Les Emigrants, adaptation du roman de W. G. Sebald, mise en scène de Krystian Lupa

Les Emigrants, adaptation du roman de W. G. Sebald, mise en scène de Krystian Lupa

L’écrivain est né en 1944 (comme le metteur en scène) en Bavière. Marqué par le silence familial autour de la Shoah et par le peu d’intérêt de la société allemande devant les bombardements alliés à la fin de la guerre, il quittera l’Allemagne à vingt-deux ans pour l’Angleterre. Il y devient professeur d’Université, spécialiste de littérature germanique, jusqu’à sa mort accidentelle en  2001. Il a déjà quarante-quatre ans, quand il réussit à faire paraître D’après nature, un « poème élémentaire» (1988). Et traduit en anglais en 96, parait son roman Les Émigrants, salué comme une œuvre exceptionnelle. Ont suivi Les Anneaux de Saturne (1999), Austerlitz (2002) dont Krystian Lupa avait aussi fait une adaptation scénique, et plusieurs essais. Dans ses récits, W. G. Sebald cherche à lutter contre l’oubli et ses fictions comprennent-ce qui est rare-documents et photos.

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Ce spectacle aurait dû être créé à la Comédie de Genève en juin dernier mais «des divergences sur la philosophie de travail entre la direction artistique du projet, d’un côté, et la direction générale et les équipes permanentes et temporaires, de l’autre, ont engendré des difficultés de communication rendant la création du spectacle irréalisable.» Au théâtre, les répétitions sont parfois difficiles et il peut y avoir des conflits. Les régisseurs, accessoiristes, électros, techniciens son, lumière, couture, sont les maîtres à bord et un metteur en scène, quelle que soit sa notoriété, sait très bien que, dans le stress, une seule phrase agressive envers l’un d’entre eux, peut vite transformer un plateau en enfer. Le grand Tadeusz Kantor, le maître de Krystian Lupa en savait quelque chose… Surtout quand  le metteur en scène et les techniciens ne parlent pas la même langue.
Que s’est-il passé au juste, peu importe! Mais en juin dernier, la Comédie de Genève a préféré annuler le spectacle qui était presque fini. En cause: l’attitude jugée inacceptable du metteur en scène polonais. Même s’il s’est ensuite officiellement excusé… Tiago Rodrigues, après avoir visiblement hésité, ne l’a pas reçu au festival d’Avignon. Comme Le Maillon à Strasbourg en février prochain, « pour raisons financières ». Mais Stéphane Braunschweig, lui, l’a fait venir comme prévu à l’Odéon. Le spectacle se sort au mieux, après tant de difficultés, contrats annulés etc. malgré le changement de plateau, celui de l’Odéon étant relativement petit. Et il y a parfois des miracles et, à quatre-vingt ans, Krystian Lupa aura eu le bonheur de voir enfin créé ses Emigrants à l’Odéon, grâce à Stéphane Braunschweig. Et tout s’est bien passé. Chapeau!
Des quatre personnages du roman, Krystian Lupa a gardé seulement ici Paul Bereyter. Vers 1950, il avait été l’instituteur en Bavière de W.G. Sebald qui apprit en 84 qu’il s’était suicidé, après avoir sombré dans la folie. Radié de l’enseignement en 36 à cause d’un grand-père juif, il avait quitté l’Allemagne mais y reviendra trois ans plus tard et… s’engagera dans l’armée nazie. Ambros Adelwarth, le seul ici à ne pas être juif, émigre aux États-Unis dans les années 1910 et devient le secrétaire puis l’amant de… Cosmo Solomon, fils d’une famille juive de riches banquiers. Lui aussi, avait été atteint de folie, après avoir vécu luxueusement entre autres à Deauville, Jérusalem, Constantinople où il fréquentait les salles de roulette et les champs de course. Le metteur en scène a recréé ces épisodes vécus par ces personnages.

Mais comment faire revivre un roman sur un plateau, entre réalisme et narration, et éviter l’illustration. «Ce sont les personnages qui m’ont le plus touché, dit Krystian Lupa, sans doute parce qu’ils sont les plus emblématiques de l’intuition créative de Sebald. Paul Beyreter et Ambros Adelwarth sont insaisissables, inaccessibles-des spectres dont Sebald essaye de reconstruire l’histoire alors qu’ils ont disparu. Des fantômes qui auraient sombré dans l’oubli sans la curiosité qu’il leur porte. » (…) « W.G. Sebald dessine les personnages à la manière des peintres chinois qui laissent le centre vide. » A partir de ces récits, le metteur en scène essaye de ressusciter les fantômes de Paul, Ambros, Cosmo et Helen, une jeune juive autrichienne que Paul a sans doute aimée en 1935. Ici, des narrateurs sur scène mais peu d scènes avec de véritables dialogues. A la base, une écriture de plateau c’est à dire des improvisations des acteurs, au fur et à mesure des répétitions et dont il faut toujours se méfier. Banals, assez pauvrets, et pas à la hauteur du roman. Pas si loin quelquefois de Plus belle la vie ! Dommage, c’est vraiment là le point faible du spectacle.

