Anatomie d’une chute, un film de Justine Triet

 Anatomie d’une chute un film de Justine Triet

Sandra, Samuel Maleski et Daniel leur fils malvoyant âgé de onze ans, vivent près de Grenoble. Un jour, Samuel est retrouvé mort en bas de leur chalet dans la montagne. Suicide? Homicide? Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est inculpée malgré le doute. Un an plus tard, Daniel assistera au procès de sa mère. Un film joué par Sandra Hüller, Samuel Theis, Milo Machado Graner, et Sophie Fillières disparue en juillet dernier. Cette fiction a reçu la Palme d’or au festival de Cannes cette année. Intéressante à plus d’un titre mais soulevant de nombreuses questions. Le pédopsychiatre et psychanalyste que nous sommes, demande l’aide d’un avocat…

©x

©x


Ici, aux Assises, un psychiatre parle de Samuel, son patient défunt et évoque la position «castratrice» de Sandra, son épouse accusée de meurtre.
Passons sur la sottise de ce genre d’argument (en fait un jugement dont la partialité évoque surtout l’étroite relation que ce psychiatre entretient avec son patient) tout comme une identification inconsciente à ses difficultés.
Dans les cas de divorce conflictuel, les hommes sont régulièrement accusés d’être des pervers narcissiques par les avocats des épouses et par leurs psychothérapeutes… Et vice-versa!
Les diagnostics sont alors utilisés comme des insultes.
Plus sérieusement, le psychiatre a-t-il le droit de ne pas respecter dans un tribunal le secret professionnel qui
peut juste être levé en cas de maltraitance d’un enfant, ou de possibilité de passage à l’acte criminel. Mais la violation du secret de ce qu’ont dit les patients est inadmissible… La seule condition du « pouvoir tout dire » à l’analyste, même les choses les plus irrecevables comme l’a institué Sigmund Freud, est une règle fondamentale.

Tout dire, c’est être impitoyable avec soi-même, s’interroger avec rigueur et faire un travail de découverte sur les pensées inconscientes qui sont habituellement refusées/refoulées par le sujet. Et la question de la vérité est précisément celle que pose le film. Elle concerne à la fois le juge, l’avocat et le psychanalyste. Ou encore, le philosophe, ou n’importe quel sujet…
Quelles vérités (inconnues) nous traversent-elles et peuvent-elles être cernées par un couple qui s’interroge? Comment percevoir certaines vérités qui dérangent et mettre des mots sur ce qui lie et délie un couple, sur ce qui tisse le lien amoureux et le défait? Un vaste thème qu’aborde Justine Triet et qui en fait tout l’intérêt…

Nous avons été sensible au caractère dominateur ou «castrateur» de Sandra, comme dit le psychiatre qui prend maladroitement la défense de son patient.  Mais il est mal à l’aise avec la question de la domination féminine (nous inversons à dessein le titre: La Domination masculine de Pierre Bourdieu. Il ressent surtout l’échec de  cet écrivain et son incapacité à écrire, face à la réussite de sa compagne.
Le suicide de Samuel témoigne de son propre effondrement et de son incapacité à exister par, et pour lui-même. Pas la peine d’être jeté dehors, ou par le balcon par sa femme… Lui-même s’est envoyé « ad patres ».
Ici la question se déplace: plus besoin d’accuser Sandra de meurtre… C’est bien utile, le couple! L’un rejette ses propres incapacités sur l’autre et le tour est joué. A la fin, la scène d’explication entre Samuel et Sandra est particulièrement explicite. Elle ne se gêne pas pour dire à son mari toute son impuissance. Sa jalousie  éclate au grand jour et il pense que l’autre, bien sûr, lui vole toutes ses idées et les meilleures pages de ses livres….

On peut penser à des couples comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Aragon et Elsa Triolet, ou plus près de nous, Julia Kristeva et Philippe Sollers. C’est leur affaire, nous dira-t-on, et ils se sont arrangés pour résoudre leurs différends. Bien sûr, mais la question est bien celle de l’emprise ou de la fécondité qu’un écrivain peut avoir par rapport à l’autre.
Et n’importe quel couple peut vivre la même chose et en souffrir! Comment fonctionne-t-il? On se soutient, ou on s’entretue… On peut projeter sur l’autre tous ses manques, tous ses échecs. L’amertume et le ressentiment empoisonnent les relations.  Cynthia Fleury, dans son beau livre Ci-gît l’amer, dit qu’il faut rester vigilant. « Le ressentiment est un poison d’autant plus létal qu’il se nourrit du temps pour grossir et gagner en profondeur le cœur des hommes. (…) La faculté d’oubli est un chemin pour se protéger du ressentiment, avec cette faculté essentielle qui consiste à ne pas recouvrir l’oubli par le seul désir d’oublier. »
    
