Danses non humaines, conception de Jérôme Bel et Estelle Zhong Mengual
Danses non humaines, conception et textes de Jérôme Bel et Estelle Zhong Mengual
Au musée du Louvre, une conférencière nous accueille en bas du grand escalier dominé par la célèbre Victoire de Samothrace qui représente la déesse Niké ailée, mais sa tête et ses bras ont disparu: «Je m’appelle Estelle, j’ai trente-quatre ans et suis historienne de l’art.» Ici, pas question d’intelligence artificielle ou de robots. La jeune femme qui enseigne à l’Ecole de Sciences Politique à Paris, étudie le statut des animaux, végétaux et éléments naturels dans les œuvres d’art. Elle trouve un nouveau champ de réflexion dans ce parcours dansé, imaginé par Jérôme Bel qui, « depuis longtemps, cherche à sensibiliser le public aux éléments non humains par la danse.»
Dans ce Louvre qui incarne pour eux l’art occidental par excellence, «les seuls humains dans leurs états et leurs drames sont au centre de l’immense majorité des représentations de la peinture et de la sculpture.»
Avec cette déambulation jusqu’à la grande salle Denon, Jérôme Bel ne cherche pas à entrer en dialogue avec les peintures monumentales du XIX ème siècle qui peuplent ici les murs: «Il s’agit, dit-il, de mesurer et analyser ce que certaines représentations dansées de la Nature produisent dans notre culture.» Avec Estelle Zhong Mengual, il interroge les relations que les chorégraphes ont créées avec le monde vivant à travers plusieurs œuvres du répertoire de la danse, dite « savante» occidentale.
Tout d’abord, L’Entrée du Soleil qu’interpréta Louis XIV en Apollon le jour de ses quatorze ans (1653) dans Le Ballet royal de la nuict divisé en quatre partie ou quatre veilles de l’écrivain Isaac de Benserade (1613-1691). Il en reste le texte, la musique et une aquarelle. A partir de là, le danseur Gaspard Charon a imaginé le costume et la marche solennelle du jeune souverain.
Il descend l’escalier cérémonieusement avec petits sauts et entrechats, les bras levés pour signifier l’aurore. «Mais cela ne révèle rien de ce qu’est le soleil, ici instrumentalisé comme symbole de la royauté.» dit notre guide.
Water Studies (1900) d’Isadora Duncan est dansé sur une musique de Frantz Schubert par Elisabeth Schwartz avec des mouvements fluides et naturels qui tranchent avec les contraintes de la danse classique. Mais ici, l’eau n’est pas un thème utilisé pour sa nature mais pour exprimer le sentiment humain de liberté et de sérénité. Elisabeth Schwarz interprète ensuite Danse serpentine (1892), le ballet bien connu de l’Américaine Loïe Fuller qui, disait-elle. réussissait à donner un autre état du corps. «Je suis dans l’acte. » Sur le Prélude du Déluge de Camille Saint-Saëns, la danseuse avec de larges déploiements de voile tourbillonne sous la Victoire de Samothrace et produit des formes nouvelles rappelant à Estelle Zhong Mengual « le surgissement à l’infini de la nature plutôt que des sentiments humains ».
L’entrainant Nelken Line, extrait de Nelken (Les Oeillets) de Pina Bausch (1982) évoque la morte saison avec des mouvements simples et répétitifs, une sorte d’adieu triste à la nature, cadencé par West end blues de Joseph Olivier, interprété par Louis Armstrong.
Dans The Siberian crane (2019), extrait d’Extinction room (Hopeless) sur un texte de Philip Ingman, le chorégraphe roumain Sergiu Matis raconte la disparition des espèces. Après un monologue qui relate l’extinction de la grue de Sibérie, Chiara Gallerani incarne l’oiseau migrateur. Imitant ses mouvements et son cri, elle devient «l’interprète des corps qui disparaissent du répertoire de la vie».
Les lions sont lâchés dans la galerie Denon: Le Vocabulaire des lions du chorégraphe Xavier Le Roy (2011) va plus loin dans la représentation dansée du monde animal. Six interprètes nus marchent à quatre pattes, lentement et en silence. Dans un espace-temps non humain et une autre forme d’expression. Reconnaîtrons-nous dans cette gestuelle, étudiée de près et restituée ici par le chorégraphe, la part animale qui nous habite ?
Jérôme Bel et Estelle Zhong Mengual sont des écologistes convaincus. Le chorégraphe ne prend plus l’avion pour faire ses tournées, même quand il va au Danemark ou en Norvège. Et la jeune enseignante a décroché un bac pro agricole…
Cette « exposition de danses» porte ses fruits et au terme du parcours, quand nous posons les yeux sur le Portrait de Madame Récamier de Jacques-Louis David et Le Sommeil d’Endymion d’Anne-Louis Girodet, ou un autre imposant tableau, notre regard change un peu. La centralité de l’humain dans ces œuvres qui nous entourent saute aux yeux!
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Il faut espérer que Jérôme Bel et sa complice reprendront ce spectacle dans d’autres musées… et remercier Laurence des Cars, première femme à présider à diriger le Louvre, de l’avoir ouvert aux spectacles.
Mireille Davidovici
Jusqu’au 14 octobre, dans le cadre du Festival d’automne à Paris, au musée du Louvre, Paris (I er). T. : 01 40 20 53 17.