L’affaire Kristian Lupa

Les  Emigrants de Kristian Lupa

Le spectacle adapté d’un texte de W. G. Sebald, écrivain allemand (1944-2001), était en répétition depuis trois mois et devait être créé par le metteur en scène polonais (voir Le Théâtre du Blog) à la Comédie de Genève. Mais les représentations y ont été annulées comme  celles  programmées au festival d’Avignon. Une chose assez rare! Et un spectacle qui n’arrive pas à être créé  est toujours un échec artistique et pose de toute façon question.

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Une des causes: les colères de Krystian Lupa (qu’il a lui-même reconnues) sur le plateau, devenues insupportables à l’équipe des techniciens suisses. Mais il y a eu aussi, semble-t-il, un manque de préparation du spectacle en amont et de graves difficultés  lors d’un tournage en extérieur insolubles dans le temps imparti…
Le grand Tadeusz Kantor, polonais et de Cracovie comme lui et mais plus jeune de trente ans et qui eut une influence considérable sur Krystian Lupa, avait aussi des colères mémorables sur le plateau. A Milan, très en colère, il ne supportait pas que les baffles d’une petite  salle soient  médiocres. Et au technicien polonais, absolument compétent, qui lui disait : »Tadeuz, je fais déjà le maximum. », il avait répondu: »Demain, tu te débrouilleras pour dépasser le maximum. »!
Et au théâtre Garonne à Toulouse où il répétait Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, son ultime et très beau spectacle qui y sera créé mais hélas sans lui. C’était en effet quelque mois avant sa mort  brutale d’un AVC à Cracovie en 90. Il y donnait une conférence que nous animions et avait exigé en hurlant, rouge de colère, qu’une étudiante sorte immédiatement.
La malheureuse avait osé demander avec une grande naïveté: « En quoi, monsieur Kantor, votre théâtre est-il différent de celui de Jerzy Grotowski?  (Ils se détestaient cordialement!). Silence de ses acteurs pétrifiés sur le plateau et du nombreux public venu écouter le maître. Nous avions réussi à le calmer mais avec difficulté…

Quand aux Emigrants, fin mai, il y eut plus que de la tension sur le plateau, entre Krystian Lupa, son compagnon et assistant, et les quinze techniciens suisses qui ont donné leur version des faits dans un long communiqué. Ils y dénoncent mépris, humiliations et moqueries en tout genre et se sont d’abord exprimés dans Le Courrier: «Une création aussi belle et dense soit-elle, est-ce une machine à broyer les humains qui œuvrent à sa fabrication?» Tiago Rodrigues, le nouveau directeur du festival d’Avignon, a qualifié pudiquement  de « problèmes logistiques », de sérieux ennuis de traduction et autres qui ont visiblement pourri les répétitions.
Le Courrier fait part en effet d’alcoolisme et injures proférées sur le plateau… Par ailleurs, disent ces techniciens, « l’essentiel du travail consistait en un exposé de M. Lupa et il y a eu huit improvisations filmées où les acteurs incarnaient, d’après la vision du metteur en scène comme cela était attendu, les personnages de la pièce. »
« Et dans la transition, a eu lieu un tournage en extérieur dont la teneur a été exponentiellement dépassée tant en termes de de temps, d’exigences et de finances de M. Lupa et de son équipe. Ce qui a été prévu (tournage simple en lumières naturelles) a fait ensuite l’objet de demandes contradictoires, voire parfois irréalistes et toujours en dernière minute. »

Bref, assez vite, rien ne semble avoir été vraiment dans l’axe et même si toute création théâtrale ne se fait jamais sans une immense dépense d’énergie, fatigue intense, douleurs physiques et psychiques, ici les choses ont dérapé! « Le premier pas, a  dit le metteur en scène dans Libération, a été une révolte solidaire qui m’a totalement surpris et que je ne comprends toujours pas. »
Krystian Lupa, qui en plus, a été victime du covid, a-t-il vu trop grand et mal maîtrisé le temps, a-t-il sous-estimé le travail scénique qu’il exigeait, était-il assez et bien entouré?  Sans doute un peu tout cela! En tout cas, il a présenté ses excuses mais le mal était fait! Et cet énorme gâchis surtout artistique mais aussi… financier, a quelque chose d’irréversible. Le metteur en scène ne reviendra sans doute jamais à la Comédie de Genève et Tiago Rodrigues a dû vite trouver une solution et a remplacé ces Emigrants par un de ses spectacles, Dans la mesure de l’impossible, créé à la Comédie de Genève et où joue Natacha Koutchoumov, codirectrice de ce théâtre?

