Rohtko, texte et dramaturgie d’Anka Herbut, mise en scène de Łukasz Twarkowski (en letton, anglais et chinois, surtitré en français et en anglais)
Rohtko, texte et dramaturgie d’Anka Herbut, mise en scène de Łukasz Twarkowski (en letton, anglais et chinois, surtitré en français et en anglais)
Ce jeune metteur en scène polonais a créé ce spectacle en 2022, au Dailes Theatre à Riga (Lettonie). Depuis une quinzaine d’années, il a travaillé avec Krystian Lupa et a aussi créé des installations et performances multimédias: grâce à la vidéo, il cherche à brouiller les frontières entre réel et illusion et à «créer des réalités virtuelles où les places de l’acteur et du spectateur sont renégociées.»
Łukasz Twarkowski dit avoir été influencé par Shanzhai: Deconstruction in Chinese de Byung-Chul Han, écrivain allemand d’origine sud-coréenne, professeur de philosophie à l’Université des arts à Berlin. « Il parle des différences de conception entre original et copie en Orient et en Occident (…) Ce livre m’a beaucoup aidé à naviguer dans le monde du travail là-bas, il m’a fait comprendre que l’on vit dans deux paradigmes complètement différents. J’avais pensé à lui, puisque Mark Rothko était letton, mais c’est comme ça que, bizarrement, il est arrivé par la Chine. C’est aussi lié à une exposition que j’ai eu l’occasion de voir au Musée d’Histoire de l’art de Vienne, et qui m’a énormément déçu. (…). Cela m’a amené à mes premières réflexions sur le marché de l’art : comment peut-on créer un événement avec un bon marketing, même quand rien ne se passe vraiment?»
A la base de ce spectacle, un énorme scandale: il y a quelque vingt ans, Ann Freedman, à l’époque, directrice de la plus ancienne et très respectée galerie new-yorkaise Knoedler & Co, avait vendu Untitled (1954), une toile de Mark Rothko (1903-1970), pour plus de huit millions de dollars à un couple de collectionneurs, Domenico De Sole et sa femme… Quelques années plus tard, ils apprirent que c’était un faux! réalisé par un certain Pei-Shen Qian, un faussaire doué habitant New York… Sous la menace d’une enquête du F.B.I., il était ensuite vite retourné en Chine.
Un vieux classique dans la découverte des faux : un pigment mis en vente après la peinture d’une œuvre et Mark Rothko n’avait donc pu s’en servir vingt ans plus tôt… L’ex-directrice de cette galerie avait, pendant quinze ans, roulé experts et clients et vendu (de bonne foi selon elle mais impossible vu leur prix d’achat trop bas et une absence de généalogie), une quarantaine de faux Jackson Pollock, Willem de Kooning, Mark Rothko, Robert Motherwell, Barnett Newman… Et cela pour des dizaines de millions de dollars! Bref, une escroquerie juteuse! Et tout le monde de l’art américain qui, savait, tout en ne sachant pas, ou en ne voulant pas vraiment savoir en avait été éclaboussé.
Łukasz Twarkowski s’attaque ici à un thème qui revient à chaque découverte de faux*: le fonctionnement parfois opaque du marché de l’art où règnent les directeurs d’importantes galeries souvent internationales mais aussi des critiques d’art, peintres, sculpteurs, créateurs photo et vidéo, conservateurs de musée nationaux, régionaux ou privés. Et il y a parfois de petits arrangements avec le Ciel… Ainsi le directeur d’une structure municipale française d’art contemporain allait acheter aux Etats-Unis (voyageant en Concorde, pourquoi mégoter?) des œuvres à des galeries. Mais aussi pour lui-à prix sans doute très négocié- et qui, ensuite, les revendait en Europe (au prix fort du marché)
Et nombre de faux Salvador Dali, Modigliani, Yves Klein, ont aussi longtemps circulé. Mais en quoi, ces faux sont-ils moins bons, que les peintures signées d’un artiste? Où est la limite entre une copie et un faux, entre le réel et l’illusion? Une copie serait-elle juste une reproduction non signée, donc sans aucune valeur marchande. Alors qu’une autre, avec une fausse signature mais bien peinte et inspirée par un original de l’artiste et d’une facture tout à fait digne de lui, aurait une valeur nulle? Un amateur peut-il prendre le même plaisir à la regarder, en sachant qu’elle n’est pas de la main du peintre? Une œuvre authentique, mais non signée, d’un grand peintre, a-t-elle quand même une valeur sur le marché de l’art ? Une signature devient alors plus importante que le contenu même d’une œuvre? Des questions donnant le vertige…
«Et qui va estimer la valeur exacte attribuée à une œuvre d’art et le prix de ses toiles, dit justement Łukasz Twarkowski. (…) Comment est-il possible que l’artiste américain Beeple vende son œuvre soixante-neuf millions de dollars, alors que c’est juste un fichier numérique pouvant être copié sans problème ? Tout le monde peut posséder le même fichier, mais il y en a un qui est original parce qu’il a un certificat, un NFT. Dans toute l’histoire de l’art, c’est la valeur symbolique qui prime: regardez l’urinoir de Marcel Duchamp.»
