Le festival de Piatra Neamt
Sa trente-quatrième édition vient d’avoir lieu en Roumanie au Théâtre de la Jeunesse, édifié entre les deux guerres dans cette petite ville industrielle entourée de montagnes, en Transylvanie Il a toujours constitué un lieu où de bons metteurs en scène pouvaient plus ou moins travailler en paix, loin du pouvoir central de Bucarest.
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Depuis 2017, ce théâtre est dirigé par Gianina Carbunariu, auteure et metteure en scène connue en France. A Piatra Neamt où il n’y a pas d’Université, elle mène une politique culturelle engagée à l’égard des jeunes dont les spectacles scolaires ont leur place dans ce festival annuel depuis qu’elle l’organise.
Ce n’est pas facile d’arriver là. Un vol depuis Beauvais nous a emmené à Iasi où la mémoire juive est très forte et il faut encore deux heures de voiture pour atteindre Piatra Neamt dont le nom: « pierre allemande » évoque un peu la complexité de cette Europe centrale. La ville a été à 50% juive et a compté jusqu’à vingt-et-une synagogues qui ont été détruites entre les années cinquante et soixante-dix.
Aujourd’hui, il n’en reste qu’une en bois et qui a été restaurée. Douze personnes venaient y prier avant la pandémie mais il en reste deux aujourd’hui. Le gardien du lieu, un écrivain, un sage, la fait visiter à ceux qui s’intéressent à la culture yiddish mais il constate lucidement : « La culture réunit les gens, les églises les séparent. »
La synagogue sert de lieu d’expositions, ou pour des colloques autour de la «bima», l’estrade peinte en bleu où on lit la Thora et autour de laquelle les «hassidim» (juifs orthodoxes) dansaient autrefois. C’est à Victor Brauner, figure importante du surréalisme et natif de la ville, que les tableaux exposés en septembre sont dédiés.
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Gianina Carbunariu dirige donc ce Théâtre de la Jeunesse depuis 2017 et en est à son sixième Festival. A cause de la pandémie, celui de 2020 a été supprimé mais cela n’a pas empêché ce théâtre d’être très actif et de donner de nombreux spectacles en plein air ou sur la façade, en utilisant fenêtres et balcons.
Le thème du festival 2023: Zone de sécurité ne signifie pas Zone de confort mais celle où les droits humains sont respectés, bien commun, zone de solidarité et non de polarisation, comme le précise le programme en rouge, blanc et bleu ciel.
Y étaient invités les théâtres roumains d’Etat venus de Constanza, Bacau, Craïova, Galati, Bucarest, Sibiu, Oradea… Et des compagnies indépendantes : Plateforma de Teatru Politic, Ceva, Reactor…)
Les spectacles avaient lieu sur les trois scènes du Théâtre de la Jeunesse : la principale, la petite et la «scène mobile» ancien gymnase aménagé, précédé d’un espace transformé en délicieux jardin-foyer par Daniel Chirila, un des deux coéquipiers de Gianina Carbonariu, avec Raluca Naclad. Ces spectacles pouvaient aussi circuler dans un environnement rural.
En dehors de la Section nationale, le programme : Quelque chose à déclarer regroupait des pièces de femmes et nous avons pu voir la magnifique performance musicale de Ridina Akmedova, une actrice tchèque d’origine sénégalaise, chanteuse de blues. Avec un «looper» dernier modèle, elle dialogue avec sa propre voix, interprétant ses chansons et improvisant sur des thèmes donnés par le public : adultes et enfants.
La veille, elle avait mis en jeu son poids dans Fat, focalisé sur les attentes d’autrui et l’acceptation de son propre corps, sans aucune provocation.
Tous les spectacles venus de Belgique, du Kosovo (avec une pièce du prolifique Jeton Nejiraz), d’Ukraine, d’Allemagne, Bulgarie et Slovénie faisaient partie de ce programme. Et des expositions, comme Le Monde d’aujourd’hui et la zone de sécurité consacrée au changement climatique, à l’instabilité de l’environnement et à la nécessité d’une adaptation. Mais aussi des films comme Entre deux Révolutions (1979 en Iran et 1989 en Roumanie) de Vlad Petri, écrit à partir d’archives et de poèmes d’Iraniennes.
