Festival en Hongrie
© Francesco Galli Spectacle d’Eugenio Barba
Le grand festival de théâtre qu’a offert ce pays du 1er avril au 1 er juillet à l’occasion du MITEM (Madach International Theatre Meeting) et du dixième anniversaire de l’International Theatre Olympics fondé par de grandes personnalités de la scène comme Theodoros Terzopoulos, Tadashi Suzuki, Robert Wilson, Iouri Lioubimov, Heiner Müller. La ville de Budapest avait été choisie pour fêter ce jubilé…
Un événement grandiose qui selon Attila Vidnyanszky, directeur du Théâtre National de Budapest, voulait être représentatif de «l’arche du théâtre » en ces temps troublés mais être aussi une source de dialogues multiples entre les cultures.
L’intérêt de ce double festival? Le nombre des pays représentés : 57, la diversité des genres et la répartition de spectacles dans toute la Hongrie, et pas seulement dans sa capitale. Avec 394 troupes et 736 spectacles, ateliers, expositions, conférences et débats… Peut-on parler d’une volonté d’exposer son «soft power» quand l’information internationale est restée si discrète ? Sans doute, mais il s’agissait d’abord de faire circuler les spectacles dans l’ensemble du pays.
Budapest sous la pluie. Une des figures de bronze, celle du grand acteur hongrois Jozsef Timar, qui traîne de lourdes valises autour du bâtiment surréaliste du Théâtre national (ouverture en 2002): (https://nemzetiszinhaz.hu/en/about-the-theatre), entouré de jardins et de douves où s’enfoncent des colonnes grecques, dégoutte de partout.Il a l’air encore plus fatigué que d’habitude.
Le temps mouillé aggravait notre déception de ne pouvoir assister aux spectacles des Ukrainiens qui pourtant, entretenaient jusque-là des relations cordiales avec le Théâtre national de Budapest et qui avaient une place de choix dans le programme…
Le Théâtre national Ivan Franco de Kiev aurait dû ainsi présenter Caligula d’Albert Camus mise en scène d’Ivan Urivskij et La Résistible ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht, montée par Dmitro Bogomazov, un des plus célèbres créateurs ukrainiens.
Et le final annoncé : Le Songe d’une nuit d’été que devait mettre en scène Urivitskij avec des acteurs hongrois sur l’île Marguerita au milieu du Danube a été aussi annulé. A sa place, ont eu lieu un concert et des réjouissances nocturnes organisées par le Teatro Potlach et le Cirque de Budapest mêlant acrobates et acteurs.
Mais nous avons eu ainsi le temps de voir l’exposition consacrée à Csontváry Kosztka Tivadar (1853-1919), un peintre hongrois voyageur, aux origines polonaises et à l’expressionnisme illuminé, écologique et religieux. Une découverte…
Nous avons pu aussi voir le travail de Recirquel, un groupe hongrois qui collabore avec des acrobates et jongleurs ukrainiens, découvert en première mondiale au Fringe d’Edimbourg en 2018. Il présentait deux spectacles au Müpa, le Palais des arts, en dehors des programmes officiels.
Le directeur de Recirquel a fait ses classes au Cirque du Soleil mais ici les artistes aux corps virtuoses ne cherchent pas l’exploit mais nous invitent plutôt à une réflexion métaphysique.
Dans My Land, la scénographie est constituée de quatre éléments tenant dans un espace carré: la terre (sable doré éclairé), l’air (le ciel où tendent le visage des performeurs), le feu (la lumière qui peut venir en mille taches du sol) et l’eau (symbolisée par un miroir qui apparaît à la fin quand la couche de sable est dégagée).
Les corps sont sculptés dans l’espace vide par la lumière et par la précision gestuelle. Le sable gicle sous les pieds ou ruisselle entre les doigts ; les corps, qui semblent nus sans l’être , tout de beige vêtus, s’affrontent ou s’allient, faisant naître des créatures chimériques, à quatre jambes ou sans tête.
Sauvage et sophistiqué : les acrobates et jongleurs dansent littéralement leurs prouesses en une chaîne ininterrompue sur des musiques folkloriques, religieuses, ou sur des percussions barbares. Et IMA, un solo immersif sous chapiteau, est la danse-prière d’un acrobate sous une lumière blanche et scintillante qui semble émaner de multiples cristaux.
Nous avons aussi découvert le travail d’Attila Vidnyanszky junior à l’Ecole de théâtre de Budapest où il enseigne: une présentation de ses élèves avant de monter Léonce et Léna de Georg Büchner.
Deux heures remarquables, à un rythme très rapide et sans pause, d’un travail collectif d’acteurs où est appliqué le principe: intention-action-réaction calculées ou improvisées, révélant le haut degré de maîtrise corporelle et intellectuelle de ces jeunes élèves. Ils interagissent à propos uns avec les autres.
