Au bord de la guerre : Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil à Kyiv, un documentaire de Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat
Au bord de la guerre : Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil à Kyiv, un documentaire de Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat
Ariane Mnouchkine dirige, depuis soixante ans! le Théâtre du Soleil qu’elle a fondé en 1964 avec Jean-Claude Penchenat, et Philippe Léotard, acteur, Roberto Moscoso, peintre et scénographe, Françoise Tournafond costumière, Claude Forget, acteur, eux quatre disparus. Le Soleil jouera dans des lieux parisiens souvent atypiques et en banlieue. Gengis Khan d’Henry Bauchau, mise en scène Ariane Mnouchkine aux arènes de Lutèce en 61 , puis en 65, Les Petits Bourgeois de Maxime Gorki, Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier au Théâtre Récamier, puis dans l’ancien petit théâtre de Sartrouville. Et en 1969, Les Clowns, une création collective au théâtre de la Commune à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), puis au festival d’Avignon.
Dans une ancienne salle de boxe à Montmartre donc non équipée d’une scène, le Soleil créera la fameuse Cuisine d’Arnold Wesker qui révélera la compagnie. Puis le Cirque Médrano, aujourd’hui un supermarché ! accueillera Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare.
En 70, le Théâtre du Soleil s’installe dans deux salles d’une ancienne cartoucherie dans le bois de Vincennes, au terrain assez boueux en hiver et pas encore arboré. Y sera présenté après sa sa création au Piccolo Teatro à Milan, un spectacle devenu culte: 1789, suivi par 1790.
Le temps a passé mais Ariane Mnouchkine n’a rien perdu de son courage et de ses engagements politiques. «Je me suis dit : pourquoi on irait pas faire une école à Kyiv? (..) « J’ai quatre-vingt quatre ans et l’impression d’être en train de vivre ce qu’ont vécu les gens dans les années trente. Il y a des moments où les démocraties doivent être défendues et nous, nous avons une arme, une arme de vie: le théâtre. Si les Ukrainiens perdent, nous perdrons.»
En mars, l’an passé, Le Soleil, cette compagnie emblématique bien connue au-delà de nos frontières a accueilli au Théâtre de l’Opéra de la jeunesse à Kyiv pendant douze jours, une centaine d’acteurs ukrainiens de tout âge, déjà professionnels ou étudiants aux conservatoires de Lviv, Kharkiv ou Kyiv, mais aussi des amateurs. Ils ont découvert une pratique théâtrale maintenant bien connue, celle qu’Ariane Mnouchkine et ses acteurs ont souvent enseignée avec succès dans de nombreux stages.
Silence impressionnant dans ce hall du théâtre. Les acteurs avec leur prénom inscrit sur leur chemise, ont conscience de la chance qu’il ont d’être là. Ariane Mnouchkine au micro, généreuse, est pleine d’énergie et rit souvent avec ses actrices et ses acteurs dont Maurice Durozier. Précise, avec des mots de tous les jours, elle dit ce qu’elle veut voir sur le plateau, à partir des fondamentaux. « Pas de propagande. Chez Stanislavski, tu ressens et tu fais, chez Meyerhold, tu fais et tu ressens, et ici, tu fais et tu ne rend pas compte que tu as fait. D’une grande courtoisie mais aussi d’une exigence exemplaire, quand elle voit quatre jeunes allongés sur la scène : «Qu’essayez-vous de faire ? Je ne ressens rien… Je veux le découvrir quand vous le proposez. (…) Jouer c’est recevoir. »
Et devant un petit décor, elle dit simplement et sans crier : « Combien de fois vais-je vous regarder jouer aux cartes à l’intérieur de votre décor ? Vous ne donnez rien. Allons-nous assister au moment où ils tombent, ou sont déjà tombés amoureux. Je ne le vois pas. Ce qui m’intéresse que dans cette guerre, on voit votre amour. » Quelle leçon de théâtre! Ariane Mnouchkine pratique avec intelligence et sensibilité, l’indispensable d’une pédagogie théâtrale : savoir corriger, avec bienveillance, mais sans jamais rien céder. Autrement dit: rien de conventionnel ne sera admis et il faudra trouver une vérité, même par ces temps de guerre avec à chacun, son lot de souffrances. Et là, il y en a un paquet : une actrice s’inquiète pour son mari parti se battre.Un autre comédien dit: « Honnêtement nous sommes fatigués mais cette rencontre nous donne de l’espoir. »
Le théâtre les aide tous à se sentir vivants dans cette capitale en danger permanent.Ariane Mnouchkine, elle, est lucide: «Ils sont en train de vivre ce qu’on a vécu dans les années trente. Il n’y a que Winston Churchill qui a dit: non. J’ai eu envie de les saluer et de leur dire merci. S’ils perdent, nous perdrons.»
