La Mousson d’été 2023 ( suite et fin)
La Mousson d’été 2023 ( suite et fin)
Une vingt-neuvième édition marquée par la singularité et la diversité esthétique de textes à forte dimension poétique. Cette année, pas de thème mais «imaginer et interroger notre monde» a été la ligne de Véronique Bellegarde, directrice artistique de cette manifestation en l’honneur de l’écriture dramatique contemporaine. Depuis sa création en 1995, c’est un événement international et unique en son genre ! Pour les artistes comme les intervenants et le public, fidèles ou pour une première, le désir d’assister ou de revenir reste intact.
Ces trois premiers jours passés furent passionnants ! Avec entre autres : Fendre les lacs de Steve Gagnon (Québec) mais aussi avec Cet air infini de LIuïsa Cunillé (Espagne) ou Les Vies authentiques de Phinéas Gage de Marie de Piemontese et Florent Trochel (France). Et pour finir toute en beauté : Aurora travaille de Mariana de la Mata (Argentine), mise en espace de Laurent Vacher, une des pépites de ce festival.
Au Gymnase, le 24 août, jour d’ouverture, a été présentée en première et seule lecture, Le Cercle autour du soleil de Roland Schimmelpfennig,(voir Le Théâtre du Blog), remarquablement traduite par Robin Ormond. Bien loin d’un univers réaliste et malgré un rythme fragmenté et un récit éclaté, le texte réussit à captiver le public.
La construction originale et très habile de l’écriture nous a surpris. L’espace-temps est ici celui d’ une fête organisée en fin de la première période de la covid. Mais se fait jour «le malaise social que nous vivons au quotidien, les inégalités, le racisme. (…) les mépris de classe: les infirmières mais aussi les petits métiers: serveurs, etc. et des espaces de confinement allant de 10 à 1.000 mètres carrés, maisons de campagnes… » comme le dit Gérard Watkins, dans Temporairement contemporain, la gazette de la Mousson.
Forte émotion du public traversé par ce sentiment d’être invité à partager la fête! Poignante, comique, d’une force d’écriture indéniable : «La grande beauté de l’écriture du dramaturge allemand réside dans son économie de mots qui déploie en quelques lambeaux de phrases des histoires entières », remarque Robin Ormond, le traducteur, dans un entretien d’Arnaud Maïsetti
Pour lire en ouverture, ce texte d’un haut niveau théâtral et d’une dramaturgie complexe avec un temps de répétition très court comme toujours à la Mousson, il fallait l’audace et la confiance envers le public et les artistes de Véronique Bellegarde! Le lancement de cette édition 2023 a fait le bonheur de tous, impatients de connaître les prochains jours. La première journée, 25 août, a laissé place à trois autres lectures, toujours aussi étonnantes.
Fendre les lacs de Steve Gagnon
Une pièce de l’auteur, comédien et metteur en scène québécois qui a pris soin d’adapter pour un public français les accents et expressions. Sous le chapiteau des marronniers, l’artiste-poète nous ouvre un monde en marge pour une société comme la nôtre, sous le joug d’une consommation sans limites.Steve Gagnon nous alerte et montre comment infatigable, l’économie capitaliste gangrène les espaces les plus reculés. Ici, une forêt au bord d’un lac au Nord du pays, où vivent huit personnages dans des cabanes de chasseurs. Près d’un lac dont il faut bien vivre. Ici, «cela voudrait bien dire survivre à soi (.) vivre par désœuvrement autour du lac, et à rêver d’un ailleurs vainement. »
Un milieu où l’animalité des êtres se confond avec la sensibilité et la conscience humaine. Des personnages en proie à l’ennui, à un exil forcé et au désir d’un lendemain plus radieux. Ce mélange crée une certaine étrangeté dans cette histoire… Nous sommes face à une communauté mi-familiale et l’auteur nous emmène loin, très loin, tout en restant au bord du lac, un espace clos, point névralgique de tous les désirs, souffrances et angoisses.
Nous allons à la rencontre de ces habitants, étouffés par la nature somptueuse mais lourde et qui les isole, avec leurs douleurs, cauchemars, espoirs : Il faut partir mais où? Et recommencer: mais quoi ?
