Carte noire nommée désir, texte et mise en scène de Rébecca Chaillon
Carte noire nommée désir, texte et mise en scène de Rébecca Chaillon
Vers 1990, Carte Noire, un café nommé Désir était un slogan publicitaire bien connu. Ici, le café a disparu et l’autrice et metteuse en scène avec ce spectacle créé en 2021 veut éradiquer les clichés qui ont encore la vie dure, attachés au corps des femmes noires.
Avec sept performeuses « afro-descendantes »: Estelle Borel, Aurore Déon, Maëva Husband (en alternance avec Olivia Mabounga) Ophélie Mac, Makeda Monnet, Fatou Siby, Davide-Christelle Sanvee. » C’est plus facile de s’entourer de personnes blanches dit-elle, on les croise plus dans le réseau théâtral. (..) Mon premier spectacle s’appelait Huit femmes avec uniquement des blanches et l’équipe de Carte noire nommée désir a été constituée en écho et en réponse, quinze ans ans plus tard…
Ici, la créatrice a voulu unir à la fois jeu, poésie, danse, musique, chant, acrobatie, mime et nous emmène avec elle dans une sorte de voyage initiatique… La colonisation sous différentes formes par la France de gigantesques territoires d’Afrique de l’Ouest n’est pas si loin… et elle met le doigt où cela fait mal: sexualisation des femmes à outrance, mépris organisé, employés noirs mal traités, pillages des ressources, etc….
Et il y a quelques textes assez drôles comme ces petites annonces de magazine où des hommes, blancs pour la plupart, cherchent une âme sœur noire avec force détails parfois sexuels. Ou cette tirade d’une grande bourgeoise européenne qui se félicite en termes méprisants d’avoir engagé une perle noire. Et aussi un court et très beau texte lu par une autre performeuse: absente pour cause de maladie, Fatou Siby dit toute la difficulté de vivre dans un petit appartement en banlieue parisienne avec une nombreuse famille africaine et le manque de sommeil quand il faut pourtant faire face à d’épuisantes journées de travail…
Rébecca Chaillon a invité les spectatrices noires et les personnes transgenre à venir en fond de scène s’asseoir sur des canapés, face aux gradins du public. Elles auront même droit à un rafraîchissement. Une façon de mettre les choses au point, avant même que ce «spectacle performatif» ne commence…
Puis elle nettoie (trop longtemps!) le sol blanc avec une serpillère. Elle revendique haut et fort son identité bisexuelle et l’affirmation chez elle d’un geste politique ne laisse ici aucun doute y compris dans la forme.
Une performance en art contemporain signifie une action faite par une ou un artiste, ou mais moins souvent par un collectif d’artistes, face à un public averti avec de nombreux peintres, sculpteurs, vidéastes, compositeurs… Et où la gestuelle, la danse comme la musique et/ou la peinture en train de se faire, sont plus importants que le texte souvent réduit à un poème ou quelques phrases. Étymologiquement ce mot parformance (XVI ème siècle) vient de l’ancien français: parfourmir ou parfournir, parfourmer ou parformer (XIII ème siècle). Soit: accomplir, exécuter, achever. Avant d’entrer, il y a une cinquantaine d’années dans le vocabulaire de l’art contemporain pour le meilleur mais aussi pour le pire, dans les écoles d’art.
Ici il s’agirait d’un « spectacle performatif » comme on nous l’annonce au début, et absolument collectif, avec huit artistes noires de plusieurs disciplines-ce qui est rare-et qui s’inscrit dans l’histoire déjà longue de ce mouvement d’art. Créé au Centre Dramatique National de Nancy, puis joué au festival d’Avignon et maintenant dans un théâtre national parisien pour trois semaines: ce qui est rare.
Comme toute performance ou happening, ce « spectacle performatif » peut éventuellement être soumis aux réactions fortes du public, complice mais aussi parfois hostile. Et par définition, il est aléatoire et jamais identique d’un soir à l’autre. Beaucoup plus qu’une pièce de théâtre où en général tout est codifié. Cela peut rendre les choses intéressantes… ou pas du tout. C’est une loterie….