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©Simon Gosselin

Côté interprétation, Manuel Vallade est vraiment Paul Bereyter. Nous avons été moins convaincus par les autres acteurs dont Mélodie Richard, Pierre-François Garel… Manque ici sans doute une véritable direction et ils ont tendance à bouler leur texte, en croyant sans doute que les micros H.F. font des miracles. Non surtout quand on est au premier balcon où ce foutu son H.F. arrive difficilement et où on n’entend donc pas tout…  Krystian Lupa était-il déjà trop occupé à régler avec une rare virtuosité cette grande fresque picturale de tout premier ordre. La scénographie avec une boîte dont les murs du fond et des côtés changeant de couleurs selon les scènes; comme les lumières, signées aussi Krystian Lupa est magistrale. Et il se sert avec une grande intelligence scénique, des images qu’elles soient des images fixes comme celles projetées d’un album de photos ou de séquences filmées avant le spectacle, toutes remarquables comme cette balade en forêt des jeunes amoureux, ce parcours dans un bâtiment abandonné qui aurait pu être un hôpital, ou ces villages en ruine qui obsédaient W.G. Sebald. Le tout sur un fond de musiques classiques, jamais envahissantes.

Avec Factory 2 , un spectacle sur Andy Warhol, le metteur en scène, dit-il, avait « découvert alors une façon d’utiliser la vidéo, non comme une illustration de ce qui se passe sur la scène mais comme un contrepoint. Depuis, mes spectacles mêlent le théâtre et le cinéma. Le narrateur des Émigrants, dans sa quête de ce qui est à jamais perdu, a par moments des images furtives-des paysages, des souvenirs, des évocations-impossibles à représenter au théâtre. Pour les faire exister dans le spectacle, je les ai filmées. La vidéo a aussi comme fonction ici de brouiller les strates narratives et les temporalités du récit. Une façon d’approcher au plus près du mystère de ces existences insaisissables. » Tout est dit.

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©Simon Gosselin

Le spectacle commence par une évocation de l’enfance de Krystian Lupa, avec des scènes filmées de la classe d’école où règne un un gros poèle à bois et quelques extraits vidéo superposés de la mythique Classe morte de son maître Tadeuz Kantor (1915-1990) . Mais aussi sur scène avec, dans un angle, une reconstitution des pupitres en bois de ce spectacle avec les acteurs. Et en surimpression, sur une musique lancinante, une séquence de cette Classe morte où des enfants, joués par des adultes ou des gens déjà âgés, sont eux-mêmes joués par les interprètes de Tadeusz Kantor, chacun portant le corps/pantin de l’enfant qu’ils ont été. Dont les fameux jumeaux  Waclaw et Leslaw Janicki qui ont maintenant soixante-dix-neuf ans, Maria Stangret, l’épouse de Kantor disparue en 2021…. Cela sonne comme un aveu, du genre: « J’en ai toujours eu très envie mais, pas plus  les autres, je sais que je ne pourrai jamais arriver à remonter La Classe morte. Alors, je vous en montre les pupitres en bois et un courte évocation avec mes acteurs. Et je vous en offre en surimpression et grand format, une courte scène filmée de ce qui restera à jamais un des spectacles-culte de la fin du XX ème siècle. » Marcel, un paysan du Cantal, avait acheté un des pupitres de son école qui avait fermé. Chacun a bien sa Classe morte...) Une mise en abyme toujours aussi émouvante, quarante-six ans après la création de cette pièce. Mais qui, dans la salle, l’a vue et peut faire le lien avec Tadeusz Kantor? Krystian Lupa possède une  technique magistrale mais pourquoi fait-il alterner en permanence, récits et quelques scènes sur le plateau par deux personnages, avec des séquences filmées sur un tulle à l’avant-scène. Un procédé systématique et lassant ! Et la fin de la première partie est bien longuette. Après l’entracte, il y a eu quelques désertions de spectateurs mais la deuxième partie, toujours aussi impeccablement réalisée, est aussi du genre long, et pas toujours passionnante. Et ce n’est pas la lenteur qui est en cause… Manque sur le plateau et ce qui fait le charme du roman : une certaine poésie et le sens du temps. Malgré encore une fois, la remarquable beauté des images filmées. Ici Krystian Lupa a voulu, dit-il, faire percevoir les silences de W.C. Sebald, sans pour autant les effacer. Dommage, nous ne les avons guère sentis sur le plateau, mais bien plus dans les remarquables séquences filmées.