Rien à voir ici avec une fable traditionnelle. Nous basculons dans un récit théâtral d’une profonde poésie, d’une intensité sensuelle et d’une forte tension. Les personnages qui n’ont rien d’extraordinaire, sont des êtres comme les autres. En lutte avec le monde d’aujourd’hui agité, uniformisé et hostile à l’étranger. Nourri d’injustices et en proie à une pauvreté grandissante. Ils sont en demande d’une vie meilleure, d’amour, et veulent en finir avec une pénibilité de tous les jours.
Du rêve dans leur la vie, de l’excitation, de la beauté, tels pourraient être la signification de leurs cris, déchirures et solitudes. L’auteur a une ligne politique et esthétique : il veut que ses pièces se terminent «bien», ou du moins, nous libèrent du tragique et laissent planer un espoir…
Dans sa direction d’acteurs, Steve Gagnon tient à certains principes : « Pas la peine pour les acteurs d’être lyriques, mais bien concrets, car l’écriture est lyrique. (…) Ils doivent heurter en ligne droite, gueuler fort avec une invention langagière qui nous fait forcément avancer. (…) Dans une lecture, on fait une plongée, je préfère cela, plutôt que des acteurs qui se préservent, mais oui, il y a dans l’écriture du texte, des endroits où l’énergie peut redescendre… »
Ce tempo, bien vivant pendant la lecture, fut mis en rythme et avec grâce par tous les comédiens. Nous avons été réjouis par l’étincelante théâtralité en l’ écriture de Steve Gagnon et par la dimension poétique de cette mise en espace.
Cet air infini de LIuïsa Cunillé, traduction de Laurent Gallardo
En deuxième lecture, vendredi 25 août, Cet air infini, de LIuïsa Cunillé, texte traduit de l’espagnol par Laurent Gallardo de la Maison Antoine Vitez, habitué du festival. La traduction en français a été demandée par l’autrice catalane. Le texte fait appel à Ulysse et à des figures du théâtre antique grec. Cependant ici, ils ne s’agit pas de réactualiser ces personnages mythiques mais de les inscrire dans une continuité pour les laisser advenir dans notre monde contemporain. Ulysse est ici un ingénieur immigré. Doit-il rester vivre dans la ville qu’il est en train de bâtir, ou reprendre la route pour retrouver son pays et sa famille? Il fait la rencontre d’une femme aux lunettes noires dont l’identité s’avère changeante : «Elle est à la fois Électre qui revient des funérailles de sa mère, Phèdre, tombée amoureuse de lui, Médée qui sort de prison ou encore Antigone, sœur d’un terroriste.»
Un univers dramatique tout autre que celui de la lecture précédente. Comme une variation et avec comme points communs: un paysage du chaos du monde et de ses bouleversements humains et sociaux : la quête de l’identité, du rapport à l’autre, de la différence, qui à leur tour nous interrogent
Une pièce d’une exigence à la fois poétique, politique et apolitique. «Un théâtre d’art» selon son traducteur Laurent Gallardo. Il souligne que le titre est un vers issu d’un poème de Pedro Salinas : « Civitas dei, aux accents dystopiques sur l’espace urbain moderne déshumanisé. Une des clés de lecture. »
Cette pièce soulève en effet la question de la modernité et de la construction urbaine, une question socio-politique et culturelle concernant les migrants et d’actualité : «Qui a construit la ville nouvelle? Ce sont les migrants. (…) LIusïa Cunillé montre la continuité entre le destin des migrants et la trajectoire de nos propres mythes. (…) Elle ne nous dit pas comment penser le monde, mais nous met face au questionnement de notre identité et de la réalité contemporaine. »
Un moment fort avec une interprétation tout en finesse de Géraldine Martineau et Jackee Toto, sur une musique d’Hervé Legeay. Et sans oublier, une mise en espace ingénieuse de Véronique Bellegarde : la lecture programmée à l’extérieur a dû au dernier moment, face aux caprices de la météo, avoir lieu à l’intérieur. Petite frustration sans doute comblée quand la pièce sera mise en scène: nous ne percevons pas pas toujours, clairement d’un point de vue dramturgique, ici les célèbres figures de l’antiquité grecque : Électre, Médée, Phèdre, Ulysse…
En ce deuxième jour, samedi 26 août, Aurora travaille de Mariana de la Mata, traduction de Victoria Mariani et Emilia Fullana Lavatelli.