Au delà de cela, il faut aussi voir dans cette affaire un révélateur de la fin d’une époque où un créateur célébré dans tous les théâtres et festivals en Europe, pouvait exiger à la fois de très gros moyens, un temps de répétition très confortable, des actrices et acteurs obéissant au moindre caprice, une importante équipe d’excellents spécialistes en lumière, son, vidéo : la technologie est devenue plus complexe qu’autrefois… Et ne comptant jamais ses forces, ni son temps. Mais rien peut justifier la moindre violence verbale et l’addiction à l’alcool avec des effets dévastateurs sur un plateau…
En quelques années, sont aussi arrivés le mouvement Mi-Tout, la pandémie de covid, puis une crise politique et financière en Europe… Le théâtre, comme tous les arts de la scène et le cinéma, a dû en tenir compte et évoluer. Peut-être un grand créateur comme Krystian Lupa n’en a-t-il pas vraiment pris la mesure. Et même avec son longue expérience artistique, a-t-il encore des choses à apprendre comme nous tous, à un âge où il n’y a pas si longtemps aucun metteur en scène n’était plus en activité? Et faire travailler quelqu’un de très proche dans une mise en scène ou un théâtre  que l’on dirige, est source garantie d’ennui à moyen terme. On l’a encore vu récemment dans un Centre Dramatique National.
Jacques Livchine donne ici son point de vue. Et nous publierons  les commentaires très intéressants d’Eva Doumbia et de David Bobée, directeur du Centre Dramatique National du Nord. .

Philippe du Vignal

L’affaire Kristian Lupa

Dans cette histoire de la Comédie de Genève, je ferme grave ma gueule… L »affaire » : une énorme production (près d’un million d’euros) dirigée par ce metteur en scène polonais reconnu par les instances internationales du goût théâtral, arrêtée à quelques jours de la fin, par une révolte de l’équipe technique qui a bloqué la sortie du spectacle. Annulation pour le festival d’Avignon et de la tournée, notamment à Paris. Soit une perte de 300.000 €!

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Pourquoi je ferme ma gueule ? Parce que je suis de la génération de Krystian Lupa et que, pour nous, la bienveillance n’a aucun sens. Nous nous mettons totalement au service d’un spectacle: les horaires n’existent pas, le sacrifice doit être absolu. L’accouchement d’un spectacle est toujours d’une violence extrême.Et comme seul, compte la fin, nous sommes d’une intolérance et d’une intransigeance aussi absolues.

 
Nous ne respectons plus rien, pour parvenir à ce que nous cherchons. Nous ne comprenons pas que tout le monde ne soit pas comme nous : prêt à tout donner, à sacrifier sa vie. Dans les compagnies, le contrat est clair: un même équipage pendant parfois des dizaines d’années, lié par des objectifs communs. Mais la rencontre avec l’Institution crée des étincelles, jusqu’à faire sauter le compteur…
Nous ne faisons pas le même métier. Pour les techniciens, pas question d’enchaîner huit jours sans aucun repos, sans aucun horaire précis, pas question non plus de régler les lumières toute une nuit et de reprendre à 10 h, pour charger et décharger les camions. Mais d’un autre côté, une création exige énormément de temps  des metteurs en scène, comme en particulier, la maîtrise du lieu et la mis en place des lumières. Nous en avons encore ue la preuve quand nous avons créé La Nuit unique.
Alors comment faire? Notre devise était empruntée à Tania Balachova: Pour faire du théâtre, il faut être prêt à gâcher sa vie. Oui, nous sommes d’un autre siècle, d’un autre monde…

Jacques Livchine, codirecteur avec Hervée de Lafond, du Théâtre de l’Unité
Les Émigrants: quatre récits illustrés, roman traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau (Die Ausgewanderten) est paru chez Actes Sud (1999) comme les autres romans et essais de W.G. Sebald.

