L’Évènement d’Annie Ernaux, mise en scène et interprétation de Marianne Basler

L’Évènement d’Annie Ernaux, mise en scène et interprétation de Marianne Basler

En portant ce texte au théâtre, la comédienne nous replonge soixante ans en arrière, au temps où l’avortement était un crime sévèrement puni de réclusion. Annie Ernaux, en 2001,  revient en 1963, au temps des faiseuses d’anges. «Ce souvenir-là ne m’a jamais quittée. Il représente dans ma vie, comme, je crois, dans celle de nombreuses femmes, que ce soit avant ou après la loi Veil en 1975, un événement au vrai sens du terme, c’est-à-dire quelque chose qui arrive et vous transforme.. Une expérience de la vie et de la mort qui m’a fortement structurée, qui m’a donné une autre vision sur le monde. »

© Pascal Gely Marianne Basler

© P. Gély

Marianne Basler se saisit de cette narration minutieuse et entre dans l’intime féminin avec tact. L’autrice n’a pas peur des mots et raconte par le menu son parcours de la combattante, depuis l’annonce de la grossesse jusqu’à la délivrance. Égarée et démunie pendant deux mois, la jeune fille cache son état à ses parents comme à ses proches. Puis, grâce à une amie d’amis qui a subi le même sort, elle trouve enfin l’infirmière qui, clandestinement, lui introduira une sonde dans l’utérus. En proie à une grande solitude, elle va passage Cardinet à Paris (XVII ème). Et, à Rouen, dans sa chambre d’étudiante, en compagnie de sa voisine, elle «met bas», «  assise sur le lit, avec le fœtus entre les jambes ». Une véritable «scène de sacrifice». Puis, il y aura à l’hôpital, l’humiliation du curetage fait par un médecin méprisant, avec des préjugés de classe…Tout au long, comme dans la plupart de ses livres, la Prix Nobel de littérature insiste sur ses origines prolétariennes-qu’elle n’oubliera jamais-et son malaise d’avoir franchi une barrière sociale.

En costume noir très sobre, avec une table et une chaise pour seuls accessoires, Marianne Basler illumine cette prose chirurgicale avec laquelle l’écrivaine fouille le réel jusqu’à l’os. Il s’agit «d’entraîner l’interlocuteur dans la vision effarée du réel », dit Annie Ernaux. L’Événement est ici retranscrit avec une délicatesse qui atténue la crudité insupportable, entre autres, de la séquence de l’expulsion du fœtus. On y entend aussi l’humour avec petits détails cocasses, en décalage avec la situation dramatique. La mise en scène fait ressortir chaque mouvement d’écriture par d’infimes déplacements sur le plateau. Parfois, le récit se poursuit en voix off, donnant distance et relief au jeu.

Racontée sans pathos et avec une simplicité violente et cruelle, cette terrifiante « affaire de femme» prend valeur universelle, analysée à la lumière d’une société engoncée dans ses principes, tabous et préjugés. «On se tait sur l’expérience réelle de l’avortement, dit Annie Ernaux. Il y a quelque chose qui pèse sur tout ce qui relève de l’expérience proprement féminine et qui fait qu’elle a beaucoup de mal à se dire, en dépit de ce que l’on raconte sur la libération des femmes.»

Ce solo d’une grande tenue nous ramène aux luttes féministes pour la contraception et l’avortement qui se poursuivent dans un autre registre, avec le mouvement Metoo. Ce furent les premiers pas pour s’affranchir de la culpabilité ancestrale qui pèse sur le “deuxième sexe“. « Il y a, par exemple, une chose que je n’ai jamais dite, avant de l’avoir écrite: c’était que j’étais fière d’avoir subi cette épreuve-là, dit Annie Ernaux. Comment expliquer cette fierté ? C’était pour moi comme une expérience initiatique, l’épreuve du réel absolu. » Du texte à l’interprétation, un double travail d’orfèvre.

Mireille Davidovici

Jusqu’au 27 mars, mardi et mercredi à 19 h, Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin, Paris (XVIII ème). T. : 01 46 06 49 24 .

 


Archive pour 16 février, 2024

KILLT Les Règles du jeu de Yann Verburgh mise en scène d’Olivier Letellier

 KILLT : Les Règles du jeu de Yann Verburgh, mise en scène d’Olivier Letellier

 Les Tréteaux de France-Centre Dramatique National itinérant avec maintenant, Olivier Letellier aux manettes, se tourne vers les dramaturgies contemporaines pour les jeunes. Outre des productions au sein de sa compagnie Le Théâtre du Phare – nous avons vu récemment Le Théorème du Pissenlit - , le metteur en scène invite les enfants à lire du théâtre à voix haute avec KiLLT ( Ki Lira Le Texte?) .

