Les Emigrants, adaptation du roman de W. G. Sebald, mise en scène de Krystian Lupa
Les Emigrants, adaptation du roman de W. G. Sebald, mise en scène de Krystian Lupa
L’écrivain est né en 1944 (comme le metteur en scène) en Bavière. Marqué par le silence familial autour de la Shoah et par le peu d’intérêt de la société allemande devant les bombardements alliés à la fin de la guerre, il quittera l’Allemagne à vingt-deux ans pour l’Angleterre. Il y devient professeur d’Université, spécialiste de littérature germanique, jusqu’à sa mort accidentelle en 2001. Il a déjà quarante-quatre ans, quand il réussit à faire paraître D’après nature, un « poème élémentaire» (1988). Et traduit en anglais en 96, parait son roman Les Émigrants, salué comme une œuvre exceptionnelle. Ont suivi Les Anneaux de Saturne (1999), Austerlitz (2002) dont Krystian Lupa avait aussi fait une adaptation scénique, et plusieurs essais. Dans ses récits, W. G. Sebald cherche à lutter contre l’oubli et ses fictions comprennent-ce qui est rare-documents et photos.
Ce spectacle aurait dû être créé à la Comédie de Genève en juin dernier mais «des divergences sur la philosophie de travail entre la direction artistique du projet, d’un côté, et la direction générale et les équipes permanentes et temporaires, de l’autre, ont engendré des difficultés de communication rendant la création du spectacle irréalisable.» Au théâtre, les répétitions sont parfois difficiles et il peut y avoir des conflits. Les régisseurs, accessoiristes, électros, techniciens son, lumière, couture, sont les maîtres à bord et un metteur en scène, quelle que soit sa notoriété, sait très bien que, dans le stress, une seule phrase agressive envers l’un d’entre eux, peut vite transformer un plateau en enfer. Le grand Tadeusz Kantor, le maître de Krystian Lupa en savait quelque chose… Surtout quand le metteur en scène et les techniciens ne parlent pas la même langue.
Que s’est-il passé au juste, peu importe! Mais en juin dernier, la Comédie de Genève a préféré annuler le spectacle qui était presque fini. En cause: l’attitude jugée inacceptable du metteur en scène polonais. Même s’il s’est ensuite officiellement excusé… Tiago Rodrigues, après avoir visiblement hésité, ne l’a pas reçu au festival d’Avignon. Comme Le Maillon à Strasbourg en février prochain, « pour raisons financières ». Mais Stéphane Braunschweig, lui, l’a fait venir comme prévu à l’Odéon. Le spectacle se sort au mieux, après tant de difficultés, contrats annulés etc. malgré le changement de plateau, celui de l’Odéon étant relativement petit. Et il y a parfois des miracles et, à quatre-vingt ans, Krystian Lupa aura eu le bonheur de voir enfin créé ses Emigrants à l’Odéon, grâce à Stéphane Braunschweig. Et tout s’est bien passé. Chapeau!
Des quatre personnages du roman, Krystian Lupa a gardé seulement ici Paul Bereyter. Vers 1950, il avait été l’instituteur en Bavière de W.G. Sebald qui apprit en 84 qu’il s’était suicidé, après avoir sombré dans la folie. Radié de l’enseignement en 36 à cause d’un grand-père juif, il avait quitté l’Allemagne mais y reviendra trois ans plus tard et… s’engagera dans l’armée nazie. Ambros Adelwarth, le seul ici à ne pas être juif, émigre aux États-Unis dans les années 1910 et devient le secrétaire puis l’amant de… Cosmo Solomon, fils d’une famille juive de riches banquiers. Lui aussi, avait été atteint de folie, après avoir vécu luxueusement entre autres à Deauville, Jérusalem, Constantinople où il fréquentait les salles de roulette et les champs de course. Le metteur en scène a recréé ces épisodes vécus par ces personnages.
