Pauvre Bitos ou le dîner de têtes de Jean Anouilh

 Pauvre Bitos ou le dîner de têtes de Jean Anouilh, mis en scène de Thierry Harcourt

Les pièces de ce dramaturge et scénariste (1910-1987) ont disparu des théâtres. Et pourtant, surtout celles du début et quelques autres ensuite sont loin d’être négligeables et il a su s’entourer d’acteurs, metteurs en scène et  compositeurs remarquables… A vingt-six ans, il écrit Le Voyageur sans bagage auquel Louis Jouvet s’intéresse mais qu’il ne monte finalement pas. Georges Pitoëff, lui, crée la pièce et la joue avec sa femme Ludmilla: 190 représentations! Jean Anouilh ne niera jamais sa dette à son ami Roger Vitrac et s’est inspiré, quand il écrit une comédie, Ardèle ou la Marguerite, de sa  remarquable pièce Victor ou les Enfants au pouvoir créée par Antonin Artaud en 1927.

Jean Anouilh écrira aussi une autre bonne comédie: Le Rendez-vous de Senlis, créée au théâtre de l’Atelier par André Barsacq qui montera aussi Léocadia : chacune avec 170 représentations. Puis il y eut Eurydice en 41 et Antigone en 44, toujours au théâtre de l’Atelier et toujours mises en scène par André Barsacq. Puis, il écrit des  pièces qu’il nomme «brillantes» avec un recours au théâtre dans le théâtre, maintenant devenu un procédé comme La Répétition ou l’Amour puni,  Colombe.
Et d’autres, celles-là nommées « historiques » comme L’Alouette (1953) avec le personnage de Jeanne d’Arc ou Becket ou l’honneur de Dieu (1959) avec celui de Thomas Becket, mise en scène de Roland Piétri et lui-même, avec Daniel Ivernel et Bruno Crémer. Un triomphe…

Roméo et Jeannette est mise en scène par André Barsacq et y débute le jeune Michel Bouquet qui deviendra l’acteur-fétiche de Jean Anouilh mais aussi avec, excusez du peu:  Jean Vilar, Suzanne Flon et Maria Casarès! Là encore avec 160 représentations au compteur. L’auteur a été aussi metteur en scène au premier Centre National Dramatique, celui de Colmar inauguré en 47… avec Les Folies amoureuses de Jean-François Regnard  et Le Misanthrope de Molière. En 57, il écrit et mettra en scène avec succès Ornifle ou le Courant d’air inspirée de Don Juan, avec Louis de Funès: 198 fois représentations! Presque deux ans à l’affiche, avec reprises, tournées et créations en Angleterre et aux États-Unis. Une pièce entrée en 71 au répertoire de la Comédie-Française. On aura connu des carrières d’auteur moins réussies…

Et en 54, au théâtre Montparnasse-Gaston Baty, encore mise en scène par Roland Piétri et  Jean Anouilh avec Michel Bouquet, Pierre Mondy et Bruno Cremer, ce fut Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes. Dans une petite ville de la province française non nommée, un dîner de bourgeois en province, (des hommes bien sûr, et seulement deux femmes, les invités vaguement déguisés avec perruques blanches, en Danton, Saint-Just, Mirabeau, Desmoulins mais aussi Marie-Antoinette. Robespierre, lui, est joué par un ancien camarade de classe issu d’une faille pauvre (comme le Bordelais Jean Anouilh) mais qui glanait tous les premiers prix. Devenu ensuite substitut du Procureur de la République, il n’avait pas fait de cadeaux après la guerre aux collaborateurs, ou présumés tels… Bref, il y a de la rancune et de la vengeance dans l’air. Les bourgeois cherchent, en le rendant ivre, à amener Bitos à dire-alors qu’il ne boit jamais-ce qu’il pense de l’ordre public pour l’humilier et le détruire, .
Jean Anouilh ici règle ses comptes et dénonce les excès de la Terreur révolutionnaire mais surtout ceux qui, après-guerre, l’accusaient d’avoir collaboré. Là encore, grand succès public avec 308 représentations. Mais certains y ont vu  un pamphlet contre la Résistance à cause de certaines tirades, assez ambigües. En fait, il était une sorte d’anarchiste de droite, se tenant à l’écart des honneurs, refusant d’entrer à l’Académie Française… Un homme, par ailleurs cultivé et fin connaisseur du théâtre contemporain mais loin d’être bienveillant et chaleureux…Alors qu’en 70, encore jeune critique nous lui demandions très poliment une interview, la réponse fut cinglante: «Monsieur, vous saurez que je déteste l’avion, la télévision et les interviews.» A peine le temps de lui dire qu’au moins, c’était clair, il était déjà parti…Bon vent et nous ne l’avons jamais revu.

Thierry Harcourt qui avait déjà monté Léocadia et Le Bal des Voleurs, s’attaque à cette longue pièce qu’il a, heureusement, bien élaguée. Sur le plateau nu, juste une grande table nappée de blanc avec flûtes à champagne, cloches en inox, chaises et fauteuils, et une petite table roulante chargée de whisky et apéros. Les invités, en queue-de-pie noir ont le visage maquillé et les perruques blanches de Saint-Just, Mirabeau, Danton, Camille Desmoulins. Marie-Antoinette est en longue robe de soirée, Lucile Desmoulins, elle, en robe rouge décolletée… Bitos, le dernier arrivé (Maxime d’Aboville) est lui, vraiment costumé en Robespierre. Plus petit que les autres, il a quelque chose d’un peu ridicule et on voit tout de suite que ses anciens amis le méprisent. Et à un moement exaspéré, il veut quitter le dîner.