Dans ce film, nous ne saurons jamais qui a vraiment filé par la fenêtre…Dernier point, et non des moindres: la maltraitance d’un enfant ici envahi par les propos d’adultes. Faire comparaître Daniel, onze ans, comme témoin, même assisté, dans une Cour d’assises, est d’une rare cruauté. L’y interroger sans les égards et précautions liées à son âge, alors que sa mère est accusée de meurtre, c’est induire en lui tous les soupçons, faire surgir toutes les angoisses, tous les cauchemars. On manipule ici publiquement un enfant! Pour le pousser  au suicide, on ne fait pas mieux! Et Daniel (onze ans) y pense, quand il est devant la fenêtre d’où son père s’est jeté.

Mais nous avons apprécié cette question de la vérité humaine que traite Justine Triet, et si difficile à cerner. La vérité judiciaire n’est pas la véracité. Mais qu’est-elle? Vaste question.  Indicible, voire irreprésentable. Et en psychanalyse, elle est encore plus abyssale, puisque liée à l’inconscient du Sujet. C’est donc à une vérité bien aléatoire que Daniel, est, comme nous spectateurs, confronté.
Avec intelligence, la réalisatrice n’a pas voulu montrer la chute de Samuel par la fenêtre. Comme la chute, la vérité est indécidable. Souvent fuyante ou à reconstruire, lors des « après-coups « qui permettent de faire retour sur le passé. Sigmund Freud nommait « nachtraglich », cette vision qui remodèle nos souvenirs. Grâce à cet « après coup », même le passé est imprévisible…
Nous avons aussi bien aimé cette scène où Sandra évoque sa position de mère-courage, face au handicap de son fils. Loin de le considérer comme amoindri ou défaillant, elle met l’accent sur ses capacités à vivre et sur tout ce qui peut s’épanouir encore chez lui. Un autre sens du corps pourra alors prendre le relais d’une fonction défaillante. Ray Charles qui avait perdu la vue à sept ans, est devenu un grand musicien… 

Jean-François Rabain

       

Archive pour 10 septembre, 2023

Anatomie d’une chute, un film de Justine Triet

 Anatomie d’une chute un film de Justine Triet

Sandra, Samuel Maleski et Daniel leur fils malvoyant âgé de onze ans, vivent près de Grenoble. Un jour, Samuel est retrouvé mort en bas de leur chalet dans la montagne. Suicide? Homicide? Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est inculpée malgré le doute. Un an plus tard, Daniel assistera au procès de sa mère. Un film joué par Sandra Hüller, Samuel Theis, Milo Machado Graner, et Sophie Fillières disparue en juillet dernier. Cette fiction a reçu la Palme d’or au festival de Cannes cette année. Intéressante à plus d’un titre mais soulevant de nombreuses questions. Le pédopsychiatre et psychanalyste que nous sommes, demande l’aide d’un avocat…

©x

©x


Ici, aux Assises, un psychiatre parle de Samuel, son patient défunt et évoque la position «castratrice» de Sandra, son épouse accusée de meurtre.
Passons sur la sottise de ce genre d’argument (en fait un jugement dont la partialité évoque surtout l’étroite relation que ce psychiatre entretient avec son patient) tout comme une identification inconsciente à ses difficultés.
Dans les cas de divorce conflictuel, les hommes sont régulièrement accusés d’être des pervers narcissiques par les avocats des épouses et par leurs psychothérapeutes… Et vice-versa!
Les diagnostics sont alors utilisés comme des insultes.
Plus sérieusement, le psychiatre a-t-il le droit de ne pas respecter dans un tribunal le secret professionnel qui
peut juste être levé en cas de maltraitance d’un enfant, ou de possibilité de passage à l’acte criminel. Mais la violation du secret de ce qu’ont dit les patients est inadmissible… La seule condition du « pouvoir tout dire » à l’analyste, même les choses les plus irrecevables comme l’a institué Sigmund Freud, est une règle fondamentale.