© Ch. Raynaud de Lage

© Ch. Raynaud de Lage

Aujourd’hui, une sixième du collège Paul Verlaine Paris (Xll ème) va, en demi-groupes, découvrir une pièce dans la salle des Oeillets au sous-sol du Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt. Un acteur explique aux élèves le mode d’emploi : ils partageront le texte imprimé en noir pour eux et en gris, pour lui. Ils n’ont plus qu’à se lancer sous sa houlette, dans un parcours ludique à travers les mots.

C’est un dialogue entre des enfants qui se rencontrent dans une ville en ruines, au Pays-des-Guerres. Oldo, un garçon cherche son père disparu et Nama, une petite fille s’apprête à rejoindre ses parents émigrés dans un des Etats-de-Paix qui ont financé la guerre… avant d’abandonner son pays…. Les enfants se racontent leurs chagrins, leurs rêves et jouent à reconstruire leur ville et leur école mais ils seront bientôt séparés.

Yann Verburgh a interrogé des jeunes venus de ces Pays-de-Guerre et transpose le contexte géopolitique actuel pour des enfants. Les élèves découvrent le texte mis en espace par le graphiste Malte Martin sur différents supports: les premières séquences s’exposent sur des panneaux muraux, et certaines scènes sont tirées de boîtes ou d’un sac à dos, se cachent dans des boules de papier, ou s’inscrivent sur des tabliers ou maillots de corps caractérisant les autres personnages.

D’abord hésitant et timide, le groupe, petit à petit, s’implique dans la lecture, en jouant tantôt Oldo, tantôt Nama. Oubliant son inhibition, chacun prend plaisir à offrir sa voix à ces êtres de fiction.

L’expérience se poursuit par un échange où l’acteur revient sur les thèmes de la pièce. Les élèves font peu de commentaires sur le contexte géopolitique mais pointent des clichés de genre (sic) ou de personnages stéréotypés : Nama est celle qui pleure et qui a peur, Oldo, celui qui devient soldat…Une fille demande si Oldo et Nama vont se marier! Certains posent des questions sur le dispositif scénique et les personnes qui travaillent sur un spectacle… Puis l’acteur les interroge sur le titre: « Les règles, cela empêche ou cela permet ? » Réponses mitigées.

Les enfants repartent avec le livre de Yann Verburgh. Quelles traces leur laisseront cette lecture collective et cette histoire ? «J’ai pu voir mes élèves avec un autre angle, dit une enseignante. Je ne me rendais pas compte de l’enjeu scénique qu’il y avait derrière une simple lecture. (…) Cela m’a rassurée et m’a donné l’espoir de les entendre donner leur avis, sans répéter un discours entendu dans les médias.»

Deux interprètes prennent chacun en charge un demi-groupe : pendant que l’un se prépare à la lecture dans une salle du Théâtre, l’autre s’y lance. Et quand leurs camarades discutent de la pièce, les autres vont la lire. Il y a plusieurs équipes d’acteurs en alternance : Antoine Boucher, Angèle Canu, Nathan Chouchana, Jérôme Fauvel, Axelle Lerouge, Aurélie Ruby et Jonathan Salmon.

Après La Mare à sorcières de Simon Grangeat et Les Règles du jeu actuellement en tournée, Les Tréteaux de France vont poursuivre KiLLT avec un nouvelle pièce. «Le rapport physique au texte est une donnée essentielle de notre recherche artistique, dit Olivier Letellier. Trop souvent considéré comme solitaire et silencieux, statique et intellectuel, il devient une activité collective et ludique, avec le corps en mouvement.»

Mireille Davidovici


Réalisation vue le 19 janvier au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, place du Châtelet, Paris (Ier). T. : 01 42 74 22 77.

Portrait d’une femme de Michel Vinaver, mise en scène de Matthieu Marie

Portrait d’une femme de Michel Vinaver, mise en scène de Matthieu Marie

Le dramaturge a eu le temps, juste avant de mourir il y a un an, de voir une répétition du spectacle et a souhaité que ce travail exemplaire avec les élèves du Studio de formation théâtrale de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne) soit présenté au public. Il avait écrit la pièce en 1984, soit trente ans après le procès en assises de Pauline Dubuisson.  Etudiante en médecine, elle était  jugée pour avoir tué de trois coups de revolver son amant, lui aussi en médecine qui avait rompu pour se fiancer avec une autre.