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© Simon Gosselin

Ces Emigrants, un spectacle d’une grande beauté plastique avec toute une palette de noirs et blancs, couleurs pastel et clairs-obscurs, comme peu de metteurs en scène savent en faire. Même si on se laisse embarquer surtout dans la première partie, le spectacle est trop long et finalement un peu décevant. A voir? Oui,  qu’importe les réserves, il y a beaucoup de choses à y découvrir, surtout pour les professionnels du théâtre et du cinéma, et les inconditionnels de Krystian Lupa.

Il y a vraiment très peu,même sur dix ans, de spectacles d’un tel niveau et « révélées par Sebald, les photographies spectrales, les particules de vie immortalisées telles des reliques, les bribes d’expériences individuelles,dit Krystian Lupa, contribuent à composer un ECCE HOMO bouleversant. » Cela dit évitez d’y emmener votre vieille cousine si elle ne va pas souvent au théâtre, même si elle est d’origine polonaise. Ou votre amoureux ou votre amoureuse, fatigués: il faut une grande attention et une certaine patience. Comment ne pas être partagé? C’est un spectacle sans doute parfois difficile et inégal (surtout dans la seconde partie très lente et plus que longuette) mais impossible d’être insensible à une aussi belle proposition… Le public, surtout d’âge mûr, a applaudi mollement. Juste à côté de nous,  une rangée de lycéens, filles et garçons, dont certains ont dormi pendant ces quatre heures, sont sortis sans même applaudir, et, à les entendre à la sortie, visiblement peu concernés! La vérité serait-elle dans la bouche des ados? Les très longs spectacles théâtraux comme celui-ci, ne seraient-ils plus dans l’air du temps? Mais il y a belle lurette que l’Odéon tout comme les autres théâtres, n’est plus  vraiment de ces  lieux que fréquentent régulièrement les jeunes. Dommage! A moins qu’il n’y ait un concert de rap…

Philippe du Vignal

Jusqu’au 4 février, Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon, Paris (VI ème). T. : 01 44 85 40 40.

Extrait d’un compte-rendu de Jacques Livchine, directeur du Théâtre de l’Unité:

Lupa est-il le génie devant lequel le microcosme du théâtre se prosterne? Le spectacle vaut-il les millions d’euros dont il est question?  Et je m’interroge sur les différentes appréciations.  Comment nos goûts divergent! Deuxième balcon: 29 € de face, c’est un peu haut, mais bon. Bizarrerie, la jeune ouvreuse à dix-neuf heures trente précises fait une annonce: « Je demande à dix-neuf personnes de bien vouloir regagner l’orchestre. D’habitude, quand le public le fait, on appelle cela, de la resquille mais là, surclassement  obligatoire! Il s’agit de cacher les trous… J’ai la flegme de redescendre et reste au deuxième balcon.

Ce grand perfectionniste de Krystian Lupa a oublié qu’il y avait un second balcon! Et que le son amplifié parvient étouffé et opaque. Donc, pour comprendre ce qui  se dit, il faut lire les sous-titres en anglais. Absurdité maximale.  Alors, oui, il y a des réglages complexes: Lupa mélange habilement images filmées et scènes sur le plateau. Il y en a une belle, inspirée de La Classe morte de Tadeusz Kantor, quand les pupitres d’élèves font la ronde sur le plateau avec, en surimpression, un extrait du vrai spectacle original. Allons, ne lésinons pas, il y a cinq minutes éblouissantes. Puis on s’engouffre dans un tunnel d’une heure et demie. Deux personnages sur scène. Le rythme est d’une lenteur extrême. Mélodie Richard,Manuel Valade (Helen et Paul), sont à peine bons!. (…)

Deuxième partie: on ferme le second balcon et nous sommes exilés à l’orchestre. Coincé au dixième rang. Deux heures interminables. Une autre histoire, un exil en Amérique et une scène de deux heures, avec deux personnages. Rien ne se passe au niveau théâtral, je calcule l’heure de la fin, je l’estime à vingt-trois heures quarante-cinq.  Mais non, ce sera minuit. Je souffre, c’est interminable, c’est plat: aucun relief. Au moins ici, le son est bon mais le texte qui vient d’improvisations,  faible: adapté du roman de W.G. Sebald. (…)Lupa rejetterait mon théâtre comme je rejette le sien. Sauf que moi je prends la peine d’aller le voir mais lui ne viendra jamais me voir.
Ma théorie selon laquelle on devrait appeler le ministère de la Culture, le ministère des Cultures, se justifie.

