S’abandonner à vivre, Judith Magre lit des nouvelles de Sylvain Tesson, sous le regard de Thierry Harcourt
S’abandonner à vivre, Judith Magre lit des nouvelles de Sylvain Tesson, sous le regard de Thierry Harcourt
Judith Magre revient chaque lundi soir au théâtre de Poche- Montparnasse où elle a déjà joué plusieurs fois. Assise à une table, impeccablement coiffée, elle lit avec à la fois la sensibilité, l’énergie qu’on lui connait, et une diction impeccable, des extraits de ces nouvelles publiées il y a neuf ans.
Bien dirigée par Thierry d’Harcourt avec d’abord La Gouttière où un amateur d’escalade est dans la chambre de son amoureuse, quand arrive son mari, un médecin… Mais l’appartement est situé au sixième étage. Donc seule possibilité envisageable : s’enfuir par la fenêtre et descendre le long d’un tuyau qui court sur la façade. Malgré son expérience, il va tomber sur le trottoir…
Son amoureuse descend terrifiée mais, bien entendu, ne dit rien. Une vieille dame de l’immeuble affolée veut qu’on prévienne son médecin de mari, ce que l’amant refuse évidemment. Cela dit, on comprend mal comment il peut être encore en vie et conscient après une chute de plusieurs étages. Il partira seul dans l’ambulance. Judith Magre heureusement, arrive donner vie à cette fable…
Second volet de cette lecture: L’Exil. Un jeune Nigérien a réussi à économiser sur plusieurs années avec l’aide de toute sa famille l’argent exigé par un passeur pour arriver en France d’abord en camion puis dans dans un bateau insalubre qui a le roulis. Mais le passeur l’a arnaqué, lui comme ses camarades et ils se retrouveront en Italie à quelque 2.000 kms de Paris… qu’il arrive quand même à rejoindre après un voyage très éprouvant.
Il logera dans une chambre de treize m2 avec quatre autres Africains et travaillera très dur pour envoyer le maximum d’argent à sa famille… Ecrite dans une langue claire et précise, c’est sans doute la meilleure de ces trois nouvelles. Judith Magre, là aussi, sait embarquer le public avec un savoir-faire inimitable.
Dernier texte : La Bataille. Une association en Russie reconstitue chaque année la bataille puis la victoire de Napoléon à Borodino. Cette fois-ci, la reconstitution est interdite par la police locale. Mais celui qui incarne le capitaine des Grognards et le chef de la milice ont une amoureuse en commun…
Cette nouvelle n’a sans doute pas la même force que la précédente.. Mais les trois ont en commun: le «pofigisme», un concept russe que Sylvain Tesson définit comme « une résignation joyeuse, désespérée, face à ce qui advient. »Et cela donne une unité à cette lecture dont Judith Magre se sort avec virtuosité. A la fin, elle dit simplement : «Voilà, c’est fini. »
Et elle salue assise, puis un régisseur l’aide à sortir de scène. Le public debout applaudit chaleureusement cette performance plus qu’émouvante ! Un regret? Oui, vu le prix des places, il y a, comme ailleurs, très peu de jeunes gens dans la salle, alors qu’il y avait encore huit sièges vides. Stéphanie Tesson la directrice pourrait les céder au dernier moment? C’est une belle leçon de théâtre, même s’il s’agit d’une lecture de nouvelles, dont pourraient profiter les apprentis-comédiens.
Judith Magre a toujours cette incroyable présence qu’on lui connait. Elle aura joué tous les types de théâtre et des centaines de personnages dans les tragédies et comédies classiques : Eschyle, Molière, Tchekhov, mais aussi Brecht, Giraudoux, Dürrenmatt, Camus, Anouilh, Sartre. Et plus près de nous, des auteurs aussi différents que Bernhard, Bond, Koltès, Stoppard, Barillet et Grédy, Vauthier, Duras …
Des rôles assumés, quelle que soit la qualité de la pièce, avec la même passion, le même sens du métier, la même rigueur. Au cinéma, où elle a débuté, elle a joué pour entre autres, Chenal, Malle, Lelouch… Mais la scène est restée, et reste encore sa passion, alors qu’elle n’a plus rien à prouver…
Elle aura très bientôt quatre-vingt-dix sept ans ! Et cela va faire presque soixante-dix ans (de quoi donner le vertige!) que nous l’avions vue, très impressionnante, jouer Huis-Clos de Jean-Paul Sartre au Théâtre en rond, une scène très innovante à l’époque!) place Saint-Georges à Paris et aujourd’hui disparue. Où jouèrent aussi entre autres, Michel Bouquet, Madeleine Robinson, Pierre Brasseur… et où François Truffaut tourna en partie Le Dernier métro.
Judith Magre est un trésor national vivant du théâtre français…Et ce spectacle le confirmerait au besoin.
Philippe du Vignal
Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse, Paris (VI ème). T. : 01 45 44 50 21 seulement tous les lundis à 19 h.
Les nouvelles de Sylvain Tesson sont publiées chez Gallimard.