Des ateliers et débats sur des livres, surtout après les spectacles avec les artistes et les organisateurs. Ici, le public est composé en grande majorité de gens ordinaires, de «vrais» gens de tout âge mais animés d’une même curiosité, sans préjugés ni snobisme parmi lesquels on se sent bien, un public tel qu’on voudrait en voir partout.
Arrivée vers la fin du festival, nous n’avons pu tout voir mais avons profité de sa simplicité engagée, de son ambiance amicale et dynamique. Les choix de l’équipe du festival sont orientés vers l’actualité, le social, la santé, l’attitude de l’Europe de l’Ouest vis-à-vis de l’Est et vice-versa, les problèmes qui se posent au théâtre roumain, l’histoire du pays sous la dictature de Ceaucescu, les minorités, les femmes… Mais sans jamais oublier la force de l’art du théâtre dont les spectacles doivent être imprégnés.
La danse était de la partie avec Danses nomades, un des projets de Timisoara, capitale européenne de la culture 2023. Ce spectacle a été créé par la chorégraphe Béatrice Tudor qui prend en compte l’espace, l’architecture du lieu choisi-à chaque fois différent-et les relations spécifiques qui se créent entre artistes (danseurs et D.J.), leur corps, les sons et le public rassemblé autour d’eux. Nous avons vu ces Danses nomades sur la grand-place de Piatra Neamt devant un public patient et intéressé sous une pluie fine-l’équipement sonore étant protégé par des parapluies blancs venus à la rescousse.
Enfin Ici. Mélancolie, texte de Daniel Chirila, mise en scène d’Irina Moscu était le premier spectacle d’Unlock the city, un programme financé par Creative Europe 2021-2027 où sont invités à participer ensemble institutions artistiques et scientifiques comme le Théâtre de la Jeunesse de Piatra, le Théâtre Liure de Barcelone, le Toneelhuis d’Anvers, l’Académie des arts scéniques de Prague, l’Académie théâtrale de Norvège et l’Institut polytechnique de Milan. Six pays pour douze spectacles (trois par lieu) des ateliers et des cours thématiques préparatoires sur la relation entre l’espace urbain, son architecture, le public, la communauté, et le théâtre, la ou les relation(s) qu’il induit.
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Il s’agit de repenser le paysage urbain après la pandémie. A Piatra Neamt, le spectacle de 2024 sera confié à Bogdan Zamfir, acteur des spectacles de Gianina Carbunariu, connu aussi en France pour avoir joué chez Joël Pommerat (Ça ira (1) Fin de Louis).
Dans La Fabrique des acteurs, texte et mise en scène de Matei Lucaci Grunberg, un théâtre de province prépare un spectacle sur l’histoire de la Roumanie à travers mariages et enterrements. Un metteur en scène depuis la salle dirige avec une voix dure les comédiens plutôt insolents qui interprètent chacun à sa façon le thème et critiquent ses indications.La directrice du théâtre qui est également actrice, rappelle sans cesse à tous que des représentants de l’Union théâtrale de Roumanie doivent venir sur son invitation et qu’il faut être prêt, et au niveau….
Cette comédie sans fards a été présentée par le Théâtre municipal de Bacau et le public a vivement réagi, en interrogeant le travail théâtral, les rapports entre les professionnels (une crise violente vient de secouer l’U.N.I.T.E.R.), et montre aussi la contestation du rôle du metteur en scène qui finit par monter sur le plateau.
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Opération Pétard, écrit et mis en scène par Catinca Draganescu au Théâtre Nottara de Bucarest, traite d’une histoire des temps soviétiques, une histoire vraie. Fin des années 80, à l’imprimerie Casa Scanteii de Budapest, des employés s’aperçoivent à leur arrivée au travail qu’on a brûlé pendant la nuit le calicot où un slogan sur le mur d’en face clamait : «L’Ere Ceaucescu est l’Age d’or de la Roumanie ». Entre eux, ils laissent éclater leur joie devant cet acte de résistance anonyme qui détruit un mensonge d’Etat.
Mais commence l’enquête menée par la police et la Securitate (les services secrets) et, à travers l’histoire réelle d’un héros peu connu de la résistance au «Génie des Carpathes» (https://www.rciusa.info/post/the-history-of-romania-in-one-object-valentin-hurduc-s-clandestine-printing-machine),se découvre tout un monde de relations absurdes et paranoïaques.
