Un Rêve rêvé tout haut, un film de Bruno Choplin et Benoît Tiprez
Un Rêve rêvé tout haut, un film de Bruno Choplin et Benoît Tiprez
BBKB (Bordeaux-Bangui-Kinshasa-Brazzaville), une aventure nomade et culturelle sur le fleuve Congo qui est entrée dans l’histoire du théâtre franco-africain et qui a été filmée par ces cinéastes. Conçue et animée en 1990 par Sony Labou Tansi, écrivain et dramaturge congolais, et par les Français François Campana, directeur de l’association Kyrnea International et expert auprès de l’Agence intergouvernementale de la francophonie et Guy Lenoir, metteur en scène bordelais: « Nous étions dit-il, dans des pays où tout était à faire et nous avions l’impression d’être des pionniers. »
Plusieurs troupes congolaises ont ainsi embarqué sur ce gros bateau pour environ cent passagers: le Rocado Zulu, Le Théâtre de l’Eclair et la troupe Ngunga. Mais aussi un marionnettiste togolais, le fameux chanteur et musicien congolais Loussialala de la poussière, Jano, des artistes québécois, un auteur, dessinateur et scénariste français qui a publié dans Métal hurlant, B.D., Charlie Mensuel,… et a conçu de nombreuses bandes dessinées, un conteur belge Sony Labou Tansi, lui, mit en scène L’Histoire de Franco. Et des scientifiques du LACITO (Langues et Civilisations à Tradition Orale), un laboratoire du C.N.R.S. de recherche (linguistique et anthropologie) venus étudier et recueillir plusieurs langues des Pygmées.
En novembre 90, au long des fleuves Congo et Oubangui, des milliers d’habitants des villages du Congo-Brazzaville, du Zaïre devenu République Populaire du Congo et de la République Centre-Africaine sont venus sur les berges voir des spectacles de théâtre et de musique, entre autres, La Résurrection rouge et blanche de Roméo et Juliette, d’après William Shakespeare de Sony Labou Tansi, mais aussi en présenter.
Un projet financé par le ministère français de la Coopération à hauteur d’un million de francs (soit environ 150.000 €). Une expérience rare et inédite… Sony Labou Tansi était à l’époque sans doute plus connu à l’étranger notamment en France où ses pièces ont été éditées: du foot, des chansons mais très peu de théâtre et d’arts plastiques au Congo. «Nous souffrons chez nous pour l’essentiel, de l’absence d’une réelle politique de diffusion. » (…) « C’est pour remettre la dimension magique aux choses, que j’écris. »
Sony Labou Tansi, Tchicaya U Tam’si, Sylvain Bemba, Emmanuel Dongala… ces auteurs ont été plus joués à Paris ou aux Francophonies de Limoges, que dans leur pays. «Il faut boxer la situation, disait Dieudonné Niangouna qui a été le premier artiste africain associé au festival d’Avignon il y a dix ans, puis au Théâtre national de Francfort et sa pièce M’appelle Mohamed Ali a été éditée aux Solitaires Intempestifs.
Un voyage de trois semaines mais les trois complices ont réussi ce pari artistique, Guy Lenoir avait kidnappé pour interpréter Juliette, Laure Smadja, une apprentie-comédienne (dix-neuf ans) venant juste d’entrer à l’Ecole du Théâtre National de Chaillot (libérée par son directeur : comment refuser mais permission accordée à certaines conditions..)
Le film retrace avec bonheur et précision-ce qui n’est pas incompatible-la vie sur ce bateau et à terre. Les artistes, techniciens, cinéastes étaient à la fois africains et européens. Guy Lenoir a ainsi mis en scène des acteurs congolais, marocains et algériens mais aussi français… Ils avaient conscience de vivre tous ensemble une aventure unique: présenter des spectacles dans la brousse devant un public très motivé.
La Résurrection rouge et blanche de Roméo et Juliette est une réécriture de Shakespeare où le dramaturge qui avait déjà écrit six pièces, reprend ici le thème de la haine réciproque entre des familles qui finira par tuer ces très jeunes amants. La pièce est beaucoup plus courte et Roméo est un métis; le père Montaigu, un blanc et sa femme, une belle mulâtre… Le père Capulet est un gros négociant blanc et la mère Capulet une métisse asiatique. Juliette est blanche. Le Père Christian est noir, la Nourrice, chinoise, et Tybalt, métis. Les Domestiques sont blancs et noirs, les Invités blancs….
L’auteur fait des allusions aux conflits entre familles dans la société congolaise. «Nous nous sommes suffisamment et assez profondément éventrés, dit Roméo, ma mère ce temps est celui de rêver des rêves neufs. » « As-tu compté tous les morts qu’ils nous ont plantés dans le ventre ? Ouvre les oreilles et vois ; ces cadavres que personne ne peut enterrer. Mercutio, Esclus, Paris, Maurice Montaigu, Benvolio Mantoue, Émilien Montaigu, Alphonse Montaigu, Marien Montaigu. » «Shakespeare, dit finement Sony Labou Tansi, n’aura été pour moi qu’un gros prétexte pour remuer les cendres du monde insipide où nous pousse une époque dont toutes les espérances sont bâclées. » Cette pièce est aussi pour lui «une lettre confidentielle à tous ceux qui veulent rester humains dans un monde de plus en plus ensauvagé». Sony Labou Tansi est malheureusement mort du sida cinq ans plus tard comme son épouse, quelques jours après. Il aurait soixante-seize ans…
Bref, ce bateau ressemblait le temps de quelques semaines à un centre culturel flottant provisoire, drapeau d’une Francophonie à l’époque bien vivante. Un projet, vu la situation actuelle en Afrique, qui s’apparenterait aujourd’hui à un doux rêve rêvé tout bas. Grâce à Sony Labou Tansi, Guy Lenoir et François Campana, tous les artistes qui ont participé à cette opération ont eu une grande chance…
Philippe du Vignal
Film vu le 16 décembre à la galerie: Le Bonheur est dans l’instant. Il sera prochainement mis en ligne et nous vous en avertirons.
Dans cette même galerie, 72 rue Amelot Paris (XI ème) métro : Saint-Sébastien-Froissart, des rendez-vous artistiques (entrée gratuite) sont proposés par François Campana à l’occasion de ce trente-troisième anniversaire de BBKB. Et en février prochain à Bordeaux.
Exposition de photos et peintures: Portraits nomades d’Afrique et de Corse, de Linda Calderon et Catherine Millet.
Le 20 décembre à 18 h 30, diaporama Les Peuls de Catherine Millet.
Les 20 et 21 décembre, lecture par Jean Boisserie de textes de Sony Labou Tansi (entre libre).
Le 22 décembre à 18 h 30, Fanfan Mattei, figure du possible, un film de Fabien Delisle (2010).