Un spectacle déjà ancien, Woyzeck de Büchner était aussi présenté dans une petite salle du Théâtre national, rendue étouffante par un plafond très bas et où les personnages devenus des incarnations fantomatiques produites par le cerveau de Woyzeck, jaillissent, surgissent de partout sur l’espace scénique encombré dun frigo, d’une baignoire, d’un canapé, et ainsi contraint dans toutes ses dimensions.
Actualité de cette interprétation et de ces personnages issus de séries télévisées ou de réseaux sociaux qui envahissent la vie réelle, rendent fou, et poussent au crime. Une troupe d’acteurs complices, réactifs, et joyeux, à qui rien ne résiste…
Ouverture du festival Olympics par un artiste-funambule, Laszlo Simet Jr, progressant au-dessus du Danube sur un fil reliant les rives du fleuve incroyablement majestueux et les deux parties de la ville: Buda et Pest, en un puissant acte symbolique.
Et le spectacle de Terzopoulos inaugurait un programme chargé, avec Nora, une adaptation de Maison de poupée d’Henrik Ibsen interprété par seulement trois personnages. Il nous raconte une histoire d’aujourd’hui sur la liberté des individus et les idéaux falsifiés d’une société de consommation. Des châssis coulissants noirs et blancs créent les lieux de ce drame norvégien transposé et tiré vers la tragédie antique, mixée de traditions japonaises. Chaque geste des mains et des coudes, chaque inflexion de voix et chaque mouvement de cheveux composent une partition gestuelle parfois convulsive et proche de la statuaire.
La Roumanie présentait The Scarlet Princess of Ed, un spectacle documentaire sur le statut de la femme malheureusement cousu de clichés dans la mise en scène du célèbre Silviu Purcarete, avec la troupe du Théâtre National de Sibiu. Inspirée d’une pièce de kabuki de Tsuruya Namboku IV, elle était un peu décevante. Le metteur en scène a cherché l’interculturalité, mais le scénario très complexe, l’humour décalé et un commentaire effervescent rendent difficile à l’étranger la perception de ces multiples niveaux.
Joué dans le grand Atelier Gustave Eiffel récemment restauré et consacré à l’opéra, dans The Scarlett Princess of Edo, Silviu Purcarete adapte à sa manière les principes du kabuki (chemin des fleurs, onnagata et costumes japonais… De luxueuses créations de papier, mêlées à des vêtements plus contemporains, noirs et blancs, pour certains rôles masculins.
Simon Mac Burney avec son Théâtre de complicité présentait une adaptation de l’étrange roman d’Olga Tokarczuk, Drive Your Plow over the Bones of the Dead, avant sa présentation à Paris. La technologie des images n’était pas encore tout à fait au point mais le spectacle était déjà impressionnant, conduit par la grande actrice Kathryn Hunter et orchestré par une thématique écologique, fantastique, et non simpliste,comme elle l’est trop souvent en France.
Ecologique aussi, Resurrexit Cassandra de la compagnie Troubleyn, (2021), mise en scène de Jan Fabre, combine danse, vidéo et musique, sur un texte de l’Italien Ruggiero Cappucio… Un solo interprété par Stella Höttler, Cassandre d’aujourd’hui, une « shamane » qui voit et décrit le futur, maudissant les humains pour leurs actes insensés.
Dans cette petite salle, la performeuse peut interpréter le spectacle en plusieurs langues, et sur cett étendue sableuse où sont figées des tortues sur la carapace desquelles les anciens prédisaient l’avenir, chacun se sent interpellé.
Cassandre parlera cinq fois et en cinq robes de couleur différente, scrute l’avenir, décrit la pourriture, la pollution, la terre stérile, le feu. Est-elle écoutée ? Oui. Et un silence profond et une sidération règnent dans le public. Mais la douleur de Cassandre qui va jusqu’à la transe, peut-elle être entendue? Cette représentation nous a paru inoubliable.
Deux spectacles de marionnettes : l’un d’Afrique du Sud et l’autre d’Angleterre. Dans cette version d’Hamlet, mise en scène par Janni Younge, ancienne directrice de la Handspring Puppet Company, les poupées ont de grandes têtes sculptées couvertes d’ une toile de jute beige, dans laquelle sont aussi coupées les draperies évoquant leurs vêtements, ou bien leurs états et leurs émotions.
Une relation complexe lie les manipulateurs-acteurs et ces grandes poupées aux visages expressifs : les humains parlent à leur place ou avec elles, et parfois trois acteurs font agir une même marionnette. Ou l’une d’elles semble agir seule, s’emballer, dans des configurations sans cesse renouvelées.
