L’Évènement d’Annie Ernaux, mise en scène et interprétation de Marianne Basler
L’Évènement d’Annie Ernaux, mise en scène et interprétation de Marianne Basler
En portant ce texte au théâtre, la comédienne nous replonge soixante ans en arrière, au temps où l’avortement était un crime sévèrement puni de réclusion. Annie Ernaux, en 2001, revient en 1963, au temps des faiseuses d’anges. «Ce souvenir-là ne m’a jamais quittée. Il représente dans ma vie, comme, je crois, dans celle de nombreuses femmes, que ce soit avant ou après la loi Veil en 1975, un événement au vrai sens du terme, c’est-à-dire quelque chose qui arrive et vous transforme.. Une expérience de la vie et de la mort qui m’a fortement structurée, qui m’a donné une autre vision sur le monde. »
Marianne Basler se saisit de cette narration minutieuse et entre dans l’intime féminin avec tact. L’autrice n’a pas peur des mots et raconte par le menu son parcours de la combattante, depuis l’annonce de la grossesse jusqu’à la délivrance. Égarée et démunie pendant deux mois, la jeune fille cache son état à ses parents comme à ses proches. Puis, grâce à une amie d’amis qui a subi le même sort, elle trouve enfin l’infirmière qui, clandestinement, lui introduira une sonde dans l’utérus. En proie à une grande solitude, elle va passage Cardinet à Paris (XVII ème). Et, à Rouen, dans sa chambre d’étudiante, en compagnie de sa voisine, elle «met bas», « assise sur le lit, avec le fœtus entre les jambes ». Une véritable «scène de sacrifice». Puis, il y aura à l’hôpital, l’humiliation du curetage fait par un médecin méprisant, avec des préjugés de classe…Tout au long, comme dans la plupart de ses livres, la Prix Nobel de littérature insiste sur ses origines prolétariennes-qu’elle n’oubliera jamais-et son malaise d’avoir franchi une barrière sociale.
En costume noir très sobre, avec une table et une chaise pour seuls accessoires, Marianne Basler illumine cette prose chirurgicale avec laquelle l’écrivaine fouille le réel jusqu’à l’os. Il s’agit «d’entraîner l’interlocuteur dans la vision effarée du réel », dit Annie Ernaux. L’Événement est ici retranscrit avec une délicatesse qui atténue la crudité insupportable, entre autres, de la séquence de l’expulsion du fœtus. On y entend aussi l’humour avec petits détails cocasses, en décalage avec la situation dramatique. La mise en scène fait ressortir chaque mouvement d’écriture par d’infimes déplacements sur le plateau. Parfois, le récit se poursuit en voix off, donnant distance et relief au jeu.
Racontée sans pathos et avec une simplicité violente et cruelle, cette terrifiante « affaire de femme» prend valeur universelle, analysée à la lumière d’une société engoncée dans ses principes, tabous et préjugés. «On se tait sur l’expérience réelle de l’avortement, dit Annie Ernaux. Il y a quelque chose qui pèse sur tout ce qui relève de l’expérience proprement féminine et qui fait qu’elle a beaucoup de mal à se dire, en dépit de ce que l’on raconte sur la libération des femmes.»
Ce solo d’une grande tenue nous ramène aux luttes féministes pour la contraception et l’avortement qui se poursuivent dans un autre registre, avec le mouvement Metoo. Ce furent les premiers pas pour s’affranchir de la culpabilité ancestrale qui pèse sur le “deuxième sexe“. « Il y a, par exemple, une chose que je n’ai jamais dite, avant de l’avoir écrite: c’était que j’étais fière d’avoir subi cette épreuve-là, dit Annie Ernaux. Comment expliquer cette fierté ? C’était pour moi comme une expérience initiatique, l’épreuve du réel absolu. » Du texte à l’interprétation, un double travail d’orfèvre.
Mireille Davidovici
Jusqu’au 27 mars, mardi et mercredi à 19 h, Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin, Paris (XVIII ème). T. : 01 46 06 49 24 .