Wasted de Kae Tempest, traduction de Gabriel Dufay et Oona Spengler, mise en scène de Martin Jobert
Wasted de Kae Tempest, traduction de Gabriel Dufay et Oona Spengler, mise en scène de Martin Jobert
Qui, à quinze ans, ne s’est pas projeté dans un avenir lumineux ? Et que sont, dix ans plus tard, ces rêves devenus ? Trois amis se rassemblent pour fêter la mémoire de leur camarade Toby mort à la fleur de l’âge.
L’occasion de revenir sur le passé et de faire le bilan de leur vie de jeunes adultes. Ted (Tristan Pellegrino) s’ennuie au bureau comme à la maison ; l’habitude n’a-t-elle pas eu raison de son couple? Dan (Simon Cohen) traîne dans le milieu du show-bizz, à la poursuite d’un succès illusoire. Charlotte (Kim Verschueren) enseigne dans une école publique des faubourgs de Londres mais est prête à tout quitter, y compris Dan, trop velléitaire pour s’engager auprès d’elle.
Bière et cocaïne aidant, ils réalisent que le temps aura passé sans qu’ils aient fait grand chose de leur vie. Sont-ils heureux ? Mais qu’est-ce qu’être heureux? «Tony, si tu avais survécu, tu serais devenu gros et chiant ! dit l’un. (…) T’as de la chance. On était les rois du monde.» Après cette nuit de défonce où tout s’est dit, chacun retrouve son quotidien, résigné mais apaisé.
Ce texte est un adieu désenchanté, sans être désespéré, à la jeunesse. Ecrites dans une langue directe et nerveuse, les répliques font mouche. Pas un mot de trop. Et, en quelques courts monologues, l’auteur sonde avec finesse les états d’âmes des personnages. Cette prose rythmée nous emporte dans un tourbillon d’émotions sans jamais s’appesantir.
Au centre de la scène, un monolithe rétro-éclairé, évoque à la fois la tombe de Tony et le bar où se retrouvent ses amis. Les lumières crues soulignent la brutalité de l’espace urbain et les notes discrètes de Raphaël Mars, inspirée par la musique baroque anglaise, contraste avec l’univers underground de Wasted. Tout ici est réuni pour que ce spectacle soit efficace, y compris des traits d’humour comme ces petits nuages de poudre blanche exhalés par les acteurs…
Mais le metteur en scène «déréalise» un peu trop la pièce, au risque de la faire paraître sophistiquée. Au fil des séquences, un personnage évanescent à la voix de contre-ténor (Fabien Chapeira) fredonne un air monocorde… Le fantôme de Tony? Une allusion à la non-binarité de l’auteur.e?
De temps à autre, pour faire entendre la musicalité du texte original, les acteurs passent à l’anglais, un exercice laborieux pour certains…Ce détour était-il nécessaire : la traduction de Gabriel Dufay et Oana Spengler est pourtant excellente…
Mais la puissance, la délicatesse de ce texte et la justesse des interprètes nous touchent. Ne sommes-nous pas tous hantés par nos illusions perdues ? Ce spectacle est aussi une belle entrée en matière dans l’œuvre de Kae (ex-Kate) Tempest.
Né.e en 1985, dans la banlieue londonienne, elle/il a fait commencé dans le rap avec des performances de « spoken words», avant d’écrire pour le théâtre notamment pour la Royal Shakespeare Company Wasted (Fracassés) en 2011. Puis Hopelessly Devoted (Inconditionnelles) en 2013. Son premier roman, The Bricks that built the houses( Écoute la ville tomber) a reçu un bel accueil comme ses albums : Let them at Chaos (2016) et The Book of traps and lessons (2019).
Lion d’argent à la Biennale de Venise pour son œuvre poétique, elle/il a clos la 76e édition du festival d’Avignon avec un spectacle musical tiré de son dernier album : The Line is a curve ( La Ligne droite est courbe) dans la Cour d’honneur du Palais des Papes.
Mireille Davidovici
Du 3 au 26 septembre, Théâtre de Belleville, 16 passage Piver, Paris (XI ème). T. : 01 48 06 72 34.
Le texte est publié et représenté par L’Arche-Editions.