Le magicien malicieux Stephen Mottram, présentait The Parachute et Watch the ball, où les personnages se forment dans le cerveau des spectateurs qui relient les boules lumineuses que dirige le manipulateur. Ces personnages sont ainsi évoqués par le mouvement de cinq points dans l’espace et leur déplacement et son rythme créent la figure, le sens, et donnent même une idée de l’âge du personnage. Humour, virtuosité technologique, humanité touchante…
Enfin, Eugenio Barba organisait la dix-septième ISTA (International School of Anthropology) New Generation. Le travail de recherche a eu lieu pendant une dizaine de jours à Pescvarad une petite ville hongroise où maîtres et stagiaires tous choisis et venus du monde entier, travaillaient ensemble dans des ateliers.
Les maîtres offraient, en plus des démonstrations et de la transmission de leur savoir aux élèves, des spectacles à la population locale. Puis, à Budapest, à partir de séances de travail à raison de dix-huit heures par jour avec une discipline rigoureuse. Une « discipline qui, au théâtre, est un choix et n’a rien à voir avec quoi que ce soit de militaire et permet le dialogue entre vingt sept pays. « (Entretien avec E. Barba, Budapest, 21 mai 2023).
Eugenio Barba a réussi à créer en trois jours Anastasis (en grec : résurrection). Il a voulu faire un spectacle plein d’espoir et joyeux, au milieu du désastre actuel et le construire à partir du savoir des uns et des autres qu’il monterait ensemble. « On n’a jamais fini d’apprendre auprès des autres, les langages du corps sont comme la tour de Babel. »( idem)
Danse Kamigata-mai (nô), jeu masqué du Topeng (Bali), rituel Baul (Inde), commedia dell’arte, flamenco, jeu brésilien du Cavalo Marinho, danse populaire hongroise, Naguan Opera (Taïwan)… Tous ces arts à la structure précise, détaillée et inspirée, participent à l’écriture d’une histoire simple de résurrection d’un enfant, sur la scène principale du Théâtre National.
La subtile Kein Yoshimura fait tourner son ombrelle translucide et légère dans une cerisaie japonaise en fond de scène. Parvaty Baul, radieuse, et toujours ivre de joie spirituelle, joue de ses deux instruments à la fois, un stagiaire de l’ISTA jongle habilement avec des mouchoirs qu’il transforme en mini-parapluies volants, des scènes de la culture du théâtre de rue.
« Quelle élégance cette culture.», commente aussi Barba, un personnage mythique de l’Odin Teatret, joué par Julia Varley…. Mais impossible de tout citer. Chacun use de son savoir-faire pour tenter de le mettre en synchronie avec l’autre pour atteindre un ordre nouveau, supérieur, « un stade divin où tu dépasses la technique que tu dois posséder pour la dépasser.»( idem)
Un moment intense, celui où le Brésilien Alicio Amaral joue du violon rustique accompagnant un rituel populaire de Pernambouc et dialogue avec Parvaty Baul : ils font leur musique et dansent face à face, semblent débattre, puis à la fin de leur duo, on ne perçoit plus que l’accord total qu’ils ont été capables de trouver.
Sur cette grande scène, Barba a eu recours aux projections numériques infiniment délicates et suggestives de Stefano di Buduo. La technologie contemporaine s’allie aux formes traditionnelles et les sublime. Il semble que c’est la première fois chez Barba. Le bonheur des participants était visible et celui des spectateurs aussi.
Ces spectacles que nous avons pu voir en une semaine, donnent une petite idée de la diversité du programme et de l’utopie de dialogue nécessaire restauré par les arts, en des temps où l’on ne dialogue plus. Le spectacle du Teatrum Mundi d’Eugenio Barba résonne ici puissamment.
« L’interculturalité n’est possible qu’au théâtre, dit-il. Ce qui est possible au théâtre ne l’est pas dans la réalité. A l’ISTA, le monde est en paix, et pourtant, ce sont bien des gens qui viennent du monde entier ? Et si le G7 venait assister à une ISTA? » (idem) Belle question. Mais le dialogue est-il encore toujours possible au théâtre aujourd’hui ?
Impossible d’énumérer tous les grands noms ou groupes ici présents, de Castellucci à Papaiannou, ni tous les pays: Chine, Mexique, Azerbaïdjan. (https://mitem.hu/en/news/2023/01/10th-theatre-olympics-budapest-hungary)
Jean Bellorini présentait Le Suicidé de Nicolaï Erdman qu’il vient de créer en France. Et le double Festival fêtait aussi le bicentenaire de la naissance de l’écrivain Imre Madach, avec Madach Project 2023. Après deux jours de colloque, sous la direction générale d’Attila Vidnyanszky, deux cent élèves d’écoles de théâtre de différents pays ont interprété des scènes de La Tragédie de l’Homme, une œuvre essentielle de la culture hongroise…
Béatrice Picon-Vallin