Le Problème lapin, cartographie 7 de l’Atlas de l’anthropocène de Frédéric Ferrer
Le Problème lapin, cartographie 7 de l’Atlas de l’anthropocène de Frédéric Ferrer
C’est une reprise du spectacle qui avait été créé il y a deux ans à la Maison des Métallos à Paris. Nous vous prévenons: c’est on ne peut plus sérieux : le lapin déborde. Il faudra une conférence avec Frédéric Ferrer et Hélène Schwartz pour entrevoir l’ampleur et la profondeur du problème. Allons droit à la conclusion: comme l’humain, le lapin est une espèce à la fois invasive… et en voie de disparition.
Démonstration: tout le monde a entendu parler des ravages commis par les lapins en Australie. Amenés là naïvement pour la subsistance des marins (des immigrants ?), ils ont presque réussi à affamer l’île-continent en se multipliant… comme des lapins et en détruisant son agriculture.
Cataclysme inévitable? Après de vains massacres, il a fallu inventer un nouveau cataclysme, lancer un virus (tiens, tien!). La myxomatose eut l’effet escompté mais prit aussi le bateau du retour et ravagea le monde entier. Mais l’espèce releva la tête et redevint invasive… La question lapine, dit Frédéric Ferrer, est vaste, complexe et a de multiples causes et effets.
On aura saisi le comique irrésistible de cette conférence fondée sur l’exactitude scientifique absolue des faits exposés, et sur le caractère imprévisible des rapports découverts entre eux. Dont la suite mathématique : 1 1 2 3 5 8 13 21… etc, un chiffrage de la prolifération lapine mais aussi la courbe correspondant au fameux nombre d’or, clé de l’architecture du Parthénon et du portait de Mona Lisa. Sans compter la rivalité grandissante et théâtrale entre les conférenciers, sur le manoir de Kerguelen en Bretagne ou l’invasion des îles du même nom par les pissenlits, que les lapins mangent par la racine, pour leur plus grand bien.
Sans oublier que le «doudou» en forme de lapin tend à supplanter le nounours, et que cela prolifère aussi de ce côté-là. À l’aide d’incontestables images, textes et graphiques projetés sur écran, l’ampleur du « problème lapin» s’impose. Le spectateur, qui vient au théâtre avec son actualité, ses questionnements graves, ne peut s’empêcher de voir aussi une image du problème des migrants imposé par les politiques. Ce n’était pas le projet de l’auteur–acteur, militant éclairé de la cause climatique, mais voilà, le théâtre vit au présent et lui fait écho.
Frédéric Ferrer l’a dit: il mettrait volontiers en scène un Shakespeare mais sa formation de géographe et l’urgence climatique l’entraînent irrésistiblement vers ses Cartographies. On n‘a pas oublié ses Tokyo forever I et II, une drôle et tragique représentation d’une commission internationale incapable de tenir ses engagements à ralentir le réchauffement climatique d’un degré, voire d’un demi-degré. Faux suspense: au petit matin, tout a fini par un accord à l’arrache et pour une fois à la baisse, mais a minima.
À ne pas manquer cette autre conférence de Frédéric Ferrer À la Recherche des canards perdus, si elle passe à votre portée. La NASA avait tenté une expérience aussi sérieuse que fragile: larguer des canards en plastique sur la banquise et relever leur point d’arrivée pour mesurer la vitesse de la fonte des glaces arctiques…à condition de retrouver les dits canards!
Dans Le Problème lapin, nous sommes aussi saisis par la capacité de la science et de la logique à créer des effets d’attente et des rebondissements palpitants. Et plus encore, par les coups de projecteur sur sur la science elle-même et ses objets, et sur la construction du savoir et du doute. Voir, à l’occasion d’un lever de rideau, l’analyse du mot: agnotologie (fabrique de l’ignorance), ou comment une « bonne » recherche scientifique financée par le lobby du tabac, peut noyer sa nocivité sous d’autres et multiples causes réelles du cancer du poumon, pour dégager sa responsabilité.
En février, Frédéric Ferrer a passé trois semaines à la Maison des Métallos pour une coopérative artistique, impliquant un engagement qui déplace les lignes du théâtre en créant tout un éventail de formes participatives. En un mot, cette CoOP demande de faire une pièce avec un public vivant. Apéritif avec vins bio et terrine… de lapin, activités diverses, invitation à bouger, à s’exprimer, à prendre part à la fabrication même du spectacle, avec questions et choix. C’est à la fois ludique et pédagogique mais quelquefois un peu laborieux. Ne pas se contenter d’apprendre dans le plaisir de l’œuvre et l’intelligence du rire, mais entrer dans le jeu. Un premier pas vers un engagement ? Peut-être bien une minuscule métaphore.
Heureusement, en dehors des jeux et mises en situation, et grâce aux recherches, entre autres, de Frédéric Ferrer et de sa compagnie Vertical Détour, les spectateurs-citoyens sont de plus en plus conscients de l’urgence réelle de la question. Et, si la science, bien pesée et bien pensée, nous aidait à passer de l’anthropocène-une ère géologique définie par la domination de l’espèce humaine qui modifie le monde pour le pire-au symbiocène, une autre espèce humaine vivant en bonne harmonie avec la Terre ?
En attendant, pour revenir à nos lapins, nous avons écouté avec grand plaisir les trente questions choisies parmi les cent soixante-dix-neuf posées par le public des Métallos et les réponses de Frédéric Ferrer et Hélène Schwartz, selon le compte à rebours. Et nous sommes sortis de là, obsédés par les lapins, au point d’entendre dans une chanson à la radio « le dernier lapin», au lieu du «dernier matin». Et sans avoir appris l’origine de l’expression : poser un lapin. On a dit d’abord au XIX ème siècle « poseur de lapin », par allusion à celui posé sur les tourniquets des jeux de foire, paraissant facile à gagner mais qu’on ne gagne jamais. Ainsi, poser un lapin serait pour un homme, ne pas payer une prostituée…
Christine Friedel
Jusqu’au 27 janvier, Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, Paris (VIII ème). T. : 01 44 95 98 21.