Mon Amour de Nathalie Bitan, mise en scène de Didier Ruiz
Mon Amour de Nathalie Bitan, mise en scène de Didier Ruiz
Cet artiste n’hésite pas à passer d’un univers esthétique, à un autre: un théâtre au sens classique avec une pièce et des acteurs professionnels, ou un spectacle construit sans texte à partir d’un thème avec, juste « la parole accompagnée » et intime de témoins ou intervenants, sans comédien de métier. Comme Une longue peine (2016) sur l’incarcération, avec d’anciens condamnés à une lourde peine; Trans (mes enllà) (2018) sur la question des personnes transgenres. Ou encore avec Que faut-il dire aux hommes? il y a quatre ans à propos de la Foi. (voir Le Théâtre du Blog). «Avec une parole en direct, à partir d’un matériau brut de réponses données à des questions en face à face, dit-il, je les invite à redonner ces réponses devant les autres, puis dernière étape, les dire en public, sans passer par l’écrit, en faisant à chaque fois, l’effort de répondre, comme la première fois. Les mots changent, pas l’intention. ».
Avec ce spectacle et en regard de ses dernières mises en scène, mémorables, Didier Ruiz nous propose là, un théâtre de fiction. La pièce de Nathalie Bitan, sa complice de longue date, traite de deux questions délicates et essentielles qui touchent l’humanité entière: la mort et l’amour. La première de ce spectacle a eu lieu à la Scène nationale de Châteauvallon-Liberté en mai dernier. Dans cette création, le metteur en scène a souhaité réunir trois matériaux : la fiction dramatique, la parole documentaire et pour la fin, un chœur: une assemblée de gens âgés pour «nous demander de ne pas les oublier, pour nous dire qu’ils nous attendent.» Ces composants mettent en lumière, sans ornement et de façon la plus directe possible : L’amour et la mort, questions inséparables et existentielles.
De simples rideaux blancs accrochés à des portiques forment un espace quadrillé à l’image d’un marché en plein air. En fonction de la situation et au rythme de leur fermeture/ouverture, prend forme un lieu, comme celui d’une chambre d’hôpital avec pour seul élément, un lit. Un jeu de lumières traverse la scène où domine l’obscurité. Dans ce cadre sans âme, vont prendre corps, en flash-back, des moments de vie passés, ou autres instants angoissants, oniriques
Mon amour © Vincent Berenger
ou comiques (plus rares). Souvenirs, cauchemars, fantasmes sont rythmés par les visites quotidiennes auprès de la malade, du mari, et de leur fille. Malgré la situation, leur fils restera absent. Les dialogues et une sobre mise en scène comme la scénographie expriment l’urgence, et l’angoisse humaine d’une famille désemparée qui essaye de maitriser son comportement devant un être cher aux portes de la mort.
Didier Ruiz, ses acteurs Isabel Juanpera : la femme, Marcel Bozonnet : le mari et Cécile Leterme : leur fille, sont d’une vérité extraordinaire et les intervenants parfaits et si justes dans leur témoignage en tant qu’ »experts » de la mort : un médecin, un psychologue, et un philosophe. Les intervenants n’interviennent pas tous à chaque représentation, mais chacun seul à l’une ou l’autre des représentations de la tournée. Le metteur en scène n’a pas manqué de démarquer les deux différents espaces dramatiques – celui de la fiction et celui du documentaire-témoignage – en faisant venir sur scène les « experts » dans un cadre scénographique, et une atmosphère différents de celui de la fiction et identifié :
Mon amour © Nicolas Martinez
« C’est un écho, nous dit Didier Ruiz, une illustration ou un contrepoint entre deux scènes de la fiction ». Ce qui permet de donner au public, à l’écoute de deux univers de langage distincts, une souplesse et un complément plein d’esprit à l’histoire dramatique. Ce croisement de la parole théâtrale dans la construction du spectacle, avec une dramaturgie fondée à la fois sur une fiction et sur une parole documentaire, retiennent dans un silence monacal, l’attention du public. La mise en scène évoque sans pathos l’amour profond entre ceux qui vont être séparés à jamais.
Les personnages et intervenants, souvent éclairés par une douche de lumière diaphane, les dialogues aux propos banals en apparence mais qui en disent long sur notre impossibilité face à l’inéluctable, imposent une ambiance neutre. Cependant, cette neutralité a sa subtilité : elle renforce notre état si démuni face à la mort et souvent chaotique sous l’emprise de l’amour. Mais celle-ci est à double tranchant en fonction de du ressenti du spectateur. Si l’expérience et la présence de la mort sont ici exprimées avec pudeur et sensibilité certes, cette réserve risque d’amoindrir, plus ou moins, le jaillissement de l’émotion. La question de l’émotion, point incontournable au théâtre et l’art en général, est ici posée. Le manque dans la pièce de toute forme de transcendance en est sans doute la cause. Comment faire naître l’émotion sans la part du mystère qui entoure l’amour comme la mort?
En ces temps agités et violents, et dans nos sociétés occidentales consuméristes, et leur désir d’une éternelle jeunesse, une confusion morale sur l’existence prend le pas. Mon Amour avec un puissant engagement éthique et artistique, témoigne d’une urgence sociale et humaine, et nous rappelle la fragilité et la beauté précieuse de l’existence…
Elisabeth Naud
Ce spectacle a été joué du 7 au 11 février à la MC 93 de Seine-Saint-Denis, 9, boulevard Lénine, Bobigny.
Scène nationale, Agora-Robert Desnos, Evry (Essonne) les 28 et 29 mars.