La Brande, création collective de la compagnie Courir à la catastrophe mise en scène d’Alice Vannier
La Brande, mise en scène d’Alice Vannier
En 1953, le docteur Jean Oury, psychiatre et psychanalyste français (1924-2014) a fondé la clinique de Cour-Cheverny (Loir-et-Cher), dite de la Borde,qu’il dirigea jusqu’à sa mort. Il a aussi été membre de l’École freudienne de Paris, créée par Jacques Lacan. Avec ses nombreux amis psychiatres, il chercha à redéfinir leur travail avec les patients, en abandonnant le modèle en cours. Un groupe mit ainsi au point une nouvelle psychothérapie et socio-thérapie institutionnelles (G.T.P.S.I.) et se réunira quatorze fois entre 60 et 66. La clinique de la Borde était située un peu à l’écart du monde, mais restait très ouverte.
Après un spectacle sur La Misère du monde, le célèbre livre de Pierre Bourdieu, Alice Vannier a entrepris de parler de l’aventure menée par ce jeune médecin de vingt-neuf ans. La brande: le lieu inculte où poussent des bruyères qui servent à fabriquer des palissades végétales depuis longtemps: un beau titre… A la Borde, soignants et soignés vivent ensemble dans une certaine mesure. «Cela remue, ça parle, ça délire, chacun apporte son histoire, son monde, dit Alice Vannier. On s’accorde et on se désaccorde. On met les errances en commun.. Manière d’interroger les rapports entre les fous et les sensés (ou les normopathes), ainsi que notre façon d’endosser des rôles, au théâtre ou dans la vie. Mais aussi de demander : où sont passées les utopies de naguère? »
Sur la scène, trois hauts murs décrépis avec trois portes dont une double porte-fenêtre une petite table qui sert de bureau, une autre grande table, un tableau de papier dont on tournera les pages pour laisser apparaître les dates et repères des années soixante, une véranda-fumoir (ici, on fume beaucoup ici comme dans les années soixante mais de fausses cigarettes). Et une belle pluie de feuilles mortes s’abattra sur le plateau mais sans que l’on sache vraiment pourquoi. Cette création collective sur l’expérience de psychothérapie institutionnelle a fait l’objet de sérieuses recherches préalables et a bénéficié d’un stage d’Alice Vannier et de sa dramaturge à La Borde. Bref, un travail en amont tout à fait respectable..
Mais ensuite? La maudite «écriture de plateau» à partir d’improvisations a encore frappé! Et les dialogues sont faiblards: cette représentation de la folie nous a paru quelquefois un peu conventionnelle. A la limite, tout se passe comme si Alice Vannier s’était faite avoir par un « thème porteur » comme on dit, mais au théâtre assez casse-gueule. Même si la lenteur parait ici nécessaire, elle gère moins bien le temps, que l’espace. Au début, il y a une réunion des médecins sur leur travail du genre: psychothérapie institutionnelle pour les nuls… Mais bavarde, donc ennuyeuse au théâtre : «D’abord, bonsoir. Merci d’être là. Vous êtes nombreux, alors on va essayer d’être à la hauteur de la tâche… On va jouer aux vieux birbes quelques instants si vous le permettez et faire un travail de mémoire. Si ça peut servir à quelque chose… Alors, comme me l’a demandé Philippe, je vais parler un peu de cet endroit, pour que ça ne s’oublie pas, quand même, et puis je vais essayer de, de mettre un peu au clair mon parcours… Comment je suis arrivée ici ? Il faut remonter à…Oui…Mes premiers contacts avec la psychiatrie c’était vers 49. (C’était encore la période d’après-guerre) J’ai rencontré Jean Odin -que vous connaissez tous j’imagine? » (…)
Et cela continue… Chesnaie : « Non, mais là, pardon, on part sur des bases communes, certes, mais ça ne doit pas impliquer pour autant qu’on ait tous le même style de pensée! Il faut qu’on garde quand même notre liberté d’expression, notre liberté de pensée. C’n’est pas parce que vous êtes des copains avec qui j’aime discuter avant tous les autres que j’devrais m’empêcher de taper du poing sur la table quand c’est nécessaire. Félix : C’est même une condition d’honnêteté ! Chesnaie : Et je pense d’ailleurs que c’est précisément parce que nous sommes des copains, mais aussi des hommes, des femmes de laboratoire qu’il faut qu’on ait la place de dire : « Je ne suis pas d’accord, etc » sans qu’ça fasse des crises de nerfs. Tant mieux qu’on n’soit pas d’accord. Si on tombe d’accord sur une petite question tous les trois ans ça sera très bien… Ce qui ne veut pas dire qu’on se réunira vingt mille fois sans jamais tomber d’accord!/Castelles : On est d’accord sur le fait qu’on n’est pas d’accord.Odin : je crois que ce qui compte, ici, c’est qu’on puisse tout dire et tout entendre de l’autre, qu’on puisse avancer au-delà de tous les effets de groupe. Au-delà de toutes les difficultés de communication, on doit être dans un rapport vrai avec l’autre Brivette : C’est ce que dit Lacan avec “la parole vraie”! Vous avez vu, j’ai révisé pour tout à l’heure !
Bref, ces deux heures (avec une fausse fin!), sont plus que longuettes, malgré de bons moments comme l’arrivée d’une patiente, la grande colère du psychiatre (sans doute pour montrer que les médecins eux aussi peuvent avoir leurs faiblesses?), le désespoir d’une patiente hurlant et d’autres plus calmes où, dans la pénombre des patients, marchent à la recherche du sommeil. A la base, il y a une belle idée : les soignants et soignés sont ici joués alternativement par les mêmes acteurs qui passent d’un rôle à l’autre sans difficulté. Tous très crédibles. Mais les personnages de patients sont plus intéressants… Aucun doute, Alice Vannier sait diriger mais mieux gestuellement, qu’oralement: certains boulent leur texte. Et elle a un beau sens de l’image. Mention spéciale en tout cas à celui qui joue Michel, marchant avec lenteur, un peu voûté, affublé d’un grand pull. Créant ainsi un étonnant personnage…
Quand ils répètent grossièrement costumés Comme il vous plaira de Shakespeare pour la kermesse annuelle, cela commence à décoller avec une belle ronde. Mais soignés et soignants n’iront pas plus loin et nous restons frustrés. C’est vraiment dommage! Alice Vannier a les qualités nécessaires à une metteuse en scène (même si elle aurait pu nous épargner plusieurs jets de fumigène qu’elle aurait bien du mal à justifier). Nous aimerions bien voir un travail d’elle, à partir d’un texte plus solide. L’écriture collective et ici, de cette compagnie, ne nous a jamais procuré un véritable plaisir théâtral…sans doute le point faible de ce spectacle qui gagnerait beaucoup à être sérieusement élagué.. C’est une maladie bien connue du théâtre contemporain: quand une jeune troupe a la chance de jouer dans un théâtre important, elle se doit se dire que c’est la chance de sa vie et alors occupe longtemps le plateau… Alors à voir? Oui, à condition d’être patient et… pas trop exigeant. Mais le public très nombreux et d’âges très divers, a chaleureusement applaudi les acteurs: ils le méritent.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 5 février, Théâtre de la Cité internationale, 17 boulevard Jourdan, Paris (XIV ème). T. : 01 43 13 50 60.