 


Archive pour 18 janvier, 2024

I.R. (Impulse Response), de Louise Belmas

I.R. (Impulse Response)  de Louise Belmas
 
Prenant le public à témoin, la jeune femme emmitouflée dans un manteau en fausse fourrure, nous parle de la météo du jour: glaciale ! Paroles anodines mais vite le récit s’intensifie. Avec peu de choses, des mondes vont prendre forme dans cette bio-fiction où d’autres existences vont s’entremêler, comme celle d’un grand-père, le sosie d’Heino Tobias, un compositeur estonien méconnu des années cinquante.
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Mais pourquoi et comment raconter sa vie, quand la porte du Temps est encore grande ouverte sur l’avenir? La pièce est «l’histoire d’une petite fille qui devait devenir violoniste et qui, à huit ans, découvre qu’elle a raté sa vie». Poser cette question est aussi méconnaître l’univers théâtral hors normes et sensible de cette artiste-performeuse. Ce solo met à l’honneur la musique et la chanson, et tout individu ou chose en marge de l’existence. Ce n’est sans doute pas un hasard, si un souffle dionysiaque traverse le spectacle. 

La vie est courte, oui ! La vie et ce qui l’anime: le désir dans toute sa diversité: c’est aussi ce que raconte la pièce. Et dans le monde de Louise Belmas, rien ne fonctionne comme prévu: l’apprentissage du violon, dès son plus jeune âge, est très prometteur mais subitement interrompu: «J’ai commencé le violon si jeune, que j’ai arrêté  quand la plupart commencent. » Au final, le théâtre aura le dernier mot pour aller vers la liberté d’être, ne pas subir : «Avec lui, je pourrais être ce que je voulais. »
 
Le spectacle est brillant, habité par une théâtralité et une sensibilité contemporaines: structure du texte, dramaturgie, interprétation et mise en scène.  Louise Belmas, avec juste une console de mixage et un micro, fait naître dans l’imaginaire du public et sur cette petite scène, une myriade de situations toutes poétiques mais aussi politiques.
Cette bio-fiction révèle d’autres possibles, à explorer sans hésitation. En silence, les spectateurs entrent en conversation avec le personnage. À plusieurs moments, la jeune femme s’adresse à eux, avec complicité et humour mais jamais par facilité théâtrale, ou pour installer une (fausse) relation d’empathie.
Nous sommes touchés par les thèmes évoqués dont certains nous sont, tristement ou gaiement, familiers ou plus graves, comme le jour de notre anniversaire, une chanson, l’exil, le souvenir, la famille, une disparition… Avec une énergie sans pareille, un esprit inventif pour lequel la chose la plus banale, comme une marche devant la sortie de secours, devient ici objet scénique, Louise Belmas nous émerveille. Le travail superbe de la lumière, la mobilité tout en souplesse de l’actrice, son regard malicieux, le timbre de la voix souvent posé, parfois ironique, mais jamais dans l’excès, la précision et fluidité des gestes offrent à la pièce, une dimension esthétique et dramatique d’une grande qualité. Le spectacle offre l’envie d’aller vers l’attention et la curiosité.
Une pépite théâtrale à découvrir ! 
 
Elisabeth Naud 
 
Jusqu’au 14 mars, le jeudi à 19 h, Théâtre La Flèche, 77 rue de Charonne, Paris (XI ème). T. :  01 40 09 70 40.
 

Livres et revues Torquemada, drame de Victor Hugo, nouvelle édition de Nicole Savy

Livres et revues

Torquemada, drame de Victor Hugo, nouvelle édition de Nicole Savy

Dernière pièce de l’auteur, ce monstre poétique brûle les doigts. Rarement jouée, elle reste à part dans le théâtre de Victor Hugo. Il l’avait écrite en 1869 mais Torquemada ne fut jamais jouée de son vivant. En 1971, la pièce avait été mise en scène par Denis Llorca, au festival de la Cité à Carcassonne. Victor Hugo la publia en 1882 devant l’urgence à alerter l’opinion française sur les terribles pogromes commis en Russie sur fond d’insupportable antisémitisme «chrétien » auquel les hiérarchies des Eglises n’étaient pas étrangères.

