Par les villages de Peter Handke, traduction de Georges-Arthur Goldschmidt, mise en scène de Sébastien Kheroufi
Par les villages de Peter Handke, traduction de Georges-Arthur Goldschmidt, mise en scène de Sébastien Kheroufi
Pour sa seconde réalisation, le metteur en scène au lieu du cadre rural imaginé par l’auteur, a situé l’action dans une cité de banlieue en déshérence. Ce choix fait en accord avec l’écrivain autrichien, offre un intéressant focus à cette pièce créée en 1982 par Wim Wenders au festival de Salzbourg et par Claude Régy, l’année suivante au Théâtre National de Chaillot.
Il y a ceux qui quittent leur village et ceux qui y restent. Gregor, le frère aîné, parti à la ville, est devenu écrivain. Tout le sépare socialement, culturellement de son frère Hans, ouvrier, et de sa sœur Sophie, vendeuse demeurés sur place. Le conflit autour de la maison des parents décédés, que Hans demande à Gregor de céder à leur sœur pour y ouvrir un commerce, révèle l’abîme de défiance ouvert entre eux comme une plaie à vif.
Gregor revient sur les lieux de son enfance, accompagné de Nova, une étrange guide (ou muse?). Au prologue, elle l’incite au voyage et elle aura aussi la mot de la fin dans l’épilogue lyrique qui clôt Par les villages.
Le spectacle démarre dans le hall du théâtre, avec un long exposé de l’ainé sur son village natal: il a sentiment de trahison de l’avoir quitté et de culpabilité d’avoir abandonné Hans et Sophie à leur triste sort de prolétaires. Peter Handke décortique son vécu, donnant sa tonalité et son rythme à la pièce, faite de dialogues qui prennent le temps d’approfondir les points de vue de chaque personnage. »Mets-toi dans tes couleurs, sois dans ton droit, dit Nova, et que le bruit des feuilles devienne doux. Passe par les villages, je te suis. »
Et nous suivons Gregor jusque dans la petite salle du théâtre. Y est installée la baraque du chantier où travaille Hans. Mais les retrouvailles sont amères. «Figé, raidi de dignité et de culpabilité» selon Hans, l’aîné (impeccable Lyes Salem) affronte les reproches du cadet (Amine Adjina, tout en rage). Les mots qu’il lui lance, en arabe ou en français, par longues salves bien senties, blessent comme des flèches.
Le silence gêné de l’écrivain provoque la colère de l’ouvrier humilié qui clame sa différence de classe et lui présente ses camarades: Ignaz, l’ivrogne coriace (Ulysse Dutilloy-Liégeois) et Albin, l’imbécile heureux (Benjamin Grangier). «Nous les exploités, les offensés, les humiliés, peut-être sommes-nous le sel de la terre. » (…) « Nous sommes mutuellement parrains de nos enfants et porteurs de nos cercueils mais nous ne sommes pas amis.», crie Hans. Mais il lui fait remarquer que, malgré leur condition d’esclaves, ils appartiennent au «peuple des charpentiers », fiers de leur travail et attentifs à la beauté.
L’intendante du chantier (Gwenaëlle Martin), elle, ressent la poésie de cette vallée où «les cloches n’appellent plus personne, et où rien n’est plus transmis». Et dont seul, un artiste peut traduire les vibrations. Elle demande à Gregor de le faire : «Nous voulons qu’on fasse notre éloge. Mieux encore : notre endroit doit être magnifié, avec ses couleurs et ses formes. (…) Qu’il s’appelle lieu sauvage, ou pays sans nom, maintenant, vous pouvez de nouveau nommer ce lieu: terre.»
Le conflit familial s’aggrave quand Sophie (Hayet Darwich) fait part à Gregor de son rêve : ouvrir, avec l’argent de l’héritage, un commerce bien à elle. Son frère est hostile à ce projet continue de la considérer comme une employée subalterne et l’accable de son mépris. Mais elle l’enverra au diable!
En prenant longuement la parole, chacun des dix personnages raconte son histoire dans ce territoire oublié. Tous, jusqu’à la vieille femme du cimetière et dernière rencontre de Gregor (Anne Alvaro à l’ironie tragique), disent leur sentiment d’abandon. Elle regrette beaucoup la perte du monde d’avant et de tous ses repères. «Comme tout est devenu étranger ici. Comme cette cité est sans valeur. »
Trois heures et demi ne sont pas de trop ici, pour entendre les mots simples mais amples de ce poème épique. Peter Handke qui a trempé sa plume dans la tragédie grecque, se défend d’écrire par monologues : «Cette pièce est faite de longs dialogues où l’un des partenaires répond profondément à l’autre. » Il cite Friedrich Nietzsche dès la première page : “Une tendre lenteur est le tempo de ce discours autre, de là d’où je viens .»
Artiste associé du Théâtre des Quartiers d’Ivry, Sébastien Kheroubi a voulu ancrer ce poème dramatique dans le contexte de cette ville et il a inclut dans le spectacle un chœur d’habitants: «Je veux explorer les différentes zones de la société. »
Peter Handke donne ici la parole à celles et ceux qui ne parlent jamais et le metteur en scène talentueux prend le relais avec d’excellents artistes issus de la diversité. Ils incarnent des hommes et des femmes, porteurs de mondes inépuisables et toujours inattendus. Des mots en arabe ou en d’autres langues, émaillent le spectacle… « Il y est parlé de ce qu’on néglige, de cet essentiel que l’on élude et qui fonde tout ce qui a lieu, écrivait le (remarquable) traducteur Georges-Arthur Goldschmidt. (…) Une épopée du quotidien où chacun des personnages parle, par, et pour les autres. »
La mise en scène vigoureuse, sans aucun temps mort et loin de toute sophistication, nous transporte dans ces territoires perdus de la République que sont aujourd’hui certaines banlieues. Le décor simple, fait de matériaux de récupération et conçu pour tenir dans un camion, se transforme à vue. Une paroi vient masquer la baraque de chantier style dortoir Algéco et la sœur y peint à grands traits son futur magasin. Quelques mottes de terre répandues et nous voici au cimetière, avec la vieille dame et une petite fille.
Loin de tout naturalisme, les mots transcendent les personnages. Et, aux cinglantes prophéties de malheur dont Grego (Lyes Salem) accable les habitants de la cité. rassemblés autour de lui comme un noir tribunal, Nova répond : magistrale, la rappeuse antillaise Casey fait un éloge lumineux de la vie réelle, peut-être insignifiante mais qui se révèle dans toute sa puissance.
Ses incantations chamaniques débouchent sur un vaste chant poétique : «On ne peut pas renoncer ; ne jouez donc pas les solitaires intempestifs (…) Bougez un peu, pour savoir être lents : la lenteur est le secret et la terre est parfois très légère : une image sans pesanteur, accueillez en vous cette image pour continuer votre chemin: elle montre le chemin, et sans l’image d’un chemin, on ne peut pas continuer à penser (…) Laissez s’épanouir les couleurs. Suivez ce poème dramatique. Allez éternellement à la rencontre. Passez par les villages.»
Un magnifique message de foi. Ne manquez pas de passer par ces villages, ici présentés sous un jour nouveau.
Mireille Davidovici
Jusqu’au 11 février, Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, Manufacture des Oeillets, 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine. T. : 01 43 90 11 11.
Les 16 et 18 février, Centre Georges Pompidou, Paris (III ème). Le 27 février, L’Azimut-Antony, Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine).
La pièce est publiée aux éditions Gallimard.