La Zone d’intérêt, un film de Jonathan Glazer
La Zone d’intérêt, un film de Jonathan Glazer
Rudolf Höss a-t-il jamais éprouvé le moindre sentiment de culpabilité ? Il fut pendu à Auschwitz sur les lieux où il avait fait exterminer plus d’un million d’êtres humains qui y avaient vécu dans des conditions atroces. Il se cacha sous une fausse identité en 1945 mais fut dénoncé par sa femme, menacée d’être envoyée en Sibérie avec ses enfants. Livré aux autorités polonaises et exécuté, le 16 avril 1947, près du crématorium et de la maison qu’il avait occupée avec sa famille durant toutes les années où il avait dirigé le camp. A son procès devant le Tribunal suprême de Pologne, il ne mesura jamais l’insondable horreur des destructions provoquées et s’exprima comme si le sens moral ordinaire lui faisait défaut, remarqueront les observateurs.
Il justifia ses actes par la nécessité d’obéir aux ordres d’Heinrich Himmler dont il dépendait. Il estima le nombre des victimes assassinées à Auschwitz à près de trois millions, chiffre qui sera par la suite contredit. Les psychiatres américains qui l’interrogeront au Tribunal de Nuremberg, comme Leon Goldensohn, décriront un homme normal, soumis à l’autorité et à l’idéologie nazie. Quand le psychologue Gustave Gilbert veut connaître comment il a procédé à l’extermination des déportés, Rudolf Höss lui expose d’une voix apathique la façon dont ils ont été gazés. La pensée de refuser les ordres d’Henrich Himmler ne lui est jamais venue, dira-t-il. Gustave Gilbert conclut que Rudolf Höss donne l’impression générale d’un homme normal mais avec une « apathie de schizophrène »: ce qui ne signifie pas grand-chose. Rien chez lui n’évoque une pathologie psychiatrique.
Dans La Zone d’intérêt, Rudolf Höss n’a de sentiments que pour sa jument et sa famille. Il vient raconter le soir à ses enfants des contes pour les aider à s’endormir. Le film met en scène un conte emblématique : Hans et Gretel, des frères Grimm (analogue à notre Petit Poucet), et terrorisant: une sorcière met des enfants dans un four avant de les dévorer. A la fin, c’est la sorcière qui y sera précipitée dans le four. Chez les frères Grimm, les enfants sont sauvés… Mais ceux déportés à Auschwitz ont été gazés, et leur corps brûlés.
Toute notre génération fut terrorisée en découvrant en 1956, Nuit et brouillard le film d’Alain Resnais où on peut voir des gardes mobiles français séparer à coup de crosse les enfants, de leur mère pour les jeter dans des wagons plombés. La censure supprima à l’époque ce passage. Notre culpabilité fut immense et aucun conte des Grimm ne nous permit par la suite de dormir tranquille.
Ici, à la fin, deux moments incroyables semblent venir s’opposer à la froideur glacée du Commandant et de son épouse, Hedwig. Une pensée folle saisit Rudolf Höss lors de son voyage à Berlin : l’idée subite de gazer tous les nazis avec lesquels il se trouve. Est-il devenu une simple machine à tuer? Un pur automate de l’extermination? L’automate serait alors une autre expression pour signifier la « banalité du mal » décrite par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem. On ne tue pas des hommes, mais des pièces, des «stücke », matériaux déshumanisés, pour se conformer aux ordres reçus. Rudolf Höss semble, dans le film, avoir pris un chemin inverse en retournant la machine à exterminer contre ses concepteurs. Dans le conte des frères Grimm, la sorcière finit dans le four, et non les enfants qui pourtant, ont dévoré la maison en pain d’épice, expression de leur avidité et de leur destructivité orale.
Rudof Höss s’est-il senti coupable ? Un long vomissement traduit à la fin du film ce que son corps ressent mais que sa psyché ne peut ni mentaliser ni symboliser. On peut, certes, parler ici « de clivage du moi », dissociation de la personne, fonctionnements mentaux différents, celui d’un Jekyll voisinant Hyde, et celui d’un Höss, bon père de famille, et d’un Höss monstrueux. Dans l’Abrégé de psychanalyse (1938), écrit peu avant sa mort, Freud revient sur le clivage, c’est à dire ces attitudes contradictoires pouvant persister côte à côte, sans s’influencer et évoquant une psychose.
Longtemps considéré comme une opération transitoire et réversible, le clivage lui apparait désormais comme pouvant représenter une atteinte grave et durable du moi. Cette notion, à la fois structurale et développementale, renvoie tout aussi bien à la grande pathologie, qu’à des fonctionnements normaux. Le clivage s’organise à partir du «déni » que le sujet oppose à une réalité insupportable qu’il ne veut pas voir. Rudolf Höss est sans doute clivé mais ne dénie rien et assume tous ses crimes. Lui manque le sentiment d’humanité et l’accès à la reconnaissance d’autrui. Il n’éprouve aucun sentiment envers la souffrance des autres, aucune identification, aucune compassion, aucun «concern»,. Et il ne ressent aucune culpabilité face à ses actes.
L’«unthoughtfullness» : non-pensée ou incapacité de penser, employée par Hannah Arendt, apparait ici encore plus essentielle. Derrière la non-pensée d’un Eichmann ou d’un Höss, se profile la pensée folle, la pensée perverse, des idéologies prêtes-à-penser, ou plutôt des prêts à la non-pensée, qui enferment les sujets dans la haine radicale de l’autre et qui viennent écraser toute capacité de réflexion ou prise de conscience. « Hier ist kein warum » (Ici, il n’y a pas de pourquoi), répondait à Auschwitz, un nazi à Primo Levi. Ici, on ne pense pas !
Gardons notre pensée éveillée face aux idéologies, face aux totalitarismes, avant qu’un immense vomissement ne nous saisisse à notre tour, devant les images qui clôturent le film de Jonathan Glazer: les fours crématoires et les amas de chaussures qui nous rappellent la montagne des corps… Les images monstrueuses de tous ces êtres humains détruits par la folie des hommes, qui hantent et hanteront toujours notre mémoire.
Jean-François Rabain