C’est en partie vrai pour les arts moderne et contemporain et Łukasz Twarkowski a raison de dire que si «un fichier peut être copié à la perfection, plus rien d’inhérent à l’œuvre ne garantit que l’original est bien l’original. Cela dit, un syllogisme ne lui fait pas peur. « Pour les Asiatiques, dit-il, il n’y a pas de problème, puisqu’ils fonctionnent comme ça depuis toujours.(…) Ils ont une autre conception de l’œuvre originale et refont des architectures célèbres. » Oui, mais toucheraient-ils à des œuvres picturales pour les garder «neuves »… comme La Joconde, un Fra Angelico, un Nicolas Poussin, voire un Monet… Ou dans un siècle, à une toile de Mark Rothko ?
Et sur le plateau comment Łukasz Twarkowski opère-t-il ? Avec une indéniable virtuosité et une bonne direction d’acteurs, tous remarquables. Cela se passe dans un restaurant chinois, comme ce faussaire d’origine chinoise. «Tous les restaurants chinois du monde, dit-il, sont plus ou moins les copies les uns des autres.» Comme ce Mister Chow, la «cantine » devenue historique que fréquentaient Jean-Michel Basquiat, Julian Schnabel, Keith Haring, Andy Warhol… Mais qui a ouvert après la mort de Marc Rothko. Ici, reconstitué par Fabien Lédé qui a créé une remarquable scénographie hyperréaliste : deux salles côté jardin et côté cour, avec au milieu, une cuisine. Un ensemble, très soigné et précis, qui sera souvent déplacé par toute une équipe de techniciens. Dans la seconde partie, avec aussi un plateau tournant. Mais toujours, sans que l’on en voie vraiment la raison…
Juris Bartkevičs, Kaspars Dumburs, Ērika Eglija-Grāvele, Yan Huang, Andrzej Jakubczyk, Rēzija Kalniņa, Katarzyna Osipuk, Artūrs Skrastiņš, Mārtiņš Upenieks, Vita Vārpiņa, Toms Veličko, Xiaochen Wang jouent en letton, en chinois mais surtout en anglais. Tous très crédibles, ils font un excellent travail mais rarement près du public. Cela commence mal avec deux écrans où est projetée l’image d’un livreur de repas passant d’un écran à l’autre. Bluffant mais assez gadget et quel intérêt dramaturgique? Toms Veličko dit qu’il parle comme acteur, et insiste sur le fait que lui, en nous parlant et et nous, en l’écoutant, c’est aussi de l’art… Un vieux truc des années soixante, et entendu mille fois au théâtre et dans les performances.
Puis, on voit sur un très grand écran au dessus de la scène, le visage des personnages comme Rotkho (brillant Juris Barthevics) discutant avec sa femme. Ou cette parade esthético-commerciale mais aussi amoureuse entre une jeune artiste (Katarzyna Osipuk) et Jack Smith, un directeur de musée. (Un clin d’œil à ce cinéaste et acteur d’avant-garde (1932-1989) ? Ici joué par l’excellent Mārtinš Upenieks. Une conversation brillante mais qui a plus à voir avec une séquence de cinéma, qu’avec une scène de théâtre.
Les acteurs sont systématiquement filmés et leur image projetée en très gros plan avec micro H.F sur la joue et fil scotché sur la peau. Vous avez dit obscène au sens premier ? Oui, et franchement laid: étonnant chez un artiste comme Łukasz Twarkowski. Et revient une question lancinante: pourquoi ici, une telle invasion d’immenses images vidéo? «Comment, répond le metteur en scène, l’intrusion de l’image au plateau change-t-elle le récit, en créant une autre vision du monde, une autre illusion? D’une certaine manière, c’est magique. On a cadré quelque chose une fois et cette portion de réalité nous donne une promesse de l’infinité du monde représenté.»
