Même si le monde meurt de Laurent Gaudé, conception et mise en scène de Laetitia Guédon
Même si le monde meurt de Laurent Gaudé, conception et mise en scène de Laëtitia Guédon
Un spectacle produit par le Théâtre de la Cité-Centre Dramatique National de Toulouse avec les huit jeunes interprètes de la troupe éphémère de l’Atelier-Cité. Ce spectacle, long poème lyrique et, comme dit Laëtitia Guédon, directrice des Plateaux sauvages à Paris, « une dystopie qui résonne avec notre actualité. Un groupe de huit personnes issues d’un monde et d’une époque très proches de la nôtre, fait face à une annonce, celle de la fin du monde. Nous suivons leurs réactions, tantôt extrêmes, tantôt raisonnées, et, au milieu d’elles et eux : le parcours d’une femme. Elle attend un enfant… dont elle comprend qu’il ne naîtra pas. Vient alors pour elle l’urgence de le mettre au monde et de le connaître. Avec Laurent Gaudé, nous poserons ensemble la question de nos propres fins… et de nos commencements. »
Sur cette grande scène, une remarquable scénographie signée Amélie Vignals : sol de copeaux de bois, cinq petits plateaux en caillebotis de fer noir avec, sous le plus grand, une trentaine de bougies allumées. A jardin, un plateau rond et tout aussi noir où sont éparpillés des fragments de bois noir ( déjà une belle œuvre en soi et visiblement inspirée de l’art minimal américain). Côté cour, en hauteur un grand tondo (une œuvre peinte ou sculptée en rond) ; les plus connus étant celui représentant Septime Sévère avec sa femme et son fils, et le fameux Bain Turc d’Ingres. Ici, une magnifique vidéo de toute beauté conçue par Benoît Lahoz où défilent des nuages dans une lumière crépusculaire rouge et, à plusieurs reprises, deux mains inspirées de Michel-Ange qui se rejoignent. Et parfois de gros chiffres.
Cette scénographie s’apparente à une installation d’art plastique, et en parfaite adéquation avec l’esthétique revendiquée par Laëtitia Guédon qui conjugue avec bonheur texte, vidéo et musique, pour faire dire par de jeunes acteurs, cette histoire de fin du monde écrite à un moment où fleurissent épidémies, tremblements de terre, invasions de pays proches, guerres internationales ou civiles (curieux adjectif!) mais aussi inondations, attentats, catastrophes industrielles… Le catalogue est fourni et Laurent Gaudé avait toutes les sources d’inspiration nécessaires pour traiter cette fin du monde imminente…
« C’est une pièce, dit-il, qui veut explorer la question du cadre dans lequel nous vivons. Est-ce qu’une annonce pareille détruit immédiatement toute possibilité de collectif. Reste-t-il de la place pour un «nous»? Les trajectoires individuelles ont-elles encore un sens? C’est aussi une pièce sur la peur. En quoi la certitude de la mort peut-elle être libératrice? Est-ce que la brièveté du temps qu’il reste à vivre, ne devient pas un incroyable territoire d’intensité? »
Comme le souhaite l’auteur, Laëtitia Guédon a, pour traiter de ces questions métaphysiques, surtout travaillé sur la langue poétique de ce romancier et dramaturge, avec ces jeunes acteurs interprétant des personnages qui n’en sont pas vraiment, comme celle d’une jeune femme enceinte qui devrait normalement accoucher après cette fin du monde programmée.
Après un travail à la table avec Laurent Gaudé venu plusieurs fois à Toulouse, Laëtitia Guédon a essayé de traduire l’écriture serrée de ce théâtre-récit plutôt que dialogué, et en deux parties: avant le désastre final de l »humanité et après. Même si le monde meurt a quelque chose à voir avec la mythologie et le sacré, mais n’est pas facile à porter sur un plateau. Pourtant la metteuse en scène dirige Marine Déchelette, Mathieu Fernandez, Élise Friha, Marine Guez, Alice Jalleau, Thomas Ribière, Julien Salignon et Jean Schabel avec une rigueur exemplaire. Ils ont pris à bras-le-corps la parole de Laurent Gaudé et, très engagés et concentrés, ils donnent le meilleur d’eux-même et font tous un beau travail. Mention spéciale à Marine Guez qui porte en elle quelque chose d’incandescent.
Précision et poésie -ce n’est pas incompatible- dans ce travail avec de jeunes acteurs, pas forcément entraînés dans les écoles d’où ils sortent à ce genre de marathon poétique. Côté bémols: le texte, trop long, gagnerait beaucoup à subir quelques coupes, surtout dans la deuxième partie, moins solide que la première.
La metteuse en scène aurait pu nous épargner ces fumigènes qui ne servent à rien (une mode bien facile héritée des spectacles rock et matches de foot). Même si, dit-elle, avant la représentation, ils sont inoffensifs. Mais c’est la quatrième fois pour nous, cette semaine! Et on entend assez mal: il faudrait revoir les choses -mais c’est une avant-première – certains monologues ou répliques: le chuchotement est un art du genre pas commode- surtout quand les acteurs viennent par moments jouer dans la salle, une autre vieille manie du théâtre contemporain usée jusqu’à la corde et qui n’a aucun intérêt.
A ces réserves près, il est très intéressant de voir ici comment huit acteurs débutants (quatre filles et quatre garçons) arrivent à s’emparer de ce texte poétique difficile, d’un écrivain contemporain, grâce à un travail de mise en scène exemplaire et ce terrain d’exercice théâtral d’une rare efficacité. Loin des pauvres « écritures de plateau » et solos adaptations -la plupart sans aucun intérêt- de romans ou autobiographies déguisées qui inondent actuellement par dizaines les plateaux parisiens et bientôt avignonnais. Jouer ensemble à huit: cela devient de plus en plus rare, sur un beau plateau dans d’excellentes conditions professionnelles, avec la collaboration des artistes et techniciens d’un grand théâtre et c’est un cadeau royal !
Ces jeunes acteurs ont montré ici qu’ils le méritaient tous et peuvent remercier Galin Stoev, directeur du Théâtre de la Cité qui a imaginé cette opération. Chaque interprète de ce texte a aussi travaillé à cette occasion en binôme avec des étudiants du master Ecriture dramatique et création scénique de l’université Toulouse-Jean Jaurès, des groupes de lycéens, des patients de l’hôpital de jour Gérard Merchant…
Philippe du Vignal
Avant-première de ce spectacle vue le 25 mai, au Théâtre de la Cité-Centre Dramatique-National de Toulouse-Occitanie (Haute-Garonne).
Création les 2 et 3 juin 2023, au Kiasma, à Castelnau-le-Lez dans le cadre du Printemps des Comédiens de Montpellier (Hérault).