©x

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Son procès aux Assises fit grand bruit et inspira Henri-Georges Clouzot pour La Vérité. Pauline Dubuisson, une bonne élève avait été exclue à quatorze ans de l’école pour avoir été vue avec un marin allemand. En 1944, bac en poche, elle veut faire médecine, est aide-infirmière à l’hôpital allemand de Dunkerque où elle devient la maîtresse du médecin-chef, le colonel von Dominik, cinquante-trois ans. A la Libération un «tribunal du peuple» la condamne à mort. Son père, officier de réserve, réussit à la faire libérer mais ils doivent quitter Dunkerque. Traumatisée, elle fait une tentative de suicide.

En 47, à la fac de médecine de Lille, elle rencontre Félix Bailly, un fils de bonne famille. Après une nuit d’amour, il lui propose de se marier mais elle veut rester libre et refuse. Elle a plusieurs amants, quitte Lille pour Paris sans laisser d’adresse. Lui, sort avec une étudiante… Mais Pauline Buisson le rejoint quelques semaines plus tard mais essuie un nouveau refus. Elle obtient alors un permis de port d’arme, achète un revolver à Dunkerque, soit pour le tuer, soit pour se suicider… La logeuse de Félix lui dit que la jeune femme est armée.  Elle le tuera de trois coups de revolver et ouvre ensuite le gaz pour se suicider mais est secourue à temps.

Son père apprend le meurtre commis par Pauline et se suicide au gaz. Décidément! Trois semaines avant son procès, elle essaye encore de se tuer à nouveau, en s’ouvrant les veines. Aux Assises  de Paris, elle est accusée d’être intéressée par l’argent de ses amants. L’Avocat général dit qu’elle a simulé son suicide et René Floriot, avocat de la partie civile, impitoyable, en rajoute: «C’est la troisième ou quatrième fois que vous ratez vos suicides. Décidément, vous ne réussissez que vos assassinats. »
L’Avocat général refuse toute circonstance atténuante et rejette l’atténuation de responsabilité diagnostiquée par les psychiatres. Il demandera la peine capitale. Pour l’avocat de la défense, Pauline Dubuisson a eu une «éducation infernale. »  Elle n’exprimera aucun remords et sera  condamnée aux travaux forcés à perpétuité. La pièce de Michel Vinaver s’arrête là.

© Bel

© Bel

Incarcérée,Pauline Dubuisson est libérée pour bonne conduite sept ans plus tard. Elle reprend ses études de médecine puis devient interne à l’hôpital de Mogador au Maroc (aujourd’hui Essaouira). Elle rencontre un ingénieur qu’elle veut épouser. Mais, quand elle lui révèle son passé, il refuse de la revoir. Pauline Dubuisson se suicide aux barbituriques. Elle avait seulement trente-six ans !
Une pauvre vie évoquée par cette pièce, créée à Londres il y a une vingtaine d’années et mise en scène par Anne-Marie Lazarini en 2010.
Michel Vinaver l’avait  écrite à partir des comptes-rendus du procès publiés dans Le Monde. Cela se passe là où vit Pauline Dubuisson, ici Sophie Auzanneau et Xavier Bergeret à Dunkerque, Lille, avec les parents, la logeuse … Et aux Assises, avec le Président, l’Avocat général, ceux de la défense et de la partie civile. Il y a dans le texte, de fréquents allers et retours entre les différents lieux et moments, magistralement tricotés par l’auteur, toujours entre réalité et fiction. Sophie Ozanneau restera jusqu’au bout le personnage énigmatique et complexe, que fut Pauline Dubuisson. A la fois, éprise de liberté et ressentant un immense besoin de protection, celle qu’elle n’a sans doute pas eu, enfant, pendant la guerre.
Ici, aucun micro H.F, aucun fumigène, aucune vidéo, aucune lumière stroboscopique, aucune basse électronique insupportable, aucune voix off, aucune criaillerie, aucune incessante manipulation de meubles ou accessoires, aucun théâtre dans le théâtre, aucun jeu dans la salle…Tant pis pour les amateurs des stéréotypes actuels! Mais du vrai et bon théâtre, loin de toute prétention et d’une grande exigence où, en une heure vingt, tout est dit. Chapeau !