Mais non, il n’y a ici rien de magique… et cela reste un procédé bien conventionnel. Et que nous apporte cette double présence des personnages et pourquoi Łukasz Twarkowski n’a-t-il pas alors réalisé un film? «La domination par les médias, disait en 67 (!) Umberto Eco dans La Guerre du faux, est typique de notre époque de coparticipation envoûtante. Une des caractéristiques, nous l’avons déjà dit, c’est de présenter des configurations à définition basse qui ne sont pas des produits finis mais des processus, c’est à dire non pas des successions d’objets, de moments et d’arguments mais une sorte de totalité et de simultanéités des données. »
En Occident, l’original a toujours été déifié mais la création en nombreux exemplaires: gravures, photos,sérigraphies… a toujours été moins et, quant à la copie d’un tableau ou d’une sculpture, il faut qu’elle soit de mêmes dimensions et de qualité exceptionnelle pour arriver sur le marché. Loin des petites reproductions des boutiques de musées.
Et les soi-disant créations signées mais faites dans le style de… par des faussaires, tombent sous la coup de la Loi. Le fameux Van Mergeren, des années trente à sa mort en 47, trompa les conservateurs et les plus grands spécialistes de Vermeer… Mais à une époque où les moyens de détection de faux était balbutiants. En 1977, les laboratoires de police judiciaire des Pays-Bas ont prouvé que six Van Meegeren dont Les Pèlerins d’Emmaüs et La Dernière Cène, étaient bien des contrefaçons.
Et à la fin du XX ème siècle, arrivèrent de faux Salvador Dali, Marc Chagall,Yves Klein, après la disparition de ces artistes. Il y a eu aussi des sérigraphies signées Juan Miro produites en série française mais aussi américaine… avec un numéro identique! Ce qui, bien entendu, est interdit.
Une bonne copie peut aussi avoir une petite valeur mais ne doit pas être signée de l’artiste. Et que dire des œuvres numériques, donc facilement reproductibles mais dites uniques, et garanties par un certificat lui-même numérique? Ce dont parle aussi Łukasz Twarkowski à la fin du spectacle quand on voit à côté d’un vrai , un restaurant chinois sans aucun meuble, ni décorations avec un aquarium plein d’eau, vide de poissons. Et avec un écran sur le mur du fond… Un moment de dérision et une mise en abyme réussie de l’art contemporain.
Aucun doute là-dessus, Łukasz Twarkowski est un bon directeur d’acteurs et sait mettre en place un système visuel hyperréaliste séduisant, voire accrocheur ! Mais le texte assez creux de sa dramaturge Anka Herbut ne tient pas la route sur trois heures et demi. On imagine l’historien d’art Victor Obalk (voir Le Théâtre du Blog) se livrant-plus subtilement-à une analyse-comparaison de vraies et fausses peintures. Le public, même ignorant ce domaine très particulier, serait vite passionné…
Ici, nous avons eu l’impression que Łukasz Twarkowski allait à la ligne et se faisait souvent plaisir. «On se concentre sur le processus, dit-il. On ne commence jamais avec le texte déjà prêt, mais par un laboratoire où on improvise avec les acteurs et où on explore le travail à la caméra. Puis, on fait une grande pause pendant laquelle on travaille sur le texte. À l’arrivée, on essaye de trouver un hybride théâtral entre les arts visuels, le cinéma, la danse…Le texte est l’un des ingrédients du spectacle, ni plus ni moins important. »
Foin de justifications: encore faudrait-il que ce texte soit à la hauteur des images. Mais assez bavard, que ce soit sur la valeur d’une œuvre, ou sur le milieu et le marché de l’art, il nous a paru superficiel, surtout pour traiter d’un thème aussi passionnant. Et nous serons aussi plus réservé quant à la dramaturgie: souvent inutilement compliquée avec rappels de dates sur écran, récits multiples et scènes répétées, balades entre passé et présent, onirisme et réalité.