Le plateau se charge de clairs-obscurs, visions fantastiques et personnages masqués, bruits angoissants ressuscitant un climat de suspicion mutuelle où les personnages en arrivent à se retourner les uns contre les autres, alors qu’ils riaient ensemble de l’action audacieuse découverte un matin. On n’oublie pas le passé en Roumanie, on creuse les tunnels, les grottes et les bassesses. Et, dans une maîtrise de moyens scéniques, la « petite » histoire devient ici une métaphore puissante.
Grand Hôtel Timisoara, mis en scène par le groupe Aualeu, relève du théâtre dit brut. On y parle français, allemand, anglais, italien, turc, serbe, chinois et roumain, bien sûr non surtitrés. Chaque spectateur saisit ce qu’il peut mais le jeu des acteurs très expressif permet de comprendre l’essentiel de cette comédie humaine qui se déroule dans le hall d’accueil d’un hôtel à Timisoara, ville au statut de Capitale européenne de la Culture, comme on l’a déjà vu.
Un décor très simple où les entrées et sorties se font par des châssis. Le public entoure l’aire de jeu sur ses trois côtés. Au centre, une table chargée de papiers pour la réceptionniste avenante et énergique qui doit répondre à toutes les questions sur les distractions possibles. Elle offre à chacun un petit verre de gnôle ou plus, si besoin est.
Les demandes sont très variées et ses capacités linguistiques ne suffisent souvent pas, ce qui donne lieu à des situations comiques où règne l’improvisation. Un spectacle télévisuel mais le sous-texte délivre une vision très critique de l’être humain-touriste plus ou moins culturel. Nous avons été effrayés par la vision des Européens de l’Ouest mais des Roumains nous ont assuré que le traitement de leurs propres ressortissants était le même, si ce n’est pire encore…
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L’Ukraine était avec nous, représentée par le Left Bank Theatr de Kiev. Avec HA.L.T (soit Hamlet sans les lettres : m et e), écrit par Tamara Trunova-qui l’a mis en scène-et par Maryna Smilianets. Et coproduit par le Deutsches Theater de Berlin où eurent lieu deux représentations ; la troisième étant celle donnée à Piatra Neamt. La troupe est ensuite allée le jouer en Pologne.
Ce spectacle sur le thème de la perte, inscrite dans le titre même, part du projet d’un Théâtre de créer Hamlet en avril 2022 à Kiev.
L’invasion russe a causé l’annulation de la première. Mais l’affiche était déjà visible à l’entrée du Left Bank Theatr de Kiev et suscitait l’attente des habitués qui avaient déjà acheté des billets. Que faire ? Ce HA.L.T (ou Hamlet sans moi) se construit à partir des questions et hésitations à continuer à faire du théâtre. Il nous parle de la vie des artistes qui ont répété cet Hamlet avorté, évoque les morts au combat que l’on cite pour leur rendre hommage. Presque sans décor : des chaises et un rideau rouge qui s’ouvrira sur une forêt de sapins rougis, le spectacle porte les blessures du conflit en cours qu’on retrace en énumérant les villes détruites et les batailles.
C’est comme la répétition d’un Hamlet qu’on ne verra jamais, troué par les doutes :« Jouer ou ne pas jouer ? » « Nous devons jouer pour nos camarades dans les tranchées. » « Ne pas jouer est un crime.» mais « Je n’ai plus de voix », les déclarations : «Je ne suis pas ce qui m’arrive, je suis celui que je choisis d’être.» Et les méditations des acteurs sur leur condition fantomatique, la sécurité dont ils jouissent à Berlin, sur leur rêve de Hamlet, les grandes répliques de Shakespeare, Les Aveugles de Breughel l’ancien ou encore sur la parabole du rêve du papillon du philosophe taoïste Tchouang Tseu. Un spectacle troublant et déchirant.
© Marius Sunlea
Le festival s’achevait avec Le Dinosaure Magyarosaurus, texte et mise en scène de Gianina Carbunariu, un spectacle qui tranche sur ses créations documentaires et qu’elle a monté au Szigligeti, le Théâtre hongrois d’Oradea en Roumanie. Les acteurs hongrois y ont une excellente réputation, bien méritée. Ils se sont ici confrontés à la pièce de Gianina Carbunariu qui a mené de très longues recherches sur le personnage central historique et sur cette forme qui participe du théâtre et de la comédie musicale.
