Ismène de Carole Fréchette, mise en scène Marions Coutarel ; Rapport pour une académie de Franz Kafka, mise en scène et lumières de Georges Lavaudant
Le Printemps des Comédiens (suite )
Dans plusieurs théâtres de Montpellier et au Domaine d’Ô, il y a , l’après-midi, de petites formes et de grandes fresques qui se prolongent souvent tard le soir. Avec des créations dans l’Hexagone, notamment de courts spectacles à découvrir.
Ismène de Carole Fréchette, mise en scène de Marion Coutarel
Ismène, fille d’Œdipe et Jocaste (Mama Prassinos) avance timidement vers un micro sur une petite plate-forme sablonneuse: elle a hésité, dit-elle, « à répondre à l’invitation d’un groupe de femmes qui voulaient savoir comment elle avait vécu les événements ».
Elle s’est malgré tout décidé à raconter la tragédie qui mena à la mort sa sœur Antigone: elle avait désobéi aux ordres de leur oncle Créon et offert une sépulture à leur frère, Polynice.
Restée longtemps silencieuse, Ia seule survivante d’une famille maudite, les Labdacides, revient sur la «suite des châtiment prédits par l’oracle » , qui se sont abattus sur les siens. Elle a vécu l’horreur : « Ma mère s’est pendue et mon père s’est crevé les yeux. »
« Je voulais donner la parole à l’Ismène antique, intemporelle, dit Carole Fréchette, celle qui chez Sophocle a deux petites scènes seulement pour s’exprimer. J’ai imaginé ce qui se passait dans sa tête pendant ces échanges avec Antigone, puis avec Créon mais aussi les événements entre les deux. » L’autrice québécoise intéressée par ce personnage secondaire, se dit « choquée par l’intransigeance d’Antigone et par le fait qu’elle n’écoute pas sa sœur »
On ne peut refaire l’histoire, tout au plus en tirer des leçons comme nous y incite cette pièce. Carole Fréchette a découvert l’hypothèse émise par une chercheuse américaine : Ismène aurait, en douce et nuitamment, enseveli Polynice, avant l’acte héroïque accompli par sa sœur au vu de tous. Et, quand elle revendique son geste auprès de Créon, Antigone l’envoie balader : « Tu n’as pas le droit, j’ai agi seule! »
Mama Prassinos s’enhardit et s’anime au fur et à mesure de son récit. Elle donne corps à cette Ismène avec ferveur, lâche son micro et s’avance vers le public pour faire valoir ses arguments de vive voix : admirative du courage de sa sœur, elle cherche cependant à « arrêter le cycle des morts », et se positionne du côté de la vie. Mais malheureusement, elle n’a pu empêcher le destin de s ‘accomplir, et Antigone de se pendre au seuil de son tombeau.
Douce et ferme comme son anti-héroïne, Carole Fréchette a su trouver les mots et le ton pour écrire ce solo. En adresse directe au public, son écriture coule, limpide, mais toujours sous tension. Ismène balance entre une nécessaire radicalité et le compromis.
Jusqu’au bout, nous suivons ce récit et quand la tragédie arrive, retentit l’étrange mélopée de la soprano Mia Mandineau, qui, au loin dans le parc, accompagne le récit de Mama Prassinos.
La mise en scène de Marion Coutarel respecte la limpidité du texte et donne aussi à entendre sa portée philosophique souterraine.
Sophocle fait dire à Ismène: « N’oublie pas que nous sommes des femmes, que nous ne sommes pas nées pour lutter contre des hommes. » Ismène, en restant du côté de la vie, manque-t-elle de courage ?« Si nous (les femmes) dit-elle ne préservons pas la vie, qui le fera ? Certainement pas nos frères !»
Les vieilles colonnades imaginées par Aneymone Wilhelm s’effritent dans la prairie qui accueille ce beau moment de théâtre et la dernière des princesses de Thèbes conclut : « Le monde a peut-être besoin de mes doutes. A chacun son rôle dans le théâtre du monde. »
Rapport pour une académie de Franz Kafka, traduction de Daniel Loayza, mise en scène et lumières de Georges Lavaudant
«Éminents Académiciens, vous me faites l’honneur de me demander de fournir à l’Académie un rapport sur ma vie antérieure de singe. Telle que vous la formulez, je ne puis malheureusement déférer à votre invitation. Près de cinq années me séparent de l’état de singe, un temps peut-être court pour le calendrier, mais infiniment long quand on le traverse au galop comme j’ai fait. »
Ainsi commence cette courte nouvelle ( Ein Bericht für eine Akademie). Écrite en 1917, elle fait pendant à La Métamorphose (1915) et rejoint le bestiaire kafkaïen pour évoquer la condition humaine avec drôlerie et cynisme.
Georges Lavaudant, un habitué du Printemps des comédiens, fait jouer le prénommé Peter par Manuel Le Lièvre qui a partagé maintes aventures théâtrales avec lui, dont Le Roi Lear. Plus humain que simiesque (maquillage, coiffure et perruques de Sylvie Cailler, et Jocelyne Milazzo), il apparaît minuscule et voûté, quand il franchit la haute et lourde porte sculptée, dessinée par Jean-Pierre Vergier qui l’a costumé d’une chemise blanche et d’une queue de pie des plus solennels.
Sur le tapis rouge déroulé pour lui, Peter va devant nous les « honorables messieurs », raconter ses premiers jours chez les humains : une capture brutale, un voyage en fond de cale, comment il a évité les barreaux d’un parc zoologique, et la petite chimpanzé « au regard hagard de bête à moitié dressée ».
Le primate réfléchit, observe : « J’ai eu de nombreux maîtres », dit-il. Ils lui appris à serrer la main, boire de l’alcool et, après une verre de trop, il prononce ses premiers mots « hé ! là » De bête de foire en animal savant, il devient, la parole aidant, artiste de music-hall. Aurait-t-il trouvé le chemin de la liberté dans la jungle des hommes? Leur condition est-elle plus enviable que celle des singes ? « Plus j’apprends à parler, moins j’ai de choses à dire. », ironise-t-il.
La figure du singe traverse l’histoire de la littérature avec: Esope, Pierre Boulle (La Planète des singes, 1963), La Fontaine… Mais Kafka a donné à sa fable une profondeur philosophique sans pesanteur moraliste. « Il faut se méfier des interprétations, dit Georges Lavaudant. Kafka aimait la littéralité. Tenons-nous en donc au récit de Peter. ».
Manuel Le Lièvre nous transmet avec tact la fantaisie farcesque, le douloureux apprentissage, les coûteux renoncements et le terrible manque de liberté que ce mutant éprouve parmi nous. Sans singer le singe, l’acteur reste drôle et émouvant, avec la gestuelle et la silhouette hybride de celui qui ne trouve sa place ni dans le monde qu’il a quitté, ni dans celui qu’il a adopté. Eternel exilé, tel Franz Kafka et bien d’autres en tout temps, il conclut, malicieux : «Je n’ai fait qu’un rapport. » Avant de se fondre dans la magnifique image finale que nous vous laisserons découvrir.
A suivre
Mireille Davidovici
Du 1er au 21 juin, Le Printemps des comédiens, Cité du Théâtre, Domaine d’Ô, Montpellier (Hérault ) T. : 04 67 63 66 67.
Printempsdescomediens.com