Nous ne sommes plus… par le KnAM

Nous ne sommes plus… par le KnAM


Ce petit théâtre, le premier indépendant en Russie et dirigé par Tania Frolova, s’est toujours ouvertement opposé à toutes les guerres poutiniennes, analysant les situations avec courage et dévoilant «une guerre civile incessante et invisible».
Jean-Pierre Thibaudat l’avait découvert et grâce à lui, on a pu le voir en France, d’abord au festival Passages à Nancy en 99 avec Les Métamorphoses d’après Kafka, puis au festival Sens interdits à Lyon,  au Théâtre Vidy-Lausanne et enfin à Paris, au Conservatoire National  où Tania Frolova a dirigé des ateliers comme Une Guerre personnelle (2011), Je suis (2012), Je n’ai pas encore vécu (2017), Le Bonheur (2021)  https://www.tatianafrolova.com/–1

Ces spectacles qui nous ont beaucoup touchée, s’en prenaient frontalement à Poutine, ce «Satan qui conduit le bal», à tout le passé stalinien recouvert par le bitume de la propagande, au mensonge récurrent. Dans la Russie profonde, à Komsomolsk-sur-Amour entourée par la taïga, ce théâtre était libre et inventif, mais dédaigné de façon incompréhensible par la majorité des critiques …
Tatiana Frolova est partie très vite de Russie après l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022. Le 22 mars, toute sa petite troupe s’est embarquée avec vingt-trois kgs de bagages où, parmi les vêtements, chacun a glissé une babiole mais souvenir essentiel…
Elle a quitté cet air irrespirable et a pu être accueillie par la région Auvergne-Rhône-Alpes qui connaissait bien son travail et ses positions politiques. Tania Frolova est aujourd’hui artiste associée au Théâtre des Célestins. Le KnAM travaille beaucoup et fait des master-classes pour gagner sa vie et présente ici, après l’avoir joué à Bruxelles, son dernier spectacle, conçu et répété en France ,
Nous ne sommes plus…

© Julie Cherki

© Julie Cherki

Le 1 er mars, la troupe a dédié son spectacle à Alexeï Navalny, le jour où quelques milliers de Russes n’ont pas eu peur de braver, pour assister à son enterrement, malgré les menaces, les caméras à reconnaissance faciale et tout le tintouin policier.
«N’ayez pas peur»:  un des héritages d’Alexeï Navalny au regard bleu inspirant, assassiné dans sa colonie pénitentiaire en Arctique.
Mais c’est aussi et depuis longtemps, la devise du Théâtre KnAM. Sans peur et lucide, il expose dans
Nous ne sommes plus… la faillite de la maison Russie. Tatiana Frolova est une femme libre. Elle a dit ce qu’elle pensait dans ses spectacles. Libre, elle en est partie et dans une forme de théâtre documentaire qu’elle a inventée, fait de récits, témoignages, images-créées par le jeu des acteurs et par les caméras-et de sons, elle continue à dire, l’infime, le personnel, le familial qu’écrasent les bottes du totalitarisme et la barbarie qui s’est installée, qui dure et empire. Nous ne sommes plus… est accusateur, impitoyable et déchirant.

Tatiana Frolova a sans doute appris les bases de son art chez Iouri Lioubimov à la Taganka dont elle a vu tous les spectacles pendant une année à Moscou et qu’elle continuait à aller voir depuis Komsomolsk-sur-Amour, sans craindre de traverser en train l’immensité russe. Nous avions été stagiaire à la Taganka en 1968, et curieusement, nous y avons appris ce que signifiait être libre-peut-être mieux que sur les pavés parisiens. Reconnaissant dans certains gestes de mise en scène de Tatiana Frolova ceux de Iouri Lioubimov dont la pratique nous a initiée à la fabrication d’un spectacle collectif

Nous ne sommes plus… est l’histoire revécue d’un grand pays qui, depuis dix ans, régresse et disparaît pour ceux qui s’opposent à cette guerre absurde. C’est l’histoire de ceux que leur pays a quittés, de ceux qui partent sans argent (il y a tant d’émigrés qui fuient les poches pleines!), sans rien d’autre que leurs 23 kgs où doit tenir tout leur passé. C’est aussi l’histoire du KnAM qui a fermé la porte rouge de son théâtre. Il essaie de communiquer sa joie d’exister et sa lumière, malgré la tragédie qui se joue chaque jour, dans un environnement où règnent l’obscurité des tranchées, des bombes et des tombes creusées à la va-vite ou des cadavres ignorés, des fausses nouvelles, de l’ignorance, de l’indifférence.

Les acteurs parlent en leur nom, déballent chacun leur paquetage à l’avant-scène et font jaillir des images poétiques de leurs précieux souvenirs. Mais il y aaussi tous les pauvres matériaux et objets qu’ils ont à leur disposition : terre noire, verre, sable roux, sacs plastiques, torches électriques… Un portrait collectif de la Russie émerge, dans le dialogue incessant entre les mots, écrits ou parlés, les dessins, éclairages, manipulations, une carte de la Russie, les vidéos en direct ou enregistrées, habilement projetées en gros plan ou en surimpression. Les comédiens parlent français mais passent vite au russe. La traductrice est sur scène côte jardin et fait tellement partie du spectacle qu’elle en est devenue aussi une des actrices.
Un enregistrement des paroles d’une femme, une ancienne amie heureuse de voir son fils parti à la guerre, est particulièrement saisissant. Le tragique se mêle au comique, le théâtre est une arme qui dit les pires atrocités commises, mais qui informe aussi, réunit, dénonce, console et répare grâce à la lumière qu’il émet. Et celle que nous émettons en retour, nous les spectateurs qui ne sommes pas de l’autre côté du mur : au théâtre, il n’existe plus depuis longtemps, ce quatrième mur… Nous sommes ici, avec eux. Allez voir cette pièce.

 Béatrice Picon-Vallin

Les Plateaux sauvages, 5 bis rue des Plâtrières, Paris (XX ème). T. :  01 83 75 55 70

 

 

 

 

 


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