 

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Torquemada: «la tour qui brûle»… L’actualité de cette pièce est trop évidente quand certains voudraient faire du blasphème, un délit. Et quand Salman Rushdie est toujours poursuivi et que les extrémismes religieux sont plus que jamais du côté de « viva la muerte ». Dans une France qui n’avait pas encore séparé l’Eglise, de l’État, ce drame sentait le souffre et le poète n’y va pas de main morte, quand il fait dire au Bouffon à propos du roi Ferdinand : «Il est libertin, fourbe, oblique/Menteur , cruel, obscène-et catholique/Et, tant pis, il aura plus tard ce sobriquet. »

Ici, règne ce roi sensuel et tyrannique, à la fois ivre de son pouvoir mais sans force devant le fanatisme religieux. Une Reine froide comme un roc, un couple de jeunes premiers attendrissants et tout à la joie du soleil, des fleurs et des élans de leur cœur… Mais aussi un bouffon qui tient à sa peau: enfin une vérité incontestable! Et le Marquis, froid conseiller et homme politique avisé qui se découvre un cœur, en apprenant que le jeune héritier royal est en réalité son petit-fils…. Enfin il y a un personnage-sans doute plus touchant-le rabbin Moïse-Ben-Habib qui vient essayer avec la plus grande dignité de racheter son peuple contre une rançon. Mais le Roi en veut plus: les biens des Juifs, leur exil, puis leur mort. Dans un étrange intermède, Victor Hugo met en présence trois visions du catholicisme : Saint-François de Paule, un mystique voyant Dieu dans sa création, le Pape qui substitue à Dieu, sa propre jouissance et à l’Eglise, son pouvoir. Et Torquemada, réprouvant l’un et l’autre.

Ce moine condamné d’abord à un  «in pace» : une oubliette où l’on meurt sans être tué mais qui sera sauvé par le jeune Prince, retourne le Roi et l’Eglise. Grâce à la force de ses convictions, il prend le pouvoir face à leur lâcheté. Victor Hugo a eu la grande intuition-nourrie de ses lectures-et l’audace de miser sur la sincérité et la droiture du grand Inquisiteur. Torquemada croit de tout son être agir par amour. S’il faut détruire l’humanité écartée du vrai chemin du Christ, c’est pour sauver les âmes, les faire monter de l’Enfer ver le Ciel par le feu et la torture. Et les cris que l’on entendra, seront ceux du diable chassé des corps martyrisés. Juifs, musulmans, hérétiques, faux et vrais convertis-ceux qu’Isabelle la Catholique a chassés d’Espagne (dont s’enorgueillit son épitaphe à Grenade), ceux qui auront blasphémé les symboles du Christ : tous condamnés et brûlés mais dont l’âme sera sauvée. Au nom du véritable amour, du vrai Dieu, point d’humanité  mais un troupeau d’âmes à sauver malgré elles, à tout prix. Folie d’un homme qui se croit plus grand que tous, et porte-parole du Christ sous son froc de moine misérable : « J’aide Dieu ».

On doit à Nicole Savy, spécialiste de Victor Hugo, cette édition savante. Elle rétablit le texte dans son intégralité et avec un appareil critique complet et facile. Elle rappelle, entre autres, les liens de Victor Hugo enfant avec l’Espagne et la permanence de son combat humaniste. Ce livre est une invitation aux metteurs en scène et aux institutions théâtrales: qui osera monter cette pièce monstre ? Sa mise en scène reste en effet un défi. Victor Hugo essaye de la résoudre avec de longues et précises didascalies. Torquemada est alors un opéra, avec chœurs, grands airs et duos, sur la musique de ses vers, d’une liberté et d’une force à leur sommet ! En alexandrins classiques, ternaires, hachés de monosyllabes que se renvoient les personnages, amples, profonds…
Il y faudrait de grandes voix et imaginer une mise en scène : pas facile aujourd’hui de suivre à la lettre ces didascalies. On peut rêver de vidéo mais il faudrait qu’elle soit à la hauteur du  texte…Pourrait-on le monter tel quel ? Un beau pari pour qui oserait mais la pièce se laisserait-t-elle faire? Ce serait dommage de reculer devant un tel obstacle mais aussi devant un problème terriblement urgent, celui des ravages de toute Inquisition…

Christine Friedel

Torquemada de Victor Hugo, édition de Nicole Savy, éditions Garnier-Flammarion.

 

Que sur toi se lamente le Tigre, d’après le roman d’Émilienne Malfatto, adaptation et mise en scène d’Alexandre Zeff

Que sur toi se lamente le Tigre, d’après le roman d’Émilienne Malfatto, adaptation et mise en scène d’Alexandre Zeff

Que sur toi se lamente le tigre

© Victor Tonelli

Il en a vu des guerres et des massacres, le fleuve Tigre. Mais voilà une mort de trop: une jeune femme va payer de sa vie le fait d’avoir cédé à son fiancé ensuite parti au front. Son frère la tuera, parce qu’elle porte en elle le fruit de l’amour. Et ce grand fleuve qui traverse l’Irak du Nord au Sud, sorti de son lit, gronde et sa voix terrible se mêle à celles de la victime, de sa mère, sa sœur, ses frères….