Tout dire, c’est être impitoyable avec soi-même, s’interroger avec rigueur et faire un travail de découverte sur les pensées inconscientes qui sont habituellement refusées/refoulées par le sujet. Et la question de la vérité est précisément celle que pose le film. Elle concerne à la fois le juge, l’avocat et le psychanalyste. Ou encore, le philosophe, ou n’importe quel sujet…
Quelles vérités (inconnues) nous traversent-elles et peuvent-elles être cernées par un couple qui s’interroge? Comment percevoir certaines vérités qui dérangent et mettre des mots sur ce qui lie et délie un couple, sur ce qui tisse le lien amoureux et le défait? Un vaste thème qu’aborde Justine Triet et qui en fait tout l’intérêt…

Nous avons été sensible au caractère dominateur ou «castrateur» de Sandra, comme dit le psychiatre qui prend maladroitement la défense de son patient.  Mais il est mal à l’aise avec la question de la domination féminine (nous inversons à dessein le titre: La Domination masculine de Pierre Bourdieu. Il ressent surtout l’échec de  cet écrivain et son incapacité à écrire, face à la réussite de sa compagne.
Le suicide de Samuel témoigne de son propre effondrement et de son incapacité à exister par, et pour lui-même. Pas la peine d’être jeté dehors, ou par le balcon par sa femme… Lui-même s’est envoyé « ad patres ».
Ici la question se déplace: plus besoin d’accuser Sandra de meurtre… C’est bien utile, le couple! L’un rejette ses propres incapacités sur l’autre et le tour est joué. A la fin, la scène d’explication entre Samuel et Sandra est particulièrement explicite. Elle ne se gêne pas pour dire à son mari toute son impuissance. Sa jalousie  éclate au grand jour et il pense que l’autre, bien sûr, lui vole toutes ses idées et les meilleures pages de ses livres….

On peut penser à des couples comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Aragon et Elsa Triolet, ou plus près de nous, Julia Kristeva et Philippe Sollers. C’est leur affaire, nous dira-t-on, et ils se sont arrangés pour résoudre leurs différends. Bien sûr, mais la question est bien celle de l’emprise ou de la fécondité qu’un écrivain peut avoir par rapport à l’autre.
Et n’importe quel couple peut vivre la même chose et en souffrir! Comment fonctionne-t-il? On se soutient, ou on s’entretue… On peut projeter sur l’autre tous ses manques, tous ses échecs. L’amertume et le ressentiment empoisonnent les relations.  Cynthia Fleury, dans son beau livre Ci-gît l’amer, dit qu’il faut rester vigilant. « Le ressentiment est un poison d’autant plus létal qu’il se nourrit du temps pour grossir et gagner en profondeur le cœur des hommes. (…) La faculté d’oubli est un chemin pour se protéger du ressentiment, avec cette faculté essentielle qui consiste à ne pas recouvrir l’oubli par le seul désir d’oublier. »
    
Dans ce film, nous ne saurons jamais qui a vraiment filé par la fenêtre…Dernier point, et non des moindres: la maltraitance d’un enfant ici envahi par les propos d’adultes. Faire comparaître Daniel, onze ans, comme témoin, même assisté, dans une Cour d’assises, est d’une rare cruauté. L’y interroger sans les égards et précautions liées à son âge, alors que sa mère est accusée de meurtre, c’est induire en lui tous les soupçons, faire surgir toutes les angoisses, tous les cauchemars. On manipule ici publiquement un enfant! Pour le pousser  au suicide, on ne fait pas mieux! Et Daniel (onze ans) y pense, quand il est devant la fenêtre d’où son père s’est jeté.

Mais nous avons apprécié cette question de la vérité humaine que traite Justine Triet, et si difficile à cerner. La vérité judiciaire n’est pas la véracité. Mais qu’est-elle? Vaste question.  Indicible, voire irreprésentable. Et en psychanalyse, elle est encore plus abyssale, puisque liée à l’inconscient du Sujet. C’est donc à une vérité bien aléatoire que Daniel, est, comme nous spectateurs, confronté.
Avec intelligence, la réalisatrice n’a pas voulu montrer la chute de Samuel par la fenêtre. Comme la chute, la vérité est indécidable. Souvent fuyante ou à reconstruire, lors des « après-coups « qui permettent de faire retour sur le passé. Sigmund Freud nommait « nachtraglich », cette vision qui remodèle nos souvenirs. Grâce à cet « après coup », même le passé est imprévisible…
Nous avons aussi bien aimé cette scène où Sandra évoque sa position de mère-courage, face au handicap de son fils. Loin de le considérer comme amoindri ou défaillant, elle met l’accent sur ses capacités à vivre et sur tout ce qui peut s’épanouir encore chez lui. Un autre sens du corps pourra alors prendre le relais d’une fonction défaillante. Ray Charles qui avait perdu la vue à sept ans, est devenu un grand musicien… 

Jean-François Rabain

       

DAROU L ISLAM |
ENSEMBLE ET DROIT |
Faut-il considérer internet... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Le blogue a Voliere
| Cévennes : Chantiers 2013
| Centenaire de l'Ecole Privé...