Et pourquoi avoir choisi un tel titre avec inversion d’une lettre? Il y a ici comme une pirouette snobinarde… Cela dit, le spectacle, est très bien réalisé : mention spéciale à l’équipe d’excellents cadreurs et à la vingtaine de techniciens. Et il y a de très belles images et de bons moments, entre autres quand Mark Rothko se met en colère contre le fric qui pourrit la création: «On dirait que l’art baise avec l’argent. Là où il y a de l’art , il y a de l’argent. Je ne leur donnerai pas mes toiles. Je veux qu’ils se sentent piégés. Ils bouffent mais ils ne pensent pas. »
Mais le spectacle souffre d’un manque d’exigence artistique: le jeune metteur en scène navigant sans cesse entre expression théâtrale et images vidéo en permanence. Un procédé formel et usé jusqu’à la corde dans toute l’Europe, y compris en Pologne. Et ce Rohtko est fondé sur un catalogue de poncifs : lumières stroboscopiques (inutiles mais heureusement assez légères), voix amplifiées par micros H.F. , priorité à l’image vidéo (mais d’une laideur exceptionnelle quand la caméra s’attarde sur la peau où sont scotchés ces foutus micros, plateau tournant, théâtre dans le théâtre, longs moments où il ne passe rien, montage sonore de basses avec un maximum de décibels qui font mal aux oreilles comme au ventre (une affichette prévient à l’entrée et on vous offre d’inutiles bouchons pour les oreilles), éclairages rouge ou d’un blanc aveuglant par moments de la salle, épaisses rafales de fumigènes sans aucune raison tout au long du spectacle et envahissant la salle… Cela n’impressionne plus personne, sauf et encore, les bobos…Citons une fois de plus, Marie-José Mondzain dans son livre au titre prophétique, L’Image peut-elle tuer?:«Faut-il redire une chose triviale, que l’écran n’est pas une scène ? C’est le contraire d’une scène.»
Même avec des moyens financiers importants, une équipe technique rodée, une scénographie réussie de Fabien Lébé, ce Rohtko ne fait pas vraiment sens. Reste à savoir pourquoi cet hyperréalisme fascine autant une partie du public. Sans doute, offre-t-il une impression d’étrangeté, avec ce restaurant et ces visages filmés de très près, ceomme celle qu’on a devant les sculptures de John de Andrea ou les grandes toiles de Malcolm Morley. L’hyperréalisme, né il y a déjà soixante ans aux Etats-Unis, a un côté (faussement) rassurant mais aussi dérangeant. Łukasz Twarkowski offre ici un cadre à la vie quotidienne de ces femmes et hommes si différents de nous et qui nous ressemblent tellement. Mais très loin de l’univers spirituel de Marc Rothko avec ses «colorfield paintings» (peinture en champs de couleur) aux aplats de couleur aux bords un peu flous, quelquefois monochromes.
A voir? C’est selon… Le public était partagé: seulement une trentaine de désertions, tout âge confondu avant et à l’entracte. Des spectateurs ont applaudi debout, et d’autres, pas du tout. Ce travail scénique exemplaire doit, encore une fois, beaucoup aux équipes de techniciens et aux douze acteurs. Mais on a l’impression que Rohtko tourne souvent à vide, et la pièce, beaucoup trop longue, n’en finit pas de finir, sans jamais réussir à nous passionner.
«Le théâtre permet de vraiment tout réunir, de mélanger tous les arts ensemble ( le cinéma, la danse,etc.) et de créer des formes hybrides qui ne sont possibles nulle part, hormis dans cette boîte magique qui s’appelle le théâtre.» Soit… mais le titre même du spectacle avec ce détournement orthographique, a quelque chose d’un produit d’appel. Et disait Rabelais : « qui trop embrasse, mal étreint. » Łukasz Twarkowski semble obsédé par «l’image qui me parle plus». Mais il est passé à côté des thèmes dont il voulait parler: la question du vrai et du faux, de la copie et de l’original, de l’art et de la finance… au profit d’un spectacle virtuose à bien des égards et finalement peu convaincant. Dommage…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 9 février, Odéon-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, Paris (XVII ème). T. : 01 44 85 40 40.
**Rétrospective Mark Rothko jusqu’au 2 avril, Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, Paris (XVI ème). T. : 01 49 69 96 00. Métro : Sablons.
*Musée de la contrefaçon, 16 rue de Longchamp, Paris ( XVI ème). ( un petite salle est consacrée aux faux en art)T. : 01 56 26 14 03.