Puis, dans un gros souffle de fumigènes (une fois de plus et sans commentaires!) et avec projecteurs éblouissants : changement de décor…  Nous sommes grâce à une belle toile peinte en fond de scène, à la Révolution française, pendant la Terreur. Un parallèle avec l’épuration vers 1946 qui a été souvent l’occasion de virulents règlements de comptes et auxquels a participé Bitos, à l’image de Robespierre.
Ses anciens copains se moquent de ses origines prolétaires: sa mère lavait le linge des riches, comme on le lui rappellera gentiment. Même s’il a été brillant élève, il est resté un paria. Mais, grâce à un travail obstiné,  devenu substitut du procureur de La République et après la Libération, il fait condamner à mort un milicien et obtient la peine maximum contre un malfrat dont le père était un collaborateur. Et ses anciens camarades qui, eux, savent parler haut et fort, le lui reprocheront. Il faudrait selon eux, tuer les pauvres, c’est à dire les faibles qui voudraient bien un morceau du pouvoir, mais  inutiles quand il faut construire une république. 

Jean Anouilh joue habilement d’une langue souvent facile-à base de sarcasmes et mots d’auteur, genre boulevard comique-parfois misogynes mais efficaces, du moins à l’époque, même si cela ne vole pas bien haut: «On trouve toujours un général pour refuser une grâce. » Claire allusion à de Gaulle refusant de l’accorder à Robert Brasillach, le collabo qui sera fusillé… Mais qui sait encore qui était cet écrivain très antisémite et fascisant?Alors que Jean Anouilh et entre autres, Jean Paulhan, Paul Valéry, Albert Camus, Colette, François Mauriac, Paul Claudel et Jean-Louis Barrault avaient signé une pétition en sa faveur. Ou encore: «Les femmes ont toujours pitié des blessures qu’elles n’ont pas faites elles-mêmes.» «Si les hommes se donnaient pour oublier le mal qu’ils se donnent pour se souvenir, je suis certain que le monde serait depuis longtemps en paix.» « Il est très difficile de s’élever au dessus de certains médiocres et de conserver leur estime.» Entre Marivaux et Labiche… mais beaucoup moins convaincant.

Thierry Harcourt a réduit cette pièce (à l’origine de trois heures!) à quatre-vingt minutes… qui sont encore longuettes, vu le peu de matière. Les acteurs bien dirigés font le boulot, les actrices, elles, ont peu de texte et font presque de la figuration intelligente. Mais les personnages masculins sont aussi seulement esquissés et on ne voit pas bien l’intérêt de monter un texte assez faible, où pas une scène n’accroche vraiment l’attention.
A sa création, cette pièce bavarde attirait quand même le public, grâce à un parallèle entre la Terreur et une image de l’épuration après guerre encore assez récente (dix ans seulement !) pour frapper les esprits: toutes les familles ou presque, au moins dans les villes françaises, étaient concernées! Jean Anouilh avait osé évoquer cet épisode peu glorieux (mais tabou) de notre Histoire, avec ce qu’il avait pu engendrer de malheurs,vengeances familiales ou sociales…

 

© Bernard Richebe

© Bernard Richebe

Mais maintenant?  Les dialogues sont loin d’être inoubliables.  Reste comme souvent, quelques belles images surtout au début, mais ce Pauvre Bitos est bien… pauvre, et il n’y avait aucun jeune dans la salle pour assister à ce théâtre-dîner de têtes assez poussiéreux. Bertrand Poirot-Delpech, l’excellent critique du Monde écrivait lucidement quand la pièce fut reprise en 67: «Le succès allait au pamphlet de circonstance, plus qu’à l’œuvre de théâtre. Les spectateurs réagissaient essentiellement aux sarcasmes contre l’épuration de 1945, comme d’autres ont fait un sort par la suite, aux férocités du Vicaire et des Paravents. Jean Anouilh l’avait d’ailleurs cherché. Sa vengeance apparaît d’autant mieux, que les années l’ont refroidie. Il a écrit la pièce, c’est l’évidence, comme on règle rageusement un compte. » Bien analysé : tout est dit.
A voir ce Pauvre Bitos? A titre exotique peut-être, et/ou pour les acteurs! Mais ce spectacle n’a rien d’attirant et nous sommes restés sur notre faim. Mieux vaut voir en vidéo 1789 et 1790 mise en scène d’Ariane Mnouchkine. Ces spectacle, plus de cinquante ans parès leurs créations, n’ont pas pris une ride; ou relire La Mort de Danton de Georg Büchner.
Tiens, une série de coïncidences assez drôles dans le temps et dans l’espace: il y a juste un siècle Jean Anouilh était élève au lycée Chaptal… situé en face du Théâtre Hébertot où on joue ce Pauvre Bitos ! Et il y rencontra le futur acteur et metteur en scène Jean-Louis Barrault.  Comme disait Macron avec sa fameuse gaffe, il suffit de traverser la rue du trouver du travail… Même cent après!

Philippe du Vignal

Théâtre Hébertot, 78 bis boulevard des Batignolles, Paris (XVII ème). T. : 01 42 93 13 04.

 

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