Einstein on the Beach de Philip Glass et Robert Wilson, direction musicale d’André de Ridder et Jürg Henneberger, mise en scène de Susanne Kennedy
© Ingo Hoen
Le mythique opéra créé au festival d’Avignon 1976, puis revisité en 1992 et ensuite vingt ans après par ses concepteurs, retrouve une jeunesse dans une version de trois heures trente, au lieu des quatre heures trente à l’origine. La directrice de la Volksbühne de Berlin et Markus Selg, le complice de ses autres spectacles qui en a imaginé la scénographie, ont voulu se libérer de la mise en scène historique et sont partis de la musique cyclique de Philip Glass: «Markus a imaginé une scène-paysage, dit-elle, et c’est à partir de cet ensemble déterminant l’espace et le temps, que j’ai pu en faire la mise en scène. »
Ici, plus de trace du génie qui a donné son titre à l’œuvre. «Enfant, dit Philip Glass, Einstein était un de mes héros. » Mais son opéra en quatre actes pour ensemble, chœur et solistes, ne racontait pas la vie du savant, juste personnifié par un violoniste lui ressemblant un peu et quelques photos. Susanne Kennedy a légèrement modifié le livret original, retirant certains textes et en improvisant d’autres. Mais sans conséquences: il n’y avait pas d’intrigue mais des poèmes de Christopher Knowles, peintre et écrivain, que Robert Wilson connut jeune autiste… il y a un demi-siècle. Mais aussi de textes courts de la chorégraphe Lucinda Childs et du danseur Samuel M. Johnson.
Ici, pas de succession ou superposition linéaire de tableaux, comme lors de la création originelle, mais une mise en scène conçue avec une large tournette placée au centre du plateau et comportant plusieurs décors: une sorte de temple hindou, une grotte sous un escalier monumental menant à une arche, un feu de camp, des marches où se tient le chœur… Le sol est tapissé d’une moquette sable imprimée de mystérieux ossements.
Sur de nombreux écrans -certains fixes et d’autres tournant avec le décor- défilent sans relâche arbres exotiques, verts feuillages, étendues désertiques, paysages d’hiver ou embrasements apocalyptiques,…Dans cet espace en mouvement, le public va de la salle, à la scène et peut s’installer où bon lui semble, et s’attarder au passage devant les séquences dansées et chantées.
Costumes à la fois archaïques et futuristes à dominante rose: les acteurs, chanteurs et danseurs forment une étrange tribu, rassemblée pour des cérémonies d’un autre âge. Ils échangent des bribes de paroles, répétées en boucle et leurs gestes solennels tiennent de rites chamaniques ou hindous…
Un clin d’œil à la partition de Philip Glass qui s’est inspiré de la musique hindoustanie qu’il a étudiée notamment avec Ravi Shankar.
«C’est dans la musique que nous sommes allés chercher les gestes utilisés lors de rituels dont nous ne savons plus rien, dit Susanne Kennedy. » L’ensemble vocal Basler Madrigalisten a pris le relais des chants des solistes, en écho avec la musique jouée par l’orchestre dans une petite fosse à l’avant-scène. En solo, sur les différents décors, la violoniste virtuose Diamanda La Berge Dramm au toucher diabolique…
L’Ensemble Phoenix Basel dirigé avec subtilité par André de Ridder, surnommé “le chef électrisant“, comprend deux claviers et six vents installés dans une fosse peu profonde à l’avant scène, au milieu des spectateurs. Avec eux, nous avons retrouvé avec bonheur la musique envoûtante de Philip Glass: elle ondule en longues boucles autour de chiffres chantés en anglais et répétés inlassablement: one, two, three three, four, five, six seven, eight…Et de temps à autres, des variations sur la gamme en do majeur (en français): do, ré, mi, fa, sol, la, si.
Des écrans aux quatre coins de la salle relaient la battue dynamique et décontractée du chef, à l’intention du chœur, de la violoniste Diamanda Dramm et des chanteuses solistes : Alfheiđur Erla Guđmundsdóttir et Emily Dilewski (soprano), Sonja Koppelhuber et Nadia Catania (mezzo-soprano) .
Dans cette immense installation, le public a un regard et une écoute actifs et sa perception change selon qu’il tourne avec le décor central, s’adosse à un rocher factice près de l’orchestre ou qu’il regagne les gradins. Il peut alors soit se laisser porter par la musique et les textes pour avoir une impression globale, soit aller près des interprètes dont certains équipés de petits hauts-parleurs diffusent des voix enregistrées mais audibles seulement par ceux qui s’en approchent….
Le dispositif scénique, très sophistiqué et habité de corps en mouvement, a demandé une coordination minutieuse qu’il faut saluer. Le spectacle est comme une illustration de la musique: une vibration colorée, une fabrique d’images passantes jusqu’à la saturation. Ce manège, ludique au premier abord, peut lasser et paraître vain mais la musique nous attrape encore, et même si elle nous est devenue familière, nous prenons plaisir à la redécouvrir sur scène.
Plusieurs mises en scène d’Einstein on the Beach ont été réalisées sans Phil Glass et Bob Wilson: celle d’Achim Freyer au Sttaatsoper de Stuttgart (1988). Mais elle a été jugée trop abstraite par leurs créateurs. Puis celle de Kay Voges à Dortmund, deux ans plus tard, ou encore celle de Daniele Finza Pasca qui triompha au Grand Théâtre de Genève en 2019. Susanne Kennedy, elle, nous fait littéralement entrer dans cet opéra. Libre à nous d’y circuler, d’en sortir ou d’y demeurer jusqu’à la fin… Mais certains resteront certainement à la porte.
Mireille Davidovici
Du 23 au 26 novembre, La Villette, avec la Philharmonie de Paris, Grande Halle 211 avenue Jean Jaurès, Paris (XIX ème). T. : 01 40 03 75 75.