Un Pas de chat sauvage de Marie NDiaye, adaptation de Waddah Saab, Blandine Savetier, mise en scène de Blandine Savetier

Un Pas de chat sauvage de Marie NDiaye, adaptation de Waddah Saab, Blandine Savetier, mise en scène de Blandine Savetier

 La metteuse en scène, comme l’autrice, ont été artistes associée au Théâtre National de Strasbourg sous la direction de Stanislas Nordey. Blandine Savetier  a présenté  dans ce lieu Love and Money de Dennis Kelly en 2014, et créé Neige d’Orhan Pamuk en 2017, L’Odyssée d’Homère en 2019 et 2020, Nous entrerons dans la carrière (voir Le Théâtre du Blog) l’année suivante et sa dernière création, Un pas de chat sauvage, de Marie NDiaye, en Mars 2023. Elle a choisi d’adapter ce récit,  envoûtant et d’une grande finesse littéraire, en théâtre musical. Un pari esthétique risqué mais assumé et réussi !

La narratrice, une professeure d’université et chercheuse, veut écrire un roman sur Maria Martinez, chanteuse cubaine, surnommée la Malibran noire. Mais elle ne trouve pas l’inspiration. Son roman stagne et l’angoisse de la page blanche entraîne la chercheuse dans un espace intérieur insupportable. Première étape d’un cheminement existentiel qui va s’avérer plein de mystères et de moments cruels.
Fascinée par Marie Martinez, la narratrice n’est pas la seule! Elle reçoit un courrier électronique d’une femme se faisant appeler Marie Sachs qui lui demande où elle en est dans ses recherches… Comment sait-elle qu’elle veut écrire un livre sur cette chanteuse noire? Premier mystère ! La narratrice refuse de lui répondre, puis finit par lui envoyer un message.
Marie Sachs et Marie Martinez: même prénom, et comme la Malibran noire, chanteuse! Elle invite la romancière  en mal d’inspiration, à venir la voir chanter au cabaret de l’Alhambra. C’est le premier des trois tours de chant auxquels Marie Sachs la convie. Ces moments de cabaret comme les actes d’une tragédie, font progresser en intensité tragique, leur relation et leurs destinées dionysiaques.

L’existence et le rapport à l’autre face au modèle, l’idole : La Malibran, -rapport mimétique à souhait, la narratrice est à la fois fascinée et rebutée par Marie Sachs - vont se manifester crescendo en ne cessant d’accroître le sentiment de cette passion effrénée pour Marie Martinez, vécue par les deux femmes. La narratrice : l’ intellectuelle, Marie Sachs : l’artiste, deux univers opposés : celui d’Apollon et celui de Dionysos. 

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Studio ERE

Marie Martinez  a existé et est dans le récit, un personnage testamentaire. Cette singularité du personnage dramatique donne à la pièce,  la capacité de faire revivre notre XIX ème siècle, à travers l’existence de la Malibran. Cette pièce musicale est aussi documentaire. Personnage mythique, la  chanteuse et guitariste est née en 1820 à La Havane et a vécu à Paris, aux Etats-Unis et en Angleterre, avant de mourir mystérieusement.
Nous ressentons la dimension tragique du récit, les tempéraments forts et si différents, les obsessions et angoisses intimes des personnages. Natalie Dessay dans son interprétation de la chercheuse universitaire est bouleversante ! Marie NDiaye a écrit ce  Pas de chat sauvage avec une grande sensibilité, un esprit pertinent, et peu commun. Blandine Savetier a su, en nuance subtile,  traduire le colonialisme, le statut de la femme-artiste, le racisme, la puissance et l’insolence de l’art face à la bourgeoisie, la difficulté d’être soi, le rapport à l’autre, la jalousie…La transposition, du texte à la scène, en le geste artistique et politique de la metteuse en scène, fait vibrer et résonner avec perspicacité toute la théâtralité enfouie dans le texte littéraire et poétique de Marie NDiaye.  

Marie, prénom de femme, prénom sacré: Sainte-Marie, est porté par les trois personnages féminins : deux artistes et une intellectuelle, le théâtre et la vie réelle se retrouvent ! Et nous restons fascinés par la beauté et justesse de cette mise en vie de leur destin incroyable. 
Décor sobre mais d’une grande intensité : juste un piano entre la scène et les gradins, et une toile sur laquelle est reproduite la salle à l’italienne de l’Odéon à Paris…
A mesure que la pièce évolue, la toile s’affale et laisse apercevoir en fond de scène, la loge de l’artiste faiblement éclairée par une lampe de chevet avec quelques photos et un tableau de Marie Martinez par le célèbre photographe Nadar. Autre élément marquant, la projection en fond de scène d’une photo cadrée sur un  regard profond aux yeux d’une douce beauté mélancolique, et noble.  
Le public est émerveillé par les chants et les danses interprétés avec grâce et joie par Anne-Laure Segla et à un moment marquant par Natalie Dessay.  Une surprise : la présence inattendue et bienvenue du compositeur de la musique, Greg Duret. Il est aussi personnage du spectacle ! Magicien, diablotin, meneur de revue, bigarré et burlesque, il incarne l’art du théâtre et ses masques. La comédie prend place dans le drame tragique…

La scénographie de Simon Restino et la mise en scène de Blandine Savetier mettent en valeur la dimension dionysiaque du récit. Les costumes inventifs aux merveilleux et élégants tissus, variés en terme de style et plein d’élégance mais aussi d’humour, et en parfaite résonance avec les contextes de l’histoire,  la création des lumières de Louisa Mercier, un jeu subtil entre le sombre et les rouges, le vert et le noir et blanc, laissent éclater les tourments profonds mais aussi le lien violent entre Marie Sachs et la narratrice, et l’irrésistible appel de l’autre.
La musique originale en live sur scène de Greg Duret et tout l’univers sonore : les bruits, les cris, sont d’une force rare tout comme les moments chorégraphiques, d’une poésie et d’une maîtrise exceptionnelles. 
La danseuse, chanteuse et comédienne Anne-Laure Segla reprenait ce soir-là pour la première fois le rôle. Superbe performance ! 

Nous sommes à la fois touchés et fascinés: la puissance de l’art se heurte ici avec un violent désir, à celle de la connaissance. La sensibilité et la beauté de cette pièce musicale, sa fougue et sa liberté de ton, son sens de la vie indépendante de tout système, son écoute des lointains et son « pas de chat sauvage » rappellent au public enthousiaste qu’on ne peut supporter le chaos de l’existence sans «ce mensonge utile» et esthétique de la transfiguration poétique. Ce spectacle avec le jeu puissant de tous les comédiens-chanteurs,  traduit la beauté, l’émotion et la pensée d’un récit captivant, ici transposé à merveille sur scène…

 Elisabeth Naud

Spectacle créé au T.N.S. à Strasbourg et vu à la Maison de la Culture de Bourges (Cher) le 8 novembre.

Le 15 novembre, Le Carreau, Scène Nationale de Forbach (Moselle).

Du 12 au 22 mars, Théâtre des Bernardines-Les Théâtres, Marseille (Bouches-du-Rhône).

Du 29 juin au 21 juillet, Théâtre des Halles, Avignon (Vaucluse).

Le texte de Marie NDiaye est publié aux éditions Flammarion.

 

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