Ils nous ont oubliés de Séverine Chavrier, basé sur le roman La Plâtrière de Thomas Bernhard, adaptation et mise en scène de Séverine Chavrier
C’est une reprise du spectacle qui avait été créé en 2022 à l’Odéon-Ateliers Berthier (voir Le Théâtre du Blog) et il a sûrement évolué. Cela commence mal avec une (légère) faute de français sur le titre de cet opus de madame Chavrier, en quatre heures mais avec deux entractes!
C’est une fois de plus l’adaptation d’un roman en langue allemande au théâtre… Sur le grand plateau de la Colline, à jardin, une sorte de grande boîte fermée par des rectangles de placo, que les acteurs à peine arrivés, vont casser à coups de pioche et de hache. (Quel intérêt ? Il faut bien entendu refaire cette cloison pour chaque représentation ! Vous avez dit écolo?)
© Ch. Raynaud de Lage
La Plâtrière est une ancienne usine dans une forêt .Chez Thomas Bernhard, la nuit du 24 décembre, des rôdeurs tombent sur le corps d’une femme qui a été tuée d’un coup de fusil à la tête sur son fauteuil roulant. On retrouvera son mari quelques jours plus tard fou, et presque mort dans une fosse à purin.
Ici, un couple plus tout jeune, vit enfermé dans un réduit avec juste la visite quotidienne d’une «auxiliaire de vie» comme on dit, un personnage ajouté par Séverine Chavrier. Konrad veut écrire un grand essai sur l’ouïe… sans jamais arriver à le commencer. Sa femme paralysée (Marijke Pinoy) est assise dans un fauteuil roulant et il doit tout faire : la soigner, préparer les repas, gérer la maison en mauvais état… Bien entendu, il ne la supporte plus, et réciproquement. Toujours une cigarette à la bouche, elle pense sans arrêt au dîner et refuse de prendre ses médicaments. Refrain, hélas, bien connu !
Et on a la nette impression qu’elle se venge sur son mari qui l’a forcée à vivre dans ce taudis. Leur jeunesse a bien disparu, avec ses rêves fous de création artistique et littéraire. Bref, devant nous la vie de ces anciens amoureux s’effiloche et comme chez August Strindberg ou Ingmar Bergman, elle est devenue un enfer sur terre.
L’excellent Laurent Papot (Konrad), double paire de lunettes sur le nez, est assez inquiétant avec une dizaine de fusils chargés et accrochés au mur. Il s’active sans raison, lit quelques pages de Novalis à son épouse. Caractériel mais dans un autre genre, et tout aussi insupportable qu’elle. Une relation toxique: Konrad vit reclus avec cette paralysée, dans une double relation de maître à esclave. Même s’il est en relativement en bon état physique, il n’a personne à qui parler, sauf les livreurs de repas et l’auxiliaire de vie qu’il convoite. Mais absolument paranoïaque, il voudrait qu’on «l’écoute écouter ». Et il est angoissé que «des espèces soient en voie de disparition», il crie et s’étonne aussi que personne «ne s’occupe des cerveaux en voie de disparition ».
Dehors une évocation de la forêt toute proche avec à jardin, un arbre mort (un rappel de celui d’En attendant Godot?) et côté cour, un sapin, un échafaudage métallique et deux timbales où batteur (Florian Satche) improvise. Des personnages masqués passent et il y a aussi des mannequins assis dans la pénombre (une assez belle image). Il y a partout des micros cachés, et le bruit des pas, les très fréquentes fermetures de porte, les coups de fusil et les voix des acteurs équipés de micros H.F. comme la musique, sont amplifiés au maximum. Et cela devient une bouillie sonore, vite insupportable.
Il y a parfois heureusement des images fortes comme ce cercueil qu’on fait doucement glisser sur la neige. Et quelques moments de vrai théâtre: le maigre repas du couple où un corbeau noir vient picorer des miettes, la petite scène où l’auxiliaire de vie colle sur le mur des photos de famille que lui tend la vieille dame
Ou quand des vagabonds trouvent le corps de l’épouse de Konrad qui, lui a disparu. «Ils m’ont dit qu’ils envoyaient une ambulance, mais, à ce niveau-là, elle aurait plutôt besoin d’un corbillard. »
Louise Sari a imaginé une scénographie intelligente et précise: un étroit corridor surmonté d’un toit où se baladent des vrais pigeons. Là, sans aucun autre meuble qu’une petite table, une chaise et un fauteuil roulant, vit donc en permanence ce couple infernal. En-dessous, un sous-sol que l’on verra sur écran et où Konrad accumule des dizaines de feuillets blancs et essaye de dormir. Et il y a d’immenses tulles où Quentin Vigier montre des vidéos impeccables d’arbres mais aussi les visages des acteurs en très gros plan.