Sous le chapiteau des marronniers un texte de cette autrice argentine. Une magnifique découverte avec une puissante dramaturgie et remarquable interprétation de Pierre de Brancion, Paul Fougère, Christine Koetzel, Charlie Nelson et Alexiane Torrès.
Avec encore une fois, une mise en espace, simple mais évocatrice, cette fois sous la direction de Laurent Vacher. Le metteur en scène est ici au plus proche de cette fiction théâtrale. La sensibilité du jeu, la profération du texte, la stature des comédiens, et les éléments de décor forment un ensemble théâtral dense d’émotion et de pensée
La langue par son mouvement et ses mots, fait naître une foison d’images.Un combat prend naissance avec Aurora pour «traquer les lâchetés et placer entre les mains de femmes vaincues d’hier, les forces de ne pas s’en tenir là – du haut de son toit, observant l’horizon par-delà la forêt. » (…) « Aurora travaille pour d’autres futurs, pour ses frères arrachés à l’abrutissement et pour ses cours d’armes. »
Cette mise en espace met en valeur l’écriture, le sous-texte et l’histoire dans toute la dimension tragi-comique mais aussi politique, de notre temps. Et au plus près des relations humaines, avec une intelligence du cœur et une rare subtilité.
Bouleversant ! Nous retrouvons la pièce comme dans Fendre les lacs, un milieu hostile et misèrable, là, dans la Pampa; au bord de l’autoroute, Aurora vit avec sa mère Irène qui ne cesse de tricoter, simulacre Pénélope et deux «idiots», des adolescents qui passent leur temps à jouer sur leur console.
Jacquot, alcoolique, et libidineux, emploie Aurora à la station-service et lui propose pour compléter son salaire de s’occuper des étrangers venus construire une église évangélique et chasser le cerf.
Partir ? Ou lutter et rester…. Aurora ne se laisse pas dominer et abattre par la violence humaine et la chasse à tous les sens du terme !Comme au premier jour du festival après Fendre les lacs, le public était invité à une conversation chaleureuse et pleine d’humour, avec le traducteur, auteur et metteur en scène Steve Gagnon. Et à un rendez-vous avec Laurent Gallardo, à propos de Cet air infini. Un moment qui s’est révélé passionnant et instructif avec pour thème Le Texte et son contexte : quand faut-il s’arrêter de traduire? Laurent Gallardo a été bien au-delà de cette thématique et les participants ont saisi la complexité et les enjeux poétiques et musicaux du travail minutieux de traduction. Rencontres et débats, en relation étroite avec les lectures à l’affiche, éclairent par leur clarté, l’intelligence des propos, la transmission des écritures traduites.
Autre point fort: l’Université d’été européenne. Un espace pédagogique et culturel de haut niveau mais accessible aux étudiants, professionnels de l’art vivant, enseignants, passionnés… Depuis toujours sous la direction de Jean-Pierre Ryngaert, professeur émérite en études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle-Paris III- qui enseigne la dramaturgie à l’École régionale d’acteurs de Cannes et Marseille. Il offrait une possibilité d’analyser en profondeur le programme du festival. Les ateliers étaient animés par une équipe fidèle: Jean-Pierre Ryngaert, Joseph Danan, Nathalie Fillion et Pascal Henry….
