Lumières du corps de Valère Novarina, adaptation de Marcel Bozonnet et Laure Neepar
Lumières du corps de Valère Novarina, adaptation de Marcel Bozonnet et