Ferenc Nopcsa, un baron hongrois né en Transylvanie, est un érudit d’envergure européenne qui s’est illustré par la découverte du plus petit des dinosaures connus (voir le titre). C’est une figure de la haute société qui a vécu plusieurs vies : chercheur, scientifique, homosexuel, espion, politicien qui va décider, entre autres, de devenir roi d’Albanie. Son destin balance entre richesse et misère dans un kaléidoscope où sont mises en jeu toutes les couches sociales, puisqu’il est, par exemple, amoureux de son domestique. Ferenc Nopcsa est joué à tour de rôle par les quinze acteurs de la distribution qui évoquent à travers lui la mosaïque complexe de l’Europe centrale fin XIX ème-début XX ème siècles.
Ce Nopcsa a de multiples facettes: la plus sombre et qui contraste avec sa personnalité ouverte à d’innombrables aventures intellectuelles et politiques, est son antisémitisme, souvent négligé dans les livres d’histoire.
Les vestes et corsages chatoyants ont été empruntés aux réserves du théâtre, seuls les collants bigarrés que portent tous les personnages ont été achetés.Le dispositif est dominé par la figure mobile d’un dinosaure en carton découpé et complété par des photos d’époque. Des tubes fluo cernent le cadre de scène ou découpent, dans l’espace du plateau, les différentes séquences, comme en gros plan. Les musiciens qui sont les acteurs, se succèdent aux instruments placés de part et d’autre, des tubes fluo.Un spectacle étrange, bigarré, au rythme entraînant où un aventurier de haut vol traverse au galop la géographie et l’histoire de l’Europe centrale… Il nous apparaît très actuel, porteur de multiples ambiguïtés mais qui sont des faits historiques avérés.
D’autant plus actuel qu’en introduction, il y a une scène étonnante en costumes d’époque et documentaire dont toutes les répliques sont tirées de la presse de Budapest en 1897, étudiée par la metteuse en scène, un épisode «Me too» avant la lettre. En effet, Elek Nopcsa, père de Ferenc et directeur du Théâtre et de l’Opéra nationaux qui abuse des jeunes ballerines, est mis en cause par la rébellion ouverte de l’une d’entre elles, Katica Müller dont le contrat n’a pas été renouvelé. Son témoignage public déclenchera en série celui de ses camarades.
Le Dinosaure Magyarosaurus devrait être invité en Hongrie au prochain MITEM (voir Le Théâtre du blog: Festival en Hongrie ce 28 août). Mais le sera-il, malgré de très bons articles à Budapest ?
Il faut terminer ce compte-rendu rapide et partiel d’un festival dynamique aux formes variées, inscrites dans l’actualité de la Roumanie et de l’Europe, porteur de sens et de questionnements nécessaires, partagés et accessibles à tous, grâce aux belles, intenses et joyeuses images que nous avons pu regarder, car nous n’avons pas pu voir le spectacle.
Liée au Théâtre de la Jeunesse de Piatra Neamt où elle a fait ses débuts, Maïa Morgenstern, immense actrice très connue des Roumains comme des étrangers par ses rôles au cinéma, est venue à ce festival avec une de ses mises en scène pour le Théâtre juif d’Etat de Bucarest qu’elle dirige depuis 2012.
© Marius Sunlea
Composé de textes de Vasile Alecsandri, célèbre auteur roumain du XIX ème siècle, Vitzn, spritz et kapritzn fait redécouvrir au public Chirita Bârzoi, un personnage malin et très populaire avec ses plaisanteries et jeux de mots dans un roumain mélangé (gréco-franco-moldave). Maïa Morgenstern a tenu à le présenter non en ville mais à Pangarati, un petit village dont les habitants qui ont construit en plein air pour elle et son spectacle, une scène en bois, les ont accueillis avec enthousiasme.
Béatrice Picon-Vallin
Le festival a eu lieu du 8 au 21 septembre à Piatra Neamt (Roumanie). https://www.teatrultineretului.ro/?page_id=2919