens arrivent à imposer leur présence et à faire ressentir les potentialités de cette pièce riche en images et sensualité, en particulier Sonia Bonny dont la voix aux multiples nuances fait vibrer le personnage de Zily.
Gaëlle Bien-Aimé a mis beaucoup d’elle dans son héroïne: «Port au Prince, dit-elle, est une ville ou personne ne dort jamais.» Une phrase que l’on retrouve dans la bouche de Zily. Elle a écrit sa pièce en France à un moment où, menacée, elle ne pouvait rentrer en Haïti: «Je voulais écrire une histoire d’amour, il fallait que je me répare.» Elle a Port au Prince chevillée au corps comme les personnages de sa pièce : « On a rendu cette capitale invivable mais elle abrite des âmes qui ont envie de vivre, rire, aimer, faire du théâtre.»
Pour elle, pas question de la quitter: «Aucun ne veut partir dans ce couple et ils se demandent juste s’ils peuvent continuer à vivre comme ça.» Et faire du théâtre dans l’arrière-salle d’un restaurant, quand on entend au loin des fusillades, comme elle l’a récemment vécu, est un acte de résistance. Puisse Port aux Princes et sa douce nuit rencontrer bientôt son public.
J’ai remonté le fleuve d’Ulrich N’Toyo
Soucieux d’une rencontre avec les publics dits “éloignés”, le festival est allé dans plusieurs quartiers de Rouen, pour présenter des œuvres de cet écrivain congolais sous forme de courts épisodes à suivre.. Nous aurions aimé en savoir plus, et surtout mieux entendre ce texte, livré par courts extraits par les élèves du Conservatoire sur une place de Petit-Quevilly. Les enfants et quelques mamans, d’abord accrochés, sont vite dépassés par l’ histoire de ce petit garçon qui va grandir au Congo-Brazzaville dans le chaos de la guerre.
Enfant, puis adolescent, il se révolte contre les seigneurs de la guerre qui, avec leurs armes, ont confisqué ses rêves et ses espoirs. Nous sommes au temps des pionniers, de Pointe-Noire, à Brazzaville et le narrateur-enfant, entouré de nombreux personnages, retrace les heures glorieuses de l’Indépendance, suivies d’années de combat pour la démocratie.
Malheureusement cette représentation ne nous a pas vraiment éclairés sur l’œuvre. Ulrich N’Toyo installé depuis 2007 en France, travaille entre le Congo et la Normandie, où il a fondé en 2011 la Youle Compagnie. Il a participé à plusieurs créations de Dieudonné Niangouna, notamment Banc de Touche et Le Socle des vertiges.
A contre-courant nos larmes d’Emmelyne Octavie
La pièce a reçu plusieurs récompenses : Prix Jeanne Laurent du festival des langues françaises-Journées de Lyon des auteurs de théâtre, Prix du festival Jamais Lu Caraïbe, Prix S.A.C .D. de la dramaturgie francophone 2022.
A en entendre ce texte intense pendant une petite demi-heure, ces honneurs semblent mérités. L’écrivaine guyanaise donne la parole à ceux qu’on n’entend guère, les écoliers de ce département. L’un refuse de chanter La Marseillaise qu’on veut lui apprendre à l’école… autant que les règles de grammaire.
Une camarade le raisonne… Les dialogues tournent autour de l’identité des gens du fleuve et celle des enfants amérindiens qui sont à des heures de pirogue de la ville, à la recherche d’une culture perdue, à contre-courant de celle que l’école de la République leur inculque.
Une élève veut s’y conformer mais une autre refuse, et, pire, il y a celles et ceux qui se suicident: «Anoya, qui a pris la chaise» : on l’a retrouvée pendue dans la classe après la récréation… Ces larmes sont celles des enfants et les chants des natifs qui s’attardent sur le fleuve… Langue poétique mais efficace, radicalement. A lire in extenso.
Mireille Davidovici
Le festival des langues françaises a eu lieu du 2 au 5 mai, à Rouen (Seine-Maritime).
Théâtre des Deux-Rives, 48 rue Louis Ricard, Rouen, Espace Marc-Sangnier, 1 rue Nicolas Poussin, Mont-Saint-Aignan.
Théâtre de la Foudre, rue François Mitterrand, Petit-Quevilly. T.: 02 35 70 22 82.