 


Archive pour 21 juin, 2023

L’affaire Kristian Lupa

Les  Emigrants de Kristian Lupa

Le spectacle adapté d’un texte de W. G. Sebald, écrivain allemand (1944-2001), était en répétition depuis trois mois et devait être créé par le metteur en scène polonais (voir Le Théâtre du Blog) à la Comédie de Genève. Mais les représentations y ont été annulées comme  celles  programmées au festival d’Avignon. Une chose assez rare! Et un spectacle qui n’arrive pas à être créé  est toujours un échec artistique et pose de toute façon question.

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Une des causes: les colères de Krystian Lupa (qu’il a lui-même reconnues) sur le plateau, devenues insupportables à l’équipe des techniciens suisses. Mais il y a eu aussi, semble-t-il, un manque de préparation du spectacle en amont et de graves difficultés  lors d’un tournage en extérieur insolubles dans le temps imparti…
Le grand Tadeusz Kantor, polonais et de Cracovie comme lui et mais plus jeune de trente ans et qui eut une influence considérable sur Krystian Lupa, avait aussi des colères mémorables sur le plateau. A Milan, très en colère, il ne supportait pas que les baffles d’une petite  salle soient  médiocres. Et au technicien polonais, absolument compétent, qui lui disait : »Tadeuz, je fais déjà le maximum. », il avait répondu: »Demain, tu te débrouilleras pour dépasser le maximum. »!
Et au théâtre Garonne à Toulouse où il répétait Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, son ultime et très beau spectacle qui y sera créé mais hélas sans lui. C’était en effet quelque mois avant sa mort  brutale d’un AVC à Cracovie en 90. Il y donnait une conférence que nous animions et avait exigé en hurlant, rouge de colère, qu’une étudiante sorte immédiatement.
La malheureuse avait osé demander avec une grande naïveté: « En quoi, monsieur Kantor, votre théâtre est-il différent de celui de Jerzy Grotowski?  (Ils se détestaient cordialement!). Silence de ses acteurs pétrifiés sur le plateau et du nombreux public venu écouter le maître. Nous avions réussi à le calmer mais avec difficulté…

Quand aux Emigrants, fin mai, il y eut plus que de la tension sur le plateau, entre Krystian Lupa, son compagnon et assistant, et les quinze techniciens suisses qui ont donné leur version des faits dans un long communiqué. Ils y dénoncent mépris, humiliations et moqueries en tout genre et se sont d’abord exprimés dans Le Courrier: «Une création aussi belle et dense soit-elle, est-ce une machine à broyer les humains qui œuvrent à sa fabrication?» Tiago Rodrigues, le nouveau directeur du festival d’Avignon, a qualifié pudiquement  de « problèmes logistiques », de sérieux ennuis de traduction et autres qui ont visiblement pourri les répétitions.
Le Courrier fait part en effet d’alcoolisme et injures proférées sur le plateau… Par ailleurs, disent ces techniciens, « l’essentiel du travail consistait en un exposé de M. Lupa et il y a eu huit improvisations filmées où les acteurs incarnaient, d’après la vision du metteur en scène comme cela était attendu, les personnages de la pièce. »
« Et dans la transition, a eu lieu un tournage en extérieur dont la teneur a été exponentiellement dépassée tant en termes de de temps, d’exigences et de finances de M. Lupa et de son équipe. Ce qui a été prévu (tournage simple en lumières naturelles) a fait ensuite l’objet de demandes contradictoires, voire parfois irréalistes et toujours en dernière minute. »

Bref, assez vite, rien ne semble avoir été vraiment dans l’axe et même si toute création théâtrale ne se fait jamais sans une immense dépense d’énergie, fatigue intense, douleurs physiques et psychiques, ici les choses ont dérapé! « Le premier pas, a  dit le metteur en scène dans Libération, a été une révolte solidaire qui m’a totalement surpris et que je ne comprends toujours pas. »
Krystian Lupa, qui en plus, a été victime du covid, a-t-il vu trop grand et mal maîtrisé le temps, a-t-il sous-estimé le travail scénique qu’il exigeait, était-il assez et bien entouré?  Sans doute un peu tout cela! En tout cas, il a présenté ses excuses mais le mal était fait! Et cet énorme gâchis surtout artistique mais aussi… financier, a quelque chose d’irréversible. Le metteur en scène ne reviendra sans doute jamais à la Comédie de Genève et Tiago Rodrigues a dû vite trouver une solution et a remplacé ces Emigrants par un de ses spectacles, Dans la mesure de l’impossible, créé à la Comédie de Genève et où joue Natacha Koutchoumov, codirectrice de ce théâtre?