« Vivre sa vie coûte que coûte ! » face aux sociétés urbaines ou plus archaïques, et de leurs lois. Explorer « notre contemporain » où l’exclusion, la tragédie des migrants, le pouvoir économique et le monde virtuel ne cessent de grandir… Des questions souvent tragiques et d’une actualité mondiale habitant les pièces du festival. Elles posent avec pertinence et beaucoup d’imagination, des interrogations cruciales pour notre avenir et mettent en cause avec esprit, le système capitaliste. « Sommes nous des individus façonnés par les automatismes de notre société ou pouvons-nous tenter la traversée de nos existences comme une aventure personnelle et inédite? » comme le laisse entendre parmi d’autres pièces, l’existence véridique et le destin d’un homme dans Les vies authentiques de Phinéas Gage.
Une édition de la Mousson d’été réussie haut la main ! Avec des pièces de grande qualité qui ont fait résonner sans pathos ni discours moral mais avec un esprit aiguisé, notre XXI ème siècle si mal en point. Et d’avant ! Avec ces incroyables vies authentiques de Phinéas Gage, à la fois récit de vie et théâtre documentaire de Marie Piemontese et Florent Trochel (France). Phineas P. Gage (1823-1860) était un contremaître des chemins de fer américain qui subi un profond changement de personnalité à la suite d’un accident du travail (une explosion qui avait provoqué un traumatisme crânien majeur, ce qui avait fait de lui un cas d’école en neurologie.
Même si, pour quelques textes comme celui de vies authentiques de Phinéas Gage, ou pour Cet air infini, le format de la mise en espace est parfois insuffisant pour rendre compte dans toute son ampleur théâtrale de l’incroyable mais authentique destin de cet ouvrier. Et ce malgré de très bons comédiens. Certaines oeuvres ont besoin d’une mise en contexte produite par la mise en scène et qu’une lecture, parfois, ne saurait permettre.
La suite de cette Mousson d’été futaussi jubilatoire, et nombreuses sont les pièces représentant nos inquiétudes, à la fois fortes et légitimes. «On pourrait dire que beaucoup de ces textes, prenant le pouls de ce monde, partagent une profonde inquiétude à son égard, mais qu’aucun ne cède au didactisme – certains d’entre eux peuvent être terribles, mais ils le sont d’autant plus qu’ils le font comme à pas feutrés, ou de manière contenue. C’est cette violence sourde, (…) qui me frappe dans beaucoup de ces pièces, comme si à tout moment, tout pouvait s’embraser, individuellement et collectivement.(…) Ce n’est pas nouveau, et peut-être le théâtre, cet art de la relation, est-il le lieu pour cela: c’est aussi en disant une parole aimable que peut se faire entendre une chose terrible », entretien avec Jean-Pierre Ryngaert, directeur des ateliers de l’Université d’été et membre du comité de lecture de la Mousson d’été.
Un point important : dans ces textes, existe aussi une parole théâtrale plus joyeuse, ouvrant sur la vie et ses forces bénéfiques, l’amour et la création, l’invention, et la puissance de l’imagination… Ces thématiques, souvent abordées dans le théâtre contemporain ont fait la preuve en cette édition d’une invention langagière et d’une originalité marquante. Et ce n’est pas un hasard, si elles sont mises en lumière par une place considérable offerte dans ces pièces, à la poésie.
Autre plaisir, notable, le nombre honorable d’autrices : neuf sur les dix-sept dramaturges au programme : Lluïsa Cunillé (catalane), Mona El Yafi (française), Monica Isakstuen (norvégienne), Mariana de la Mata(argentine), Tatjana Motta (italienne), Mariette Navarro, Marie Piemontese, Pauline Sauveur et Lydie Tamisier (françaises). Une belle reconnaissance à poursuivre !
Cette manifestation suit son cours au-delà du festival ! La Mousson d’été permet à des textes programmés d’être ensuite mis en scène, et de soutenir concrètement des écrivains, des éditeurs et la profession théâtrale dans son ensemble. De nouveaux partenariats avec des universités et d’autres pôles professionnels, et culturels, sont à l’étude pour 2024.
Pour conclure, rendons hommage à Lucien Attoun, disparu au printemps (voir Le Théâtre du Blog). Il a été l’inventeur en 1968 avec sa femme Micheline de cette pratique artistique et théâtrale, osée: la mise en espace !
Elisabeth Naud
Festival La Mousson d’été, Abbaye des Prémontrés, Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle).