Un Piano dans la montagne/ Carmen d’après Georges Bizet, transcription et direction musicale de Nikola Takov, adaptation de Clément Camar-Mercier, mise en scène de Sandrine Anglade
Un Piano dans la montagne/ Carmen, d’après Georges Bizet, transcription et direction musicale de Nikola Takov, adaptation de Clément Camar-Mercier, mise en scène de Sandrine Anglade
Nombreuses ont été les adaptations au théâtre – dont celle mémorable de Peter Brook- et les transpositions au cinéma de cet opéra, le plus joué au monde… Sandrine Anglade nous en propose ici une version d’une heure quarante-cinq en dehors des canons du genre.
Avec ce titre surprenant, elle veut souligner les aspirations de l’héroïne à une vie libre dans la montagne (elle pensa un temps l’intituler Un Corps à soi) avec l’homme qui voudra bien la suivre. Mais ce ne sera pas Don José, le soldat, qui déserte par amour de Carmen mais qui n’aime pas l’aventure. La bohémienne le renvoie à sa mère qui se meurt dans son village et à sa fiancée, la sage Micaëla. Et elle cède à son désir pour Escamillo, le brillant toréador. Un amour qui lui coûtera la vie… sous les coups de Don José, fou de jalousie. Un féminicide annoncé! La metteure en scène dédie sa pièce au mouvement Femmes, Vie, Liberté qui soutient les Iraniennes en lutte.
L’originalité du projet tient à une forme mariant théâtre et opéra. Revenant au livret original d’Henri Meilhac qui a souvent été censuré, Clément-Camar Mercier a supprimé les récitatifs qui avaient été ajoutés après la création et a imaginé un personnage de guide, interface entre la scène et le public, à la fois commentateur de l’action et fil rouge de la mise en scène.
Sandrine Anglade, en lui ôtant les fastes de l’opéra, entend ainsi offrir cette œuvre prestigieuse à un large public. La musique de Georges Bizet a été transcrite pour quatre pianos par Nikola Takov, avec une étonnante profondeur harmonique. Pianiste, compositeur et chef de chant, il tient ici un des claviers et assure aussi la direction musicale des quatre solistes pour les rôles de Carmen, Micaëla, Don José et Escamillo et des six chanteurs, pianistes ou comédiens qui se partagent les seconds rôles.
Et dans chaque ville de la tournée, un chœur amateur d’enfants de sept à quinze ans a été formé pour l’occasion. «Ils se préparent avec une cheffe de chant et sont présents sur scène pendant tout le spectacle, dit Sandrine Anglade. Ils découvrent ainsi ce que sont le théâtre et l’opéra. Pour moi, c’est aussi une manière de partager un projet avec des publics. »
L’espace de jeu est balisé par une rampe circulaire de projecteurs qui monte ou descend d’un acte à l’autre. Les interprètes déplacent les pianos montés sur roulettes pour changer le décor. Au premier acte, ils figurent les murs de la caserne, puis de la prison où sera enfermée Carmen après une bagarre à la fabrique de cigares où elle travaille.
Autour d’elle, Micaëla (Parveen Savart) à la recherche de son fiancé, Don José (Pierre-Emmanuel Roubet, en alternance avec Blaise Rantoanina) pour lui donner une lettre de sa mère, avant le fameux duo : Ma mère, je la vois. Bientôt, apparait Carmen pour son premier aria, La Habanera : L’amour est un oiseau rebelle, puis elle chantera une séguédille pour séduire Don José : Près des remparts de Séville, Chez mon ami Lilas Pastia, Nous danserons la Séguédille Et boirons du Manzanilla ..
De merveilleux solos où nous découvrons le riche potentiel vocal de Manon Jürgens, au mezzo nuancé. Les pianos s’écartent à l’acte II pour la scène de la taverne où Escamillo (le sémillant Antoine Philippot) fait une entrée fracassante parmi les contrebandiers. L’opéra a alors une théâtralité plus affirmée. Le guide (Florent Dorin) fait même chanter au public les couplets du Toréador : Toréador, en garde !/Toréador!Toréador!/Et songe bien/Oui songe en combattant/ Qu’un œil noir te regarde/Et que l’amour t’attend./Toréador, l’amour, l’amour t’attend! »
Tout au long du spectacle, les pianistes quittent parfois leur clavier pour se joindre aux chanteurs. Julie Alcaraz chante Frasquita et accompagne aussi au violoncelle certains airs. Julia Filoleau incarne Mercédès, Benjamin Laurent est Moralès et Nikola Takov joue aussi l’aubergiste. Une atmosphère festive règne sur le plateau et Sandrine Anglade a fait quelques entorses à la continuité dramatique. Ainsi à l’acte III, Micaëla, égarée dans la montagne, vient annoncer à Don José : «Ta mère se meurt et ne voudrait pas mourir sans t’avoir pardonné. » Mais elle interrompt son chant pour déplorer le sort réservés aux sopranos à l’opéra : « Y’en a marre, dit-elle, du destin des sopranos, toujours à nier le désir de leur personnage.»
Elle veut changer de rôle et endosse celui de Mercédès (où elle est nettement plus à l’aise), dans la séquence des bohémiennes tireuses de cartes que la metteuse en scène avait zappée au début de l’acte. Une manière de désamorcer le tragique de la scène: dans les tarots, Mercédès et Frasquita prédisent à Carmen un avenir prometteur avec amour, château, bijoux… alors que celle-ci n’y voit que la mort. En prenant ces libertés, Sandrine Anglade désacralise l’opéra…
Créé à la Scène Nationale de Bayonne, Un Piano dans la montagne/Carmen répond à la mission que s’est fixée la metteuse en scène avec sa compagnie éponyme fondée en 2004 : mettre à disposition d’un large public les œuvres du répertoire. Elle l’a ainsi fait récemment avec La Tempête de William Shakespeare où elle marie théâtre et opéra dans le même esprit de troupe. La compagnie s’est aussi engagée dans un «laboratoire citoyen» où on propose aux enfants et adolescents, de réaliser de petites formes issues d’une réflexion commune. Elle collabore aussi avec le collectif Barayé, à des concerts Femme, Vie, Liberté pour soutenir la lutte des femmes en Iran.
Avec son hétérogénéité revendiquée, ce spectacle ne convaincra pas les puristes mais a enthousiasmé le public. Sandrine Anglade fait ainsi entrer l’opéra dans une économie de théâtre, en réduisant les coûts de production de 80% ! Le spectacle devient alors abordable pour les programmateurs quand ils veulent offrir un opéra populaire….
Malgré quelques passages peu lisibles et l’esthétique brouillonne des costumes, il faut saluer cette démarche et suivre cette metteuse en scène qui prépare Le Conte d’hiver de William Shakespeare, traduction de Clément Camar-Mercier.
Mireille Davidovici
Spectacle vu le 21 décembre au Centre des bords de Marne, 2 rue de la Prairie, Le Perreux (Val-de-Marne). T. : 01 43 24 54 28.
Le 20 janvier, Auditorium Jean-Pierre Miquel, Vincennes (Val-de-Marne); le 23 janvier, Théâtre de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) ; les 26 et 27 janvier, Théâtre Georges Simenon, Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis)
Les 1er et 2 février, Centre d’art et de culture, Meudon (Hauts-de-Seine); le 8 février, Théâtre Alexandre Dumas, Saint-Germain-en-Laye (Yvelines).
Les 14 et 15 mars, Scène Nationale de Bourg-en-Bresse (Ain).