Sur le plateau, une grande table rectangulaire pour le Président de la Cour d’assises, une quatre petite table en bois et un guéridons de café ; quelques verres, et un grand drap blanc pour figurer la chambre du couple mais c’est tout. La réalisation de Matthieu Marie dans cette belle salle aux murs et parquet en bois debout-et nous pesons bien les mots- est en tout point exemplaire. Elle est  à la fois d’une grande précision orale et gestuelle et ce n’est nullement incompatible, d’une grande sensiblité. Ici jamais rien de statique et une concentration maximum, même quand ils ne jouent pas. Très crédibles, ils interprètent plusieurs personnages (à part Sophie Auzanneau et son amoureux) sans difficulté et avec une belle présence.
Ici, malgré un texte pas facile à maîtriser, aucune rupture de rythme mais une qualité de parole, très fluide, mais aussi de silence: du rarement vu sur un plateau avec d’aussi jeunes acteurs. Cela demande un gros travail en amont et Mathieu Marie a très bien dirigé Arthur Boucheny, Alexandre Lucas-Bécourt, Inès Fakhet, Clémence Henry, Kessy Huebi-Martel, Matéo Nédellec, Julien Ottavi, Johana Rebelo, Emile Rigaud, MaLou Vezon. Et Lou Dubernat, (Sophie Auzanneau) et Emile Rigaud (Le Président) Inès Fakkhet (Maître Cancé): mention spéciale à eux trois. Mais leurs camarades sont tous justes.
La Cartoucherie, c’est souvent loin pour nombre de spectateurs et il nous faut plus d’une heure pour y aller. Mais aucun regret: quel bonheur de voir enfin un spectacle aussi simple et aussi fort.
Surtout, n’hésitez pas et le metteur en scène Matthieu Marie joue lui à 21 h, dans l’excellent Empédocle, mise en scène de Bernard Sobel, juste à côté dans la grande salle de l’Epée de Bois. (voir Le Théâtre du Blog). Donc vous pouvez aussi faire coup double.

Philippe du Vignal

Jusqu’au 18 février, du jeudi au samedi. ATTENTION,  à 19 h.
Les samedi et dimanche à 14 h 30, Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes. Métro : Château de Vincennes+ navette ou bus : 112. T. : 01 48 08 39 74.

La pièce est parue dans Théâtre Complet de Michel Vinaver chez Actes Sud (2022).

 

Pauvre Bitos ou le dîner de têtes de Jean Anouilh

 Pauvre Bitos ou le dîner de têtes de Jean Anouilh, mis en scène de Thierry Harcourt

Les pièces de ce dramaturge et scénariste (1910-1987) ont disparu des théâtres. Et pourtant, surtout celles du début et quelques autres ensuite sont loin d’être négligeables et il a su s’entourer d’acteurs, metteurs en scène et  compositeurs remarquables… A vingt-six ans, il écrit Le Voyageur sans bagage auquel Louis Jouvet s’intéresse mais qu’il ne monte finalement pas. Georges Pitoëff, lui, crée la pièce et la joue avec sa femme Ludmilla: 190 représentations! Jean Anouilh ne niera jamais sa dette à son ami Roger Vitrac et s’est inspiré, quand il écrit une comédie, Ardèle ou la Marguerite, de sa  remarquable pièce Victor ou les Enfants au pouvoir créée par Antonin Artaud en 1927.

Jean Anouilh écrira aussi une autre bonne comédie: Le Rendez-vous de Senlis, créée au théâtre de l’Atelier par André Barsacq qui montera aussi Léocadia : chacune avec 170 représentations. Puis il y eut Eurydice en 41 et Antigone en 44, toujours au théâtre de l’Atelier et toujours mises en scène par André Barsacq. Puis, il écrit des  pièces qu’il nomme «brillantes» avec un recours au théâtre dans le théâtre, maintenant devenu un procédé comme La Répétition ou l’Amour puni,  Colombe.
Et d’autres, celles-là nommées « historiques » comme L’Alouette (1953) avec le personnage de Jeanne d’Arc ou Becket ou l’honneur de Dieu (1959) avec celui de Thomas Becket, mise en scène de Roland Piétri et lui-même, avec Daniel Ivernel et Bruno Crémer. Un triomphe…