Lina El Arabi incarne avec grâce cette jeune Irakienne insouciante qui, du jour où le sang a coulé entre ses cuisses, s’enveloppe de noir, selon la coutume perpétuée de mère en fille… Dans cette prison de tissu, se glisse son amoureux pour une étreinte érotique volée. Puis le destin s’acharne contre elle ! En une succession de monologues, les personnages de cette tragédie familiale contemporaine déploreront ce crime d’honneur, tout en acceptant un verdict inique.
«Notre corps ne nous appartient pas, il est la propriété familiale », se lamente la jeune fille. Et «Je suis celui par qui la mort arrive, dit Amir, son frère (Nadhir El Arabi). » (…) « Je vais tuer tout à l’heure et je penserai que je n’ai pas le choix. Sa vie ou notre honneur à tous. Ce n’est pas moi qui tuerai, mais la rue, la ville. le quartier, le pays. »

 Alexandre Zeff a adopté la construction kaléidoscopique du roman, et a mis en scène ce texte avec de nombreux décors sur toute la profondeur du plateau, derrière les eaux du fleuve qui clapotent à l’avant-scène. Au fond, un grand tissu ivoire qui enfle: le Tigre rugit. Et le sol tremble. Un dessin animé sur un tulle, évoque les bombardements, accompagnés du vrombissement d’un hélicoptère. Derrière des voilages translucides, la sœur ainée se félicite de sa grossesse, malgré la brutalité du mari qu’on lui a imposé. Une nappe de brouillard enveloppe le fantôme du fiancé (Mahmoud Vito) criant sa rage d’être mort…

Chaque séquence est pensée comme une sorte de performance dans les lumières et la scénographie inventives de Benjamin Gabrié  avec de nombreux effets spéciaux visuels lumineux et sonores, réussis pour la plupart. Pour Alexandre Zeff, il «s’agit de décupler le choc émotionnel et la sensation de vertige où la lecture du texte nous plonge». Mais ici, l’émotion que procure ce texte poignant, incisif et nécessaire, nous parvient difficilement…
Les voix amplifiées des acteurs manquent de nuances et nous aurions aimé plus de simplicité pour entendre cet oratorio polyphonique. Le chant des femmes, en particulier la mère (Afida Tahri ), nous touche et le spectacle gagne en profondeur quand Wassim Halal aux percussions, et Grégory Dargent au oud, apparaissent au lointain.
Nous ne pouvons rester indifférents au cri de révolte porté par ces ces interprètes engagés que sont Hillel Belabaci, Amine Boudelaa, Lina El Arabi, Nadhir El Arabi, Afida Tahri, Mahmoud Vito, Myra Zbib et les musiciens Grégory Dargent, Wassim Halal et à l’écran Liya Chtaiti. Ils veulent dénoncer l’oppression des femmes de par le monde.
Puissent ces paroles êtres entendues…
Comme celles de Gisèle Halimi dans sa plaidoirie pour une jeune fille qui s’était faite avorté à Bobigny (Seine-Saint-Denis) en 70 : « Ce que je voudrais que le Tribunal comprenne et, après lui, les hommes qui nous gouvernent, c’est que nous sommes des êtres libres et responsables, tout comme les hommes. Et puisque nous devons donner physiologiquement la vie, il faut que nous le décidions en êtres libres et responsables, et sans le contrôle de personne. »

 Mireille Davidovici

 Jusqu’au 11 février, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de manœuvre. Métro : Château de Vincennes+navette gratuite. T. 01 43 28 36 36. 

 Le 8 mars, Scène Watteau, Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne) ; le 14 mars, La Faïencerie, Creil (Oise)  et le 22 mars, Théâtre Romain Rolland, Villejuif (Val-de-Marne).

 Que sur toi se lamente le Tigre d’Émilienne Malfatto, prix Goncourt du premier roman, est publié aux éditions Elyzad.

 

 

 

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Ils nous ont oubliés de Séverine Chavrier, basé sur le roman La Plâtrière de Thomas Bernhard, adaptation et mise en scène de Séverine Chavrier


Ils nous ont oubliés
de Séverine Chavrier, basé sur le roman La Plâtrière de Thomas Bernhard, adaptation et mise en scène de Séverine Chavrier

C’est une reprise du spectacle qui avait été créé en 2022 à l’Odéon-Ateliers Berthier (voir Le Théâtre du Blog) et il a sûrement évolué. Cela commence mal avec une (légère) faute de français sur le titre de cet opus de madame Chavrier, en quatre heures mais avec deux entractes!
C’est une fois de plus l’adaptation d’un roman en langue allemande au théâtre… Sur le grand plateau de la Colline, à jardin, une sorte de grande boîte fermée par des rectangles de placo, que les acteurs à peine arrivés, vont casser à coups de pioche et de hache. (Quel intérêt ? Il faut bien entendu refaire cette cloison pour chaque représentation ! Vous avez dit écolo?)