Au delà de cela, il faut aussi voir dans cette affaire un révélateur de la fin d’une époque où un créateur célébré dans tous les théâtres et festivals en Europe, pouvait exiger à la fois de très gros moyens, un temps de répétition très confortable, des actrices et acteurs obéissant au moindre caprice, une importante équipe d’excellents spécialistes en lumière, son, vidéo : la technologie est devenue plus complexe qu’autrefois… Et ne comptant jamais ses forces, ni son temps. Mais rien peut justifier la moindre violence verbale et l’addiction à l’alcool avec des effets dévastateurs sur un plateau…
En quelques années, sont aussi arrivés le mouvement Mi-Tout, la pandémie de covid, puis une crise politique et financière en Europe… Le théâtre, comme tous les arts de la scène et le cinéma, a dû en tenir compte et évoluer. Peut-être un grand créateur comme Krystian Lupa n’en a-t-il pas vraiment pris la mesure. Et même avec son longue expérience artistique, a-t-il encore des choses à apprendre comme nous tous, à un âge où il n’y a pas si longtemps aucun metteur en scène n’était plus en activité? Et faire travailler quelqu’un de très proche dans une mise en scène ou un théâtre  que l’on dirige, est source garantie d’ennui à moyen terme. On l’a encore vu récemment dans un Centre Dramatique National.
Jacques Livchine donne ici son point de vue. Et nous publierons  les commentaires très intéressants d’Eva Doumbia et de David Bobée, directeur du Centre Dramatique National du Nord. .

Philippe du Vignal

L’affaire Kristian Lupa

Dans cette histoire de la Comédie de Genève, je ferme grave ma gueule… L »affaire » : une énorme production (près d’un million d’euros) dirigée par ce metteur en scène polonais reconnu par les instances internationales du goût théâtral, arrêtée à quelques jours de la fin, par une révolte de l’équipe technique qui a bloqué la sortie du spectacle. Annulation pour le festival d’Avignon et de la tournée, notamment à Paris. Soit une perte de 300.000 €!

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Pourquoi je ferme ma gueule ? Parce que je suis de la génération de Krystian Lupa et que, pour nous, la bienveillance n’a aucun sens. Nous nous mettons totalement au service d’un spectacle: les horaires n’existent pas, le sacrifice doit être absolu. L’accouchement d’un spectacle est toujours d’une violence extrême.Et comme seul, compte la fin, nous sommes d’une intolérance et d’une intransigeance aussi absolues.

 
Nous ne respectons plus rien, pour parvenir à ce que nous cherchons. Nous ne comprenons pas que tout le monde ne soit pas comme nous : prêt à tout donner, à sacrifier sa vie. Dans les compagnies, le contrat est clair: un même équipage pendant parfois des dizaines d’années, lié par des objectifs communs. Mais la rencontre avec l’Institution crée des étincelles, jusqu’à faire sauter le compteur…
Nous ne faisons pas le même métier. Pour les techniciens, pas question d’enchaîner huit jours sans aucun repos, sans aucun horaire précis, pas question non plus de régler les lumières toute une nuit et de reprendre à 10 h, pour charger et décharger les camions. Mais d’un autre côté, une création exige énormément de temps  des metteurs en scène, comme en particulier, la maîtrise du lieu et la mis en place des lumières. Nous en avons encore ue la preuve quand nous avons créé La Nuit unique.
Alors comment faire? Notre devise était empruntée à Tania Balachova: Pour faire du théâtre, il faut être prêt à gâcher sa vie. Oui, nous sommes d’un autre siècle, d’un autre monde…

Jacques Livchine, codirecteur avec Hervée de Lafond, du Théâtre de l’Unité
Les Émigrants: quatre récits illustrés, roman traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau (Die Ausgewanderten) est paru chez Actes Sud (1999) comme les autres romans et essais de W.G. Sebald.

 

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