Elle veut «faire un théâtre en prise directe avec l’histoire brûlante de notre temps, qui ne soit pas un simple constat, mais un encouragement permanent à changer les conditions dans lesquelles nous vivons. » Cela, dit-elle, m’intimide toujours quand quelqu’un me demande: «Que peut le théâtre contre la guerre? Je me dis que, si on était si inconsistant que ça, si vraiment l’art ne pesait rien, alors pourquoi tous les tyrans du monde voudraient tellement tuer les artistes? »
Ariane Mnouchkine tient bon, comme elle a tenu bon et a sut lutter, quand,pour mener à bien cette lourde opération avec ses collaborateurs, elle a demandé à être aidée financièrement par le Ministère de la Culture et par celui des Affaires étrangères… Mais on la sent lucide et très inquiète. Tout peut arriver quand la guerre fait rage à quelques kms et, dans le hall de l’hôtel, elle donne à ses acteurs le protocole à suivre en cas d’alerte…
Les réalisateurs de ce remarquable documentaire montrent un grand écran installé dans la ville où on voit des explosions un peu plus loin et des torches de fumées noires, un grand pont écroulé avec des voitures écrasées, des gens qui font la queue pour avoir un peu de nourriture. Et un mémorial couvert de fleurs où sont enterrés là des civils tués à bout portant dans le massacre de Bouchta à quarante kms de Kyiv, qualifié par Poutine de «mise en scène». Les Ukrainiens ont apprécié ce beau mensonge…
Mais il y aussi ces jeunes gens qui veulent croire en leur jeunesse et au théâtre qui, leur a rappelé Ariane Mnouchkine, est « indestructible ».Et cela, malgré et envers toutes les horreurs qu’ils ont subies et vont encore subir. «J’ai dû dire au revoir à ma mère qui est restée avec ma grand-mère qui ne peut plus marcher dit une actrice. Il y avait juste cinq places dans la voiture pour mon mari, mes enfants et moi.» Quand Ariane Mnouchkine dit aux jeunes gens avec humilité : «J’espère que ce stage vous aura été utile. », ils sont tous au bord des larmes.
Une actrice remercie chaleureusement : cela lui a aussi permis de rencontre des acteurs de toute l’Ukraine. Un autre apporte, dit-il, un sac avec les meilleurs croissants de Kiev, ceux préparés par son amie. Un autre lui offre un œuf décoré: «Je ressors de ce stage plein d’espoir pour les arts. »La grande dame du Soleil est tout aussi émue de les quitter : «Après la victoire, on recommencera.» On ne peut tout dire de ce film, riche et si simple à la fois. En soixante minutes, il parle si bien du combat de nos amis ukrainiens et des magnifiques promesses que donne le théâtre. Nous avons souvent pensé à Tadeusz Kantor qui, nous disait-il, montait des spectacles avec ses acteurs quand sa chère Pologne était occupée par les nazis : «Pas d’autorisation donc pas de salle, ni sièges pour le public, ni affiches mais dans un appartement vide sans chauffage, sans décor, sans costumes, sans lumière ni son, nous arrivions à faire du théâtre. »
Surtout, ne ratez pas ce film.
Philippe du Vignal
Jusqu’au samedi 24 février sur France-Télévisions. GRATUIT.
Il faut simplement faire un effort et créer un mot de passe. Pas d’une extrême facilité ! Mais si nous y sommes arrivés après deux échecs, vous devriez aussi y parvenir…