© Ch. Raynaud de Lage

© Ch. Raynaud de Lage

La Plâtrière est une ancienne usine dans une forêt .Chez Thomas Bernhard, la nuit du 24 décembre, des rôdeurs tombent sur le corps d’une femme qui a été tuée d’un coup de fusil à la tête sur son fauteuil roulant. On retrouvera son mari quelques jours plus tard fou, et presque mort dans une fosse à purin.
Ici, un couple plus tout jeune, vit enfermé dans un réduit avec juste la visite quotidienne d’une «auxiliaire de vie» comme on dit, un personnage ajouté par Séverine Chavrier. Konrad veut écrire un grand essai sur l’ouïe… sans jamais arriver à le commencer. Sa femme paralysée (Marijke Pinoy) est assise dans un fauteuil roulant et il doit tout faire : la soigner, préparer les repas, gérer la maison en mauvais état… Bien entendu, il ne la supporte plus, et réciproquement. Toujours une cigarette à la bouche, elle pense sans arrêt au dîner et refuse de prendre ses médicaments. Refrain, hélas, bien connu !
Et on a la nette impression qu’elle se venge sur son mari qui l’a forcée à vivre dans ce taudis. Leur jeunesse a bien disparu, avec ses rêves fous de création artistique et littéraire. Bref, devant nous la vie de ces anciens amoureux s’effiloche et comme chez August Strindberg ou Ingmar Bergman, elle est devenue un enfer sur terre.
L’excellent Laurent Papot (Konrad), double paire de lunettes sur le nez, est assez inquiétant avec une dizaine de fusils chargés et accrochés au mur. Il s’active sans raison, lit quelques pages de Novalis à son épouse. Caractériel mais dans un autre genre, et tout aussi insupportable qu’elle. Une relation toxique: Konrad vit reclus avec cette paralysée, dans une double relation de maître à esclave. Même s’il est en relativement en bon état physique, il n’a personne à qui parler, sauf les livreurs de repas et l’auxiliaire de vie qu’il convoite. Mais absolument paranoïaque, il voudrait qu’on «l’écoute écouter ».  Et il est angoissé que «des espèces soient en voie de disparition», il crie et s’étonne aussi que personne «ne s’occupe des cerveaux en voie de disparition ».

Dehors une évocation de la forêt toute proche avec à jardin, un arbre mort (un rappel de celui d’En attendant Godot?) et côté cour, un sapin, un échafaudage métallique et deux timbales où batteur (Florian Satche) improvise. Des personnages masqués passent et il y a aussi des mannequins assis dans la pénombre (une assez belle image). Il y a partout des micros cachés, et le bruit des pas, les très fréquentes fermetures de porte, les coups de fusil et les voix des acteurs équipés de micros H.F. comme la musique, sont amplifiés au maximum. Et cela devient une bouillie sonore, vite insupportable.

Il y a parfois heureusement des images fortes comme ce cercueil qu’on fait doucement glisser sur la neige. Et quelques moments de vrai théâtre: le maigre repas du couple où un corbeau noir vient picorer des miettes, la petite scène où l’auxiliaire de vie colle sur le mur des photos de famille que lui tend la vieille dame
Ou quand des vagabonds trouvent le corps de l’épouse de Konrad qui, lui a disparu. «Ils m’ont dit qu’ils envoyaient une ambulance, mais, à ce niveau-là, elle aurait plutôt besoin d’un corbillard. »


Louise Sari a imaginé une scénographie intelligente et précise: un  étroit corridor surmonté d’un toit où se baladent des vrais pigeons. Là, sans aucun autre meuble qu’une petite table, une chaise et un fauteuil roulant, vit donc en permanence ce couple infernal. En-dessous, un sous-sol que l’on verra sur écran et où Konrad accumule des dizaines de feuillets blancs et essaye de dormir. Et il y a d’immenses tulles où Quentin Vigier montre des vidéos impeccables d’arbres mais aussi les visages des acteurs en très gros plan.

