L’Homme de plein vent de Pierre Meunier, Hervé Pierre et Marguerite Bordat
L’Homme de plein vent de Pierre Meunier, Hervé Pierre et Marguerite Bordat
L’un s’envole, l’autre pas. Et ils continuent à marcher ensemble quelques décennies plus tard. Pierre Meunier et Hervé Pierre (les deux faces d’une même pièce) reprennent chacun la fonction qu’ils on créée ensemble en 1996 puis repris en 2019.
Le professeur Leopold von Fligenstein (Pierre Meunier né de la Volière Dromesko dont on ne vous dira pas tout). C’est une belle histoire du théâtre des années quatre-vingt dix et il faut avoir les vécues pour en comprendre la richesse et les résonances. Les oiseaux sont lourds mais s’envolent pour la plupart, à l’exception justement du marabout des Dromesko : cela donne des idées…
On dira que les comédiens ne sont pas sérieux, et que le désir de voler est un histoire de fous, mais franchement, quand au C.N.R.S., existe un Laboratoire de Gravitation et Cosmologie Relativiste, et un autre de Matériaux Désordonnés et Hétérogènes… Pierre Meunier en a fait le siège avec succès pour en savoir plus sur la gravité. On se demande si la science est bien raisonnable et on finit par croire aux mythes du savant fou. À côté, le théâtre, finalement….
Mais du sérieux, à la gravité, il n’y a qu’un pas. L’Homme de plein vent n’est pas le premier de Pierre Meunier, auteur mais une étape dans sa guerre à la gravité. Une autre fut Le Tas : le suspense le plus tendu qu’on ait vu au théâtre dans les cinquante dernières années (à quel moment une bâche peu à peu remplie de pierres va-elle craquer sur la tête du comédien ? Et par quelle pirouette va-t-il échapper à ce sort tragique ?
Le Chant du ressort fut l’étape la plus bondissante: à l’aide de puissantes orbes de métal, La Bobine de Ruhmkorff , une visite passionnée d’un cabinet de curiosités scientifiques avec la magie des anciens instruments brillant de laiton astiqué. Bref, toujours la matière, toujours la science, la recherche, la surprise et le sérieux qui n’est pas la gravité.
Don Quichotesques, le professeur Leopold Von Fligenstein et son ami Kustch (Hervé Pierre qui a quitté la Comédie-Française) essayent d’échapper à la pesanteur. L’un avec plus de conviction que l’autre, attaché au plancher des vaches.
Cette salle est bien choisie pour cette quête, avec ses cintres, perches, guindes, haubans et harnais qui permettent aux acteurs de s’envoler, mais aussi ses planches où on prend pied fermement. C’est aussi un terrain d’expérience, plein de tuyaux, poids, pains de fonte, boules de pétanques et d’un fameux ressort récalcitrant.
Tout cela chante, crie, grince, s’oppose à l’envol, ou bien en contrepoids, l’autorise. Les acteurs caressent le métal comme un animal familier ou essayent de le dresser, le rangent, le soumettent, le craignent ou lui échappent avec une souplesse et une virtuosité parfaites. Un énorme crochet pendu aux cintres peut leur effleurer l’oreille : ça ira, ils continueront sereinement leurs tâches et leur chemin….
Ce n’est pas qu’un jeu avec la matière où ils se relaient et Jeff Perlicius, leur marin organise pour eux (mais jamais contre eux ou alors, avec leur complicité) la partition de tout ce gréement. Mais il y a aussi un jeu d’amitié entre ces personnages, le Terrien aidant, contre ses convictions « l’Aérien» à s’envoler, quitte à lui faire croire qu’il s’envole. Et ils ont une philosophie : garder ou ne pas garder les pieds sur terre , renoncer à l’utopie ou persister, se soumettre ou non au poids d’un réel discutable, prendre le temps sans en perdre !
Et ils ont encore beaucoup d’autres choix à faire, sans lâcher au moins sur un point : faire une place au soulèvement. Donc, vers le haut… Pierre Meunier et Hervé Pierre ont pris du galon, depuis la première version du spectacle en 1996 et ont sans doute perdu en force musculaire. Mais il leur en reste bien assez pour créer des moments de grâce, pensée, rire, et silence et le public suspend son souffle.
Ils évoluent parmi un fatras de ferrailles sonores et puissantes qui tirent justement leur beauté de n’être-elles même… Une blague modeste, au passage : «Soyez vous-même, les autres sont déjà pris ». Ici tout est vrai, matières, objets, sons et hommes. L’Homme de plein vent est une grande œuvre d’art plastique mais le théâtre, lui ôte la la solennité dans un rapport modeste et urgent avec un public sidéré, captivé et fraternel. Le spectacle ne ressemble à rien et, en cela, il est beau et profond.
Christine Friedel
Jusqu’au 26 mai, Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, Paris ( XI ème). T. : 01 43 67 20 47.