Le compositeur John Cage nous avait dit en 72 (mais en riant) qu’une dose d’ennui était même le propre d’un happening. Mais la notion d’ennui était déjà un des moteurs du romantisme: voir Chateaubriand, Musset, Vigny… Et il n’est pas: indifférence (sinon il n’y aurait pas deux mots) et John Cage avait aussi précisé dans un texte : « L’ennui, c’est nous qui nous le donnons (…) l’ennui ne surgit que si nous le suscitons nous-mêmes. (…) Il n’y a plus d’ennui dès lors qu’il n’y a plus d’ego.» Une démarche dans la performance alors fondée, comme sa musique, non sur des qualités dites esthétiques mais sur le processus de réception.
Le désintérêt, plus fort que l’indifférence, étant alors nécessaire au principe d’autonomie d’un objet scénique, relevant quand même d’une esthétique non théâtrale. Plus ou moins loin de toute sensibilité quant à ce qui est montré/dit/joué/chanté/dansé… Le public, en général invité et complice et, étant prié de faire avec… Et il y a alors une sorte de fusion entre l’expérience esthétique et la vie ordinaire, mais où les créateurs jouent sur la durée et sur l’espace.
Ici, les règles sont différentes et précises: nous sommes dans un théâtre national avec des techniciens ultra-compétents et tout le matériel nécessaire et où le public, assis sur des rangées de fauteuils paie ses places pour voir un » spectacle » qui a été bien rodé … Sur un plateau blanc représentant » un Occident enfermant» (??? sic) où tous les accessoires, sauf la harpe, sont aussi blancs, va alors se succéder des provocations en rafales comme au début, un interminable lavage du plateau-immacul-en quelque vingt minutes par la performeuse en chef.
Dans un silence total, cette provocation n°1 est volontairement fondée sur un acte sans intérêt, un étirement du temps et en silence, excepté le léger bruit de l’eau quand Rébecca Chaillon plonge la serpillère dans le seau…
Pour bien nous montrer une certaine vanité de la parole occidentale et/ou l’humiliation qu’ont dû subir ses ancêtres? D’abord en pantalon, socquettes et haut blanc, enduite de poudre blanche, ensuite à moitié puis totalement nue et assumant un surplus de poids:«Je montre ce que je suis vraiment, je suis transparente. La nudité enlève une couche de protection ou de mensonge possible entre le public et moi. Elle correspond à un travail de rapprochement, d’empathie, de crudité, de cruauté… En tant que performeuse, je me pense comme un vecteur qui permet au public d’entrer en contact avec lui-même. » (…) Dans Carte noire nommée désir, l’idée était de choisir comment nous voulions manipuler, montrer, présenter nos corps. C’est très troublant pour plein de gens mais il s’agit bien d’un double mouvement : on dénonce ce qu’on nous fait, tout en nous le faisant à nous-mêmes. On pourrait croire qu’on reconduit l’oppression, mais en fait c’est très différent. C’est une réappropriation de notre image.
Pendant ce temps, Ophélie Mac qui est céramiste, tourne sur une table basse une dizaine de petits pots, avant d’aller laver soigneusement le corps entier de Rébecca Chaillon, ce qui met encore une dizaine de minutes… Et il y a souvent- et c’est dommage-des provocs faciles comme ce gag: les jeunes femmes vont dans la salle embarquer sacs à main, vestes et manteaux des spectateurs, avec cette phrase lâchée en conclusion: «Voilà ce que la colonisation nous a fait.» Quand les fameux acteurs jumeaux Waclaw et Leslaw Janicki dans Les Mignons et les Guenons (74) de Tadeuz Kantor allaient eux aussi piquer au vestiaire les manteaux -dont certains en fourrure- les spectatrices de Chaillot, assez choquées, riaient jaune. Merveilleux théâtre iconoclaste d’une autre époque…
L’indifférence peut conduire à l’exaspération : là aussi, c’est à prendre ou à laisser. Mais le public bourgeois adore être malmené, enfin pas trop… Ici, nous nous ennuyons assez souvent mais en percevant esthétiquement cet « ennui ». Ce qui n’est pas la même chose et Rébecca Chaillon nous l’offrira jusqu’au bout avec une grande générosité… Malheureusement sans véritable mise en scène.