On peut comprendre que ce roman ait attiré la metteuse en scène. Pourtant, malgré quelques courtes scènes qui font vraiment théâtre, et parfois de belles images, l’ensemble ne fonctionne pas et distille un remarquable ennui.Ce Ils nous ont oubliés est un cas d’école pour de jeunes metteurs en scène: comment rater l’adaptation au théâtre d’un roman? Ici, La Plâtrière, un des premiers du grand Thomas Bernhard (1931-1989)….
-D’abord, sous-estimer l’adversaire: cette descente aux enfers racontée par un narrateur dont nous ignorons tout et qui rapporte les dires, impressions ou hypothèses de deux témoins, est intéressante… quand Thomas Bernhard nous en parle. Mais difficile à adapter sur une scène; ici il y a sauf par instants, un manque de vrais dialogues qui fassent sens! L’écrivain autrichien lui-même ne s’y était pas attaqué…
-Ensuite procéder à une révision/adaptation…loin très loin, sauf au tout début, du texte original; puis faire réaliser un important montage vidéo, et surtout utiliser les stéréotypes à la mode depuis vingt ans: utilisation abusive des micros H.F., création d’un univers sonore puissant, invasif, en direct et/ou enregistré, grossissement systématique en vidéo du visage des acteurs (alors qu’ils sont sur scène et sous-éclairés) grâce à de petites caméras infra-rouge planquées, ou tenues par eux, et projection par moments de paysages sur un immense tulle à l’avant-scène.
-Adopter une dramaturgie prétentieuse où on maîtrise mal le temps et en imposer le résultat peu convaincant au public pendant quatre heures (avec deux entractes!). Ne pas vraiment diriger les acteurs et les faire criailler en permanence.
-Enfin, introduire des fumigènes sans véritable raison (pour nous, déjà le quatrième de l’année et le concours se poursuit).
-Mettre au point un système il y a déjà six ans dans Les Palmiers sauvages (voir Le Théâtre du Blog) et s’y conformer: « une réalisation surtout fondée sur des visages retransmis en gros plan de scènes filmées par caméra infra-rouge. Et bien entendu, un recours incessant à la vidéo avec paysages filmés en noir et blanc: nous ne changerons pas une ligne de ce que nous avions écrit!
-Depuis, utiliser le même système qui doit plus à une superbe technique, qu’à l’art théâtral… Pas question de nier l’arrivée des nouvelles technologies mais à condition qu’elles fassent sens sur une scène, mais on est là trop souvent plus près d’une installation d’art plastique que du théâtre.
-Penser que «pour se satisfaire d’une œuvre qu’il attend et qui ne vient jamais mais aussi l’espoir «d’un art plutôt qu’un autre». C’est créer à partir de l’absence de ce qui devrait avoir lieu. C’est l’effondrement permanent de l’idéal artistique philosophique, au profit du réel le plus désuet et quotidien. C’est l’abandon de la représentation sans cesse perturbée par la réalité.» Tous aux abris ! Le public n’est pas assez naïf pour entrer dans ce système!
Question abandon de la représentation, nous avouons avoir quitté celle-ci au deuxième entracte : il y a des limites au masochisme comme à l’ennui, et la vie est courte. Donc, nous ne vous parlerons pas de la troisième et dernière partie… Mais selon un ami critique qui l’avait vue à l’Odéon-Ateliers Berthier, elle est aussi faible! En cette première, la salle à moitié pleine s’est encore vidée pour le troisième volet! Nous souhaitons bien du courage au Théâtre de la Colline pour faire venir le public. Et vous l’aurez compris: pas la peine de vous déplacer…
Mais on se demande pourquoi Wajdi Mouawad, comme le Théâtre National de Strasbourg, s’est-il fait refiler ce plat chaud, et le prétentieux spectacle de Vincent Macaigne créé en novembre à la MC 93 à Bobigny? Pas très clair…
Si les Théâtres nationaux se mettent à se refiler leurs créations: avis de tempête! Et il n’y a plus qu’à tirer l’échelle, comme disait Molière ! Enfin, Rachida Dati va revoir tout cela….
Dans ce marasme, une bonne nouvelle: au Théâtre de la Colline, reprise la saison prochaine la merveilleuse création que fut en octobre dernier, Les Personnages de la pensée, texte, peinture et mise en scène de Valère Novarina (voir Le Théâtre du Blog). Là, courez-y.
*A voir dans le hall du Théâtre: une intéressante exposition de quinze maquettes de scénographie.
Réalisées par les étudiants de l’École nationale d’architecture Paris-La Villette, l’Ecole supérieure des arts appliqués-École Duperré et l’École Supérieure des arts et techniques-Ecole Hourdé. Chaque année, soixante-dix imaginent la scénographie d’un spectacle présenté à La Colline et cette fois, les projets ont été conçus à partir du texte d’Ils nous ont oubliés. Les étudiants ont rencontré Louise Sari, la scénographe du spectacle, Didier Kuhn, responsable de l’atelier de construction à La Colline, Sébastien Dupont, régisseur principal de la machinerie et Marion Turrel, adjointe.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 10 février, Théâtre de la Colline, 16 rue Malte-Brun, Paris (XX ème). T. : 01 44 62 52 52.