Roméo et Jeannette est mise en scène par André Barsacq et y débute le jeune Michel Bouquet qui deviendra l’acteur-fétiche de Jean Anouilh mais aussi avec, excusez du peu:  Jean Vilar, Suzanne Flon et Maria Casarès! Là encore avec 160 représentations au compteur. L’auteur a été aussi metteur en scène au premier Centre National Dramatique, celui de Colmar inauguré en 47… avec Les Folies amoureuses de Jean-François Regnard  et Le Misanthrope de Molière. En 57, il écrit et mettra en scène avec succès Ornifle ou le Courant d’air inspirée de Don Juan, avec Louis de Funès: 198 fois représentations! Presque deux ans à l’affiche, avec reprises, tournées et créations en Angleterre et aux États-Unis. Une pièce entrée en 71 au répertoire de la Comédie-Française. On aura connu des carrières d’auteur moins réussies…

Et en 54, au théâtre Montparnasse-Gaston Baty, encore mise en scène par Roland Piétri et  Jean Anouilh avec Michel Bouquet, Pierre Mondy et Bruno Cremer, ce fut Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes. Dans une petite ville de la province française non nommée, un dîner de bourgeois en province, (des hommes bien sûr, et seulement deux femmes, les invités vaguement déguisés avec perruques blanches, en Danton, Saint-Just, Mirabeau, Desmoulins mais aussi Marie-Antoinette. Robespierre, lui, est joué par un ancien camarade de classe issu d’une faille pauvre (comme le Bordelais Jean Anouilh) mais qui glanait tous les premiers prix. Devenu ensuite substitut du Procureur de la République, il n’avait pas fait de cadeaux après la guerre aux collaborateurs, ou présumés tels… Bref, il y a de la rancune et de la vengeance dans l’air. Les bourgeois cherchent, en le rendant ivre, à amener Bitos à dire-alors qu’il ne boit jamais-ce qu’il pense de l’ordre public pour l’humilier et le détruire, .
Jean Anouilh ici règle ses comptes et dénonce les excès de la Terreur révolutionnaire mais surtout ceux qui, après-guerre, l’accusaient d’avoir collaboré. Là encore, grand succès public avec 308 représentations. Mais certains y ont vu  un pamphlet contre la Résistance à cause de certaines tirades, assez ambigües. En fait, il était une sorte d’anarchiste de droite, se tenant à l’écart des honneurs, refusant d’entrer à l’Académie Française… Un homme, par ailleurs cultivé et fin connaisseur du théâtre contemporain mais loin d’être bienveillant et chaleureux…Alors qu’en 70, encore jeune critique nous lui demandions très poliment une interview, la réponse fut cinglante: «Monsieur, vous saurez que je déteste l’avion, la télévision et les interviews.» A peine le temps de lui dire qu’au moins, c’était clair, il était déjà parti…Bon vent et nous ne l’avons jamais revu.

Thierry Harcourt qui avait déjà monté Léocadia et Le Bal des Voleurs, s’attaque à cette longue pièce qu’il a, heureusement, bien élaguée. Sur le plateau nu, juste une grande table nappée de blanc avec flûtes à champagne, cloches en inox, chaises et fauteuils, et une petite table roulante chargée de whisky et apéros. Les invités, en queue-de-pie noir ont le visage maquillé et les perruques blanches de Saint-Just, Mirabeau, Danton, Camille Desmoulins. Marie-Antoinette est en longue robe de soirée, Lucile Desmoulins, elle, en robe rouge décolletée… Bitos, le dernier arrivé (Maxime d’Aboville) est lui, vraiment costumé en Robespierre. Plus petit que les autres, il a quelque chose d’un peu ridicule et on voit tout de suite que ses anciens amis le méprisent. Et à un moement exaspéré, il veut quitter le dîner.

Puis, dans un gros souffle de fumigènes (une fois de plus et sans commentaires!) et avec projecteurs éblouissants : changement de décor…  Nous sommes grâce à une belle toile peinte en fond de scène, à la Révolution française, pendant la Terreur. Un parallèle avec l’épuration vers 1946 qui a été souvent l’occasion de virulents règlements de comptes et auxquels a participé Bitos, à l’image de Robespierre.
Ses anciens copains se moquent de ses origines prolétaires: sa mère lavait le linge des riches, comme on le lui rappellera gentiment. Même s’il a été brillant élève, il est resté un paria. Mais, grâce à un travail obstiné,  devenu substitut du procureur de La République et après la Libération, il fait condamner à mort un milicien et obtient la peine maximum contre un malfrat dont le père était un collaborateur. Et ses anciens camarades qui, eux, savent parler haut et fort, le lui reprocheront. Il faudrait selon eux, tuer les pauvres, c’est à dire les faibles qui voudraient bien un morceau du pouvoir, mais  inutiles quand il faut construire une république. 