Mais comment faire revivre un roman sur un plateau, entre réalisme et narration, et éviter l’illustration. «Ce sont les personnages qui m’ont le plus touché, dit Krystian Lupa, sans doute parce qu’ils sont les plus emblématiques de l’intuition créative de Sebald. Paul Beyreter et Ambros Adelwarth sont insaisissables, inaccessibles-des spectres dont Sebald essaye de reconstruire l’histoire alors qu’ils ont disparu. Des fantômes qui auraient sombré dans l’oubli sans la curiosité qu’il leur porte. » (…) « W.G. Sebald dessine les personnages à la manière des peintres chinois qui laissent le centre vide. » A partir de ces récits, le metteur en scène essaye de ressusciter les fantômes de Paul, Ambros, Cosmo et Helen, une jeune juive autrichienne que Paul a sans doute aimée en 1935. Ici, des narrateurs sur scène mais peu d scènes avec de véritables dialogues. A la base, une écriture de plateau c’est à dire des improvisations des acteurs, au fur et à mesure des répétitions et dont il faut toujours se méfier. Banals, assez pauvrets, et pas à la hauteur du roman. Pas si loin quelquefois de Plus belle la vie ! Dommage, c’est vraiment là le point faible du spectacle.
Côté interprétation, Manuel Vallade est vraiment Paul Bereyter. Nous avons été moins convaincus par les autres acteurs dont Mélodie Richard, Pierre-François Garel… Manque ici sans doute une véritable direction et ils ont tendance à bouler leur texte, en croyant sans doute que les micros H.F. font des miracles. Non surtout quand on est au premier balcon où ce foutu son H.F. arrive difficilement et où on n’entend donc pas tout… Krystian Lupa était-il déjà trop occupé à régler avec une rare virtuosité cette grande fresque picturale de tout premier ordre. La scénographie avec une boîte dont les murs du fond et des côtés changeant de couleurs selon les scènes; comme les lumières, signées aussi Krystian Lupa est magistrale. Et il se sert avec une grande intelligence scénique, des images qu’elles soient des images fixes comme celles projetées d’un album de photos ou de séquences filmées avant le spectacle, toutes remarquables comme cette balade en forêt des jeunes amoureux, ce parcours dans un bâtiment abandonné qui aurait pu être un hôpital, ou ces villages en ruine qui obsédaient W.G. Sebald. Le tout sur un fond de musiques classiques, jamais envahissantes.
Avec Factory 2 , un spectacle sur Andy Warhol, le metteur en scène, dit-il, avait « découvert alors une façon d’utiliser la vidéo, non comme une illustration de ce qui se passe sur la scène mais comme un contrepoint. Depuis, mes spectacles mêlent le théâtre et le cinéma. Le narrateur des Émigrants, dans sa quête de ce qui est à jamais perdu, a par moments des images furtives-des paysages, des souvenirs, des évocations-impossibles à représenter au théâtre. Pour les faire exister dans le spectacle, je les ai filmées. La vidéo a aussi comme fonction ici de brouiller les strates narratives et les temporalités du récit. Une façon d’approcher au plus près du mystère de ces existences insaisissables. » Tout est dit.
Le spectacle commence par une évocation de l’enfance de Krystian Lupa, avec des scènes filmées de la classe d’école où règne un un gros poèle à bois et quelques extraits vidéo superposés de la mythique Classe morte de son maître Tadeuz Kantor (1915-1990) . Mais aussi sur scène avec, dans un angle, une reconstitution des pupitres en bois de ce spectacle avec les acteurs. Et en surimpression, sur une musique lancinante, une séquence de cette Classe morte où des enfants, joués par des adultes ou des gens déjà âgés, sont eux-mêmes joués par les interprètes de Tadeusz Kantor, chacun portant le corps/pantin de l’enfant qu’ils ont été. Dont les fameux jumeaux Waclaw et Leslaw Janicki qui ont maintenant soixante-dix-neuf ans, Maria Stangret, l’épouse de Kantor disparue en 2021…. Cela sonne comme un aveu, du genre: « J’en ai toujours eu très envie mais, pas plus les autres, je sais que je ne pourrai jamais arriver à remonter La Classe morte. Alors, je vous en montre les pupitres en bois et un courte évocation avec mes acteurs. Et je vous en offre en surimpression et grand format, une