Et elle aurait pu nous épargner des effets usés comme les lumières stroboscopiques les fumigènes et autres débordements de mousse… Ou ce jeu interminable et même pas drôle du genre Questions pour un champion avec le public, les gagnants étant récompensés par des barres chocolatées ! Là, le second degré rejoint le premier: tous aux abris….
Comme dans toute performance, il n’y a pas de hiérarchie de valeur entre les composantes artistique et nous ne le reprocherons pas à cette créatrice. Cette Carte noire est annoncée au début comme un «spectacle performatif ». Comprenne qui pourra. Quelle serait alors la différence avec une «performance spectaculaire » ?
Ici, pas de récit ni de véritable enchaînement mais un seul fil rouge: le règlement de comptes avec le racisme que continuent à subir ses amies noires et elle-même. Aux meilleurs moments, Rébecca Chaillon le dit assez bien, en images comme en texte. C’est le plus souvent une discrimination même infime dans la vie quotidienne et un jugement plus sévère quand il y a un léger dérapage par rapport aux normes établies…
En fait, pour Rébecca Chaillon-et c’est bien vu-le théâtre chargé d’histoire appartient au pouvoir mâle… Diriger un théâtre national est un phénomène récent : Muriel Mayette a été la première femme à administrer la Comédie-Française en 2006! Et Dominique Hervieu (mais avec José Montalvo) est nommée deux ans plus tard, directrice du Théâtre National de Chaillot,
Mais la performance artistique est surtout un espace féminin avec le corps comme expression de base depuis Gina Pane (1939-1990), Marina Abramović (avec, au début Ulay, son compagnon mort il y a trois ans), Sophie Calle, Orlan… « L’acte performatif, selon Juliette Bertron et Carole Halimi, dans sa visibilité ou son invisibilité, est le lieu d’une interrogation tangible, à même de véhiculer des savoirs comme en détourner ou en interroger d’autres. Si ce médium a pu servir de terrain aux revendications féministes, c’est que les femmes s’y trouvent à la fois actrices, créatrices et sujets. »
Rébecca Chaillon reconnaît avec honnêteté que, forcément, elle triche et qu’il y a dans cette Carte Noire des moments de théâtre. Mais elle dit aussi beaucoup aimer les musées donc les arts plastiques. Aucun doute là-dessus, elle sait fabriquer des images parfois très réussies.
Comme, entre autres, cette fabrication de ses longues tresses, en silence par les performeuses qui vont toutes s’y mettre, un repas-foutoir où elle rient et parlent très fort autour d’une longue table nappée de blanc (tiens, encore une citation de Tadeusz Kantor?). Ou cet enfilage de bébés blancs sur une perche…
Puis il y aura de nouveau, un lavage collectif et total du plateau avec des draps blancs, un exercice épuisant: là on est bien dans la stricte performance d’art, dit corporel mais collective. Puis, l’une des jeunes femmes montera sur le corps de ses amies pour aller se réfugier dans une grosse boule de câbles suspendue et une circassienne évoluera dans une roue Cyr, continuant à tourner sans elle, avant de s’immobiliser définitivement sur le sol dans un clac rompant un silence absolu : une superbe fin…
Applaudissements très fournis et ovation debout comme souvent maintenant, d’une partie du public souvent jeune, mais applaudissements seulement polis de jeunes et moins jeunes confondus…
Huit Africaines disent ici leur colère et aussi leurs joies en chantant et dansant: un spectacle assez rare, même si nous ne pouvons être d’accord sur une démarche parfois facile et racoleuse.
Rébecca Chaillon montre qu’elle a un véritable sens de l’image et de l’espace. Mais elle maîtrise moins celui du temps et ces deux heures et quarante, même si cela fait partie du jeu, sont bien longues pour ce qu’elle veut dire sur une scène et avec les moyens du théâtre. Dommage! Nous espérons vous avoir au moins donné un petit éclairage pour savoir si vous avez envie d’aller voir ce «spectacle performatif» aux allures de conte actuel.
Philippe du Vignal
Du 28 novembre au 17 décembre, Odéon-Théâtre de l’Europe, aux Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, Paris (XVIII ème). T. : 01 44 85 40 40.
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