Jean Anouilh joue habilement d’une langue souvent facile-à base de sarcasmes et mots d’auteur, genre boulevard comique-parfois misogynes mais efficaces, du moins à l’époque, même si cela ne vole pas bien haut: «On trouve toujours un général pour refuser une grâce. » Claire allusion à de Gaulle refusant de l’accorder à Robert Brasillach, le collabo qui sera fusillé… Mais qui sait encore qui était cet écrivain très antisémite et fascisant?Alors que Jean Anouilh et entre autres, Jean Paulhan, Paul Valéry, Albert Camus, Colette, François Mauriac, Paul Claudel et Jean-Louis Barrault avaient signé une pétition en sa faveur. Ou encore: «Les femmes ont toujours pitié des blessures qu’elles n’ont pas faites elles-mêmes.» «Si les hommes se donnaient pour oublier le mal qu’ils se donnent pour se souvenir, je suis certain que le monde serait depuis longtemps en paix.» « Il est très difficile de s’élever au dessus de certains médiocres et de conserver leur estime.» Entre Marivaux et Labiche… mais beaucoup moins convaincant.

Thierry Harcourt a réduit cette pièce (à l’origine de trois heures!) à quatre-vingt minutes… qui sont encore longuettes, vu le peu de matière. Les acteurs bien dirigés font le boulot, les actrices, elles, ont peu de texte et font presque de la figuration intelligente. Mais les personnages masculins sont aussi seulement esquissés et on ne voit pas bien l’intérêt de monter un texte assez faible, où pas une scène n’accroche vraiment l’attention.
A sa création, cette pièce bavarde attirait quand même le public, grâce à un parallèle entre la Terreur et une image de l’épuration après guerre encore assez récente (dix ans seulement !) pour frapper les esprits: toutes les familles ou presque, au moins dans les villes françaises, étaient concernées! Jean Anouilh avait osé évoquer cet épisode peu glorieux (mais tabou) de notre Histoire, avec ce qu’il avait pu engendrer de malheurs,vengeances familiales ou sociales…

 

© Bernard Richebe

© Bernard Richebe

Mais maintenant?  Les dialogues sont loin d’être inoubliables.  Reste comme souvent, quelques belles images surtout au début, mais ce Pauvre Bitos est bien… pauvre, et il n’y avait aucun jeune dans la salle pour assister à ce théâtre-dîner de têtes assez poussiéreux. Bertrand Poirot-Delpech, l’excellent critique du Monde écrivait lucidement quand la pièce fut reprise en 67: «Le succès allait au pamphlet de circonstance, plus qu’à l’œuvre de théâtre. Les spectateurs réagissaient essentiellement aux sarcasmes contre l’épuration de 1945, comme d’autres ont fait un sort par la suite, aux férocités du Vicaire et des Paravents. Jean Anouilh l’avait d’ailleurs cherché. Sa vengeance apparaît d’autant mieux, que les années l’ont refroidie. Il a écrit la pièce, c’est l’évidence, comme on règle rageusement un compte. » Bien analysé : tout est dit.
A voir ce Pauvre Bitos? A titre exotique peut-être, et/ou pour les acteurs! Mais ce spectacle n’a rien d’attirant et nous sommes restés sur notre faim. Mieux vaut voir en vidéo 1789 et 1790 mise en scène d’Ariane Mnouchkine. Ces spectacle, plus de cinquante ans parès leurs créations, n’ont pas pris une ride; ou relire La Mort de Danton de Georg Büchner.
Tiens, une série de coïncidences assez drôles dans le temps et dans l’espace: il y a juste un siècle Jean Anouilh était élève au lycée Chaptal… situé en face du Théâtre Hébertot où on joue ce Pauvre Bitos ! Et il y rencontra le futur acteur et metteur en scène Jean-Louis Barrault.  Comme disait Macron avec sa fameuse gaffe, il suffit de traverser la rue du trouver du travail… Même cent après!

Philippe du Vignal

Théâtre Hébertot, 78 bis boulevard des Batignolles, Paris (XVII ème). T. : 01 42 93 13 04.

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