courte scène filmée de ce qui restera à jamais un des spectacles-culte de la fin du XX ème siècle. » Marcel, un paysan du Cantal, avait acheté un des pupitres de son école qui avait fermé. Chacun a bien sa Classe morte...) Une mise en abyme toujours aussi émouvante, quarante-six ans après la création de cette pièce. Mais qui, dans la salle, l’a vue et peut faire le lien avec Tadeusz Kantor? Krystian Lupa possède une technique magistrale mais pourquoi fait-il alterner en permanence, récits et quelques scènes sur le plateau par deux personnages, avec des séquences filmées sur un tulle à l’avant-scène. Un procédé systématique et lassant ! Et la fin de la première partie est bien longuette. Après l’entracte, il y a eu quelques désertions de spectateurs mais la deuxième partie, toujours aussi impeccablement réalisée, est aussi du genre long, et pas toujours passionnante. Et ce n’est pas la lenteur qui est en cause… Manque sur le plateau et ce qui fait le charme du roman : une certaine poésie et le sens du temps. Malgré encore une fois, la remarquable beauté des images filmées. Ici Krystian Lupa a voulu, dit-il, faire percevoir les silences de W.C. Sebald, sans pour autant les effacer. Dommage, nous ne les avons guère sentis sur le plateau, mais bien plus dans les remarquables séquences filmées.
Ces Emigrants, un spectacle d’une grande beauté plastique avec toute une palette de noirs et blancs, couleurs pastel et clairs-obscurs, comme peu de metteurs en scène savent en faire. Même si on se laisse embarquer surtout dans la première partie, le spectacle est trop long et finalement un peu décevant. A voir? Oui, qu’importe les réserves, il y a beaucoup de choses à y découvrir, surtout pour les professionnels du théâtre et du cinéma, et les inconditionnels de Krystian Lupa.
Il y a vraiment très peu,même sur dix ans, de spectacles d’un tel niveau et « révélées par Sebald, les photographies spectrales, les particules de vie immortalisées telles des reliques, les bribes d’expériences individuelles,dit Krystian Lupa, contribuent à composer un ECCE HOMO bouleversant. » Cela dit évitez d’y emmener votre vieille cousine si elle ne va pas souvent au théâtre, même si elle est d’origine polonaise. Ou votre amoureux ou votre amoureuse, fatigués: il faut une grande attention et une certaine patience. Comment ne pas être partagé? C’est un spectacle sans doute parfois difficile et inégal (surtout dans la seconde partie très lente et plus que longuette) mais impossible d’être insensible à une aussi belle proposition… Le public, surtout d’âge mûr, a applaudi mollement. Juste à côté de nous, une rangée de lycéens, filles et garçons, dont certains ont dormi pendant ces quatre heures, sont sortis sans même applaudir, et, à les entendre à la sortie, visiblement peu concernés! La vérité serait-elle dans la bouche des ados? Les très longs spectacles théâtraux comme celui-ci, ne seraient-ils plus dans l’air du temps? Mais il y a belle lurette que l’Odéon tout comme les autres théâtres, n’est plus vraiment de ces lieux que fréquentent régulièrement les jeunes. Dommage! A moins qu’il n’y ait un concert de rap…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 4 février, Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon, Paris (VI ème). T. : 01 44 85 40 40.
Extrait d’un compte-rendu de Jacques Livchine, directeur du Théâtre de l’Unité:
Deuxième partie: on ferme le second balcon et nous sommes exilés à l’orchestre. Coincé au dixième rang. Deux heures interminables. Une autre histoire, un exil en Amérique et une scène de deux heures, avec deux personnages. Rien ne se passe au niveau théâtral, je calcule l’heure de la fin, je l’estime à vingt-trois heures quarante-cinq. Mais non, ce sera minuit. Je souffre, c’est interminable, c’est plat: aucun relief. Au moins ici, le son est bon mais le texte qui vient d’improvisations, faible: adapté du roman de W.G. Sebald. (…)Lupa rejetterait mon théâtre comme je rejette le sien. Sauf que moi je prends la peine d’aller le voir mais lui ne viendra jamais me voir.
Ma théorie selon laquelle on devrait appeler le ministère de la Culture, le ministère des Cultures, se justifie.