Une Saison en enfer d’Arthur Rimbaud, mise en scène d’Hervée de Lafond et Jacques Livchine
Une Saison en enfer d’Arthur Rimbaud, mise en scène d’Hervée de Lafond et Jacques Livchine
Il y a longtemps que ce poème trottait dans la tête de Jacques Livchine: «Si seulement je pouvais expliquer le magnétisme qu’exercent ses textes… Rimbaud, tu ne l’aimes pas, tu ne l’apprécies pas, tu ne le dégustes pas, tu ne le savoures pas mais, de façon naturelle, il t’envahit, le monstre. Et surtout Une Saison en enfer, tu ne la comprends pas… Elle s’incruste.
Soixante ans que je la fréquente et un jour, j’ai décidé de m’accaparer le texte en l’apprenant par cœur. (…) Rimbaud sort de son corps, une histoire d’amour déjantée et qu’il regrette, il vomit, il crache, c’est un texte sans ossature réelle. En perpétuel mouvement, il aime la religion puis la foule aux pieds. Il tente de se comprendre lui-même, se fouette.
Bizarrement, il écrit à dix-neuf ans, sa mort d’infirme des pays chauds. Alors voilà, c’est un combat, une bataille, un corps à corps une empoignade. Dans la bouche, 7.464 mots comme des balles de fusil que je projette sur des pauvres innocents. Un paysage parsemé de pièges tels les mines dans les zones de combat. Et bien sûr, la légende, le mythe, le mauvais garçon, le marginal. À vingt ans il arrête, considérant que la littérature n’est que “rinçures”. Et il ne jette plus aucun mot sur papier, il ne sera pas écrivain de salon, il le dit : je déteste tous les métiers. Mais il sera un homme vivant. Le théâtre n’est peut être pas essentiel, mais Rimbaud lui, l’est. »
Rendez-vous donc avec le Théâtre de l’Unité et une vingtaine de participants à Roche, à quarante kms de Charleville-Mézières. Devant une petite maison rénovée par Patty Smith, chanteuse, poète et peintre américaine, initiatrice du mouvement punk rock et grande admiratrice de Rimbaud. Elle l’a prêtée pour qu’elle serve de loges aux acteurs de ce spectacle itinérant. A côté, un mur envahi par le lierre : tout ce qui reste de la ferme familiale de madame Rimbaud née Cuif, avant qu’elle n’aille habiter avec ses enfants à Charleville-Mézières. Mais le poète y reviendra plus tard. «Quelle horreur que cette campagne française! Mon sort dépend de ce livre pour lequel une demi-douzaine d’histoires atroces sont encore à inventer. Comment inventer des atrocités ici ? »
Après une n ième dispute avec Verlaine, il y écrira pourtant Une Saison en enfer dans un grenier de la ferme maternelle. Mais le texte une fois édité à Bruxelles, Arthur Rimbaud s’en ira en Orient où il mènera une vie d’aventurier et de commerçant, pour revenir mourir à Marseille. Il avait trente-sept ans. Comme lui, nous allons prendre le chemin à travers champs et prairies pour aller à la gare de Voncq dans les bois. Il en partait pour rejoindre Paris, Bruxelles, l’Allemagne…
Hervée de Lafond, est à la fois récitante et interprète la mère d’Arthur, une femme autoritaire et très admirative de son fils. Et Jacques Livchine, Faustine Tournan, Marie-Leila Sekri, Alexandre Santoro vont s’emparer de ce texte monument de la littérature française. Clément Dreyfus abrité sous un grand parapluie les suit et diffuse la musique qu’il a écrite à partir d’extraits de morceaux classique ou pas. Cela dure presque deux heures mais on ne voit pas le temps passer, le chemin est boueux mais la forte pluie et le vent se sont calmés, il y a un beau ciel bleu chargé de cumulus, les oiseaux chantent… Et nous suivons, munis d’un tabouret en tôle pour écouter assis, les acteurs, seuls ou parfois en chœur, dire la presque totalité de cette œuvre. Diction et gestuelle parfaites (mention spéciale à Faustine Tournan): nous entendons magnifiquement bien ces vers inoubliables de ce jeune poète qui s’est arrêté d’écrire à vingt ans.
Mise en scène de haute volée: Hervée de Lafond et Jacques Livchine ont toujours le même sens de l’image avec trois fois rien mais d’une rigueur absolue comme ces personnages vêtus de noirs foulant l’herbe vert acide du printemps et disant du Rimbaud… Nous repensons aux vers de Sensation: Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,Picoté par les blés, fouler l’herbe menue: Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. Je laisserai le vent baigner ma tête nue. »
De telles images ne sont pas à la portée de tous les metteurs en scène : il faut pour arriver à cette beauté, des années d’expérience et de pratique en salle mais surtout en plein air. Un travail sans filet et très réussi, où les deux metteurs en scène arrivent à créer une complicité entre les spectateurs /marcheurs. Comme dans ce fabuleux Vania à la campagne de Tchekhov du Théâtre de l’Unité que nous avions vu il y a presque vingt ans, assis sur des bottes de paille dans la belle prairie verte d’une ferme à Porrentruy en Suisse et joué ensuite dans des cadres différents, quelque quatre-vingt fois. Avec, au lointain, absolument imprévus, les bruits et chansons d’un mariage, puis la sirène d’un petit train…
Il y a ici, dans cette façon de créer une réalité poétique, du Tadeusz Kantor, celui de La Classe morte (1975) ou de Wielopole, Wielopole (1980) et du Bob Wilson au temps où il savait imaginer de formidables images, comme pour le célèbre Einstein on the beach (1976) où il y avait aussi l’image d’un train…
A la toute fin, après deux heures que nous n’avons pas vues passer, nous arrivons doucement sur un étroit chemin goudronné. Hervé de Lafond, assise en tête sur son tabouret, demande le silence absolu. Sagement alignés les uns derrière les autres comme des enfants, nous obéissons et voyons arriver de nulle part et s’éloigner de plus en plus cinq silhouettes noires. Magnifique image chapelinesque…
Nous les retrouverons quelques minutes plus tard à l’ancienne et curieuse gare de Voncq, allongés sur la voie ferrée… Puis nous serons conviés à boire une petite absinthe en l’honneur d’Arthur Rimbaud. Une ballade en sa compagnie et celle du Théâtre de l’Unité qui se mérite, mais que nous ne regrettons pas.
Si tous les spectacles avaient cette exigence artistique, cette poésie et cette intensité, le théâtre français, au lieu de se cantonner trop souvent à une série de monologues ou adaptations approximatives de romans ou nouvelles, y gagnerait beaucoup. Une Saison en enfer sera jouée au festival de Chalon: surtout ne la ratez pas. Mais il serait étonnant que ce spectacle ne soit pas repris ailleurs…
Philippe du Vignal
Spectacle vu le 13 mai, à Roche (Ardennes).
Le 20 et 22 juillet, festival de Chalon (Saône-et-Loire).
Les 28 et 29 juillet, Aix-Les-Thermes ( Ariège).
Les 3 et 4 décembre, Harrar (Ethiopie).