On peut comprendre que ce roman ait attiré la metteuse en scène. Pourtant, malgré quelques courtes scènes qui font vraiment théâtre, et parfois de belles images, l’ensemble ne fonctionne pas et distille un remarquable ennui.Ce Ils nous ont oubliés est un cas d’école pour de jeunes metteurs en scène: comment rater l’adaptation au théâtre d’un roman? Ici, La Plâtrière, un des premiers du grand Thomas Bernhard (1931-1989)….
-D’abord, sous-estimer l’adversaire: cette descente aux enfers racontée par un narrateur dont nous ignorons tout et qui rapporte les dires, impressions ou hypothèses de deux témoins, est intéressante… quand Thomas Bernhard nous en parle. Mais difficile à adapter sur une scène; ici il y a sauf par instants, un manque de vrais dialogues qui fassent sens! L’écrivain autrichien lui-même ne s’y était pas attaqué…
-Ensuite procéder à une révision/adaptation…loin très loin, sauf au tout début, du texte original; puis faire réaliser un important montage vidéo, et surtout utiliser les stéréotypes à la mode depuis vingt ans: utilisation abusive des micros H.F., création d’un univers sonore puissant, invasif, en direct et/ou enregistré, grossissement systématique en vidéo du visage des acteurs (alors qu’ils sont sur scène et sous-éclairés) grâce à de petites caméras infra-rouge planquées, ou tenues par eux, et projection par moments de paysages sur un immense tulle à l’avant-scène.
-Adopter une dramaturgie prétentieuse où on maîtrise mal le temps et en imposer le résultat peu convaincant au public pendant quatre heures (avec deux entractes!). Ne pas vraiment diriger les acteurs et les faire criailler en permanence.
-Enfin, introduire des fumigènes sans véritable raison (pour nous, déjà le quatrième de l’année et le concours se poursuit).
-Mettre au point un système il y a déjà six ans dans Les Palmiers sauvages (voir Le Théâtre du Blog) et s’y conformer:  « une réalisation surtout fondée sur des visages retransmis en gros plan de scènes filmées par caméra infra-rouge. Et bien entendu, un recours incessant à la vidéo avec paysages filmés en noir et blanc: nous ne changerons pas une ligne de ce que nous avions écrit!
-Depuis, utiliser le même système qui doit plus à une superbe technique, qu’à l’art théâtral…
Pas question de nier l’arrivée des nouvelles technologies mais à condition qu’elles fassent sens sur une scène, mais on est là trop souvent plus près d’une installation d’art plastique que du théâtre.
-Penser que «pour se satisfaire d’une œuvre qu’il attend et qui ne vient jamais mais aussi l’espoir «d’un art plutôt qu’un autre». C’est créer à partir de l’absence de ce qui devrait avoir lieu. C’est l’effondrement permanent de l’idéal artistique philosophique, au profit du réel le plus désuet et quotidien. C’est l’abandon de la représentation sans cesse perturbée par la réalité.» Tous aux abris ! Le public n’est pas assez naïf pour entrer dans ce système!

Question abandon de la représentation, nous avouons avoir quitté celle-ci au deuxième entracte : il y a des limites au masochisme comme à l’ennui, et la vie est courte. Donc, nous ne vous parlerons pas de la troisième et dernière partie… Mais selon un ami critique qui l’avait vue à l’Odéon-Ateliers Berthier, elle est aussi faible! En cette première, la salle à moitié pleine s’est encore vidée pour le troisième volet! Nous souhaitons bien du courage au Théâtre de la Colline pour faire venir le public. Et vous l’aurez compris: pas la peine de vous déplacer…
Mais on se demande pourquoi Wajdi Mouawad, comme le Théâtre National de Strasbourg, s’est-il fait refiler ce plat chaud, et le prétentieux spectacle de Vincent Macaigne créé en novembre à la MC 93 à Bobigny? Pas très clair…
Si les Théâtres nationaux se mettent à se refiler leurs créations: avis de tempête! Et il n’y a plus qu’à tirer l’échelle, comme disait Molière ! Enfin, Rachida Dati va revoir tout cela….
Dans ce marasme, une bonne nouvelle: au  Théâtre de la Colline, reprise la saison prochaine la merveilleuse création que fut en octobre dernier, Les Personnages de la pensée, texte, peinture et mise en scène de Valère Novarina (voir Le Théâtre du Blog). Là, courez-y.

*A voir dans le hall du Théâtre: une intéressante exposition de quinze maquettes de scénographie.
Réalisées par les étudiants de l’École nationale d’architecture Paris-La Villette, l’Ecole supérieure des arts appliqués-École Duperré et l’École Supérieure des arts et techniques-Ecole Hourdé. Chaque année, soixante-dix imaginent la scénographie d’un spectacle présenté à La Colline et cette fois, les projets ont été conçus à partir du texte d’Ils nous ont oubliés. Les étudiants ont rencontré Louise Sari, la scénographe du spectacle, Didier Kuhn, responsable de l’atelier de construction à La Colline, Sébastien Dupont, régisseur principal de la machinerie et Marion Turrel, adjointe.

 Philippe du Vignal

Jusqu’au 10 février, Théâtre de la Colline, 16 rue Malte-Brun, Paris (XX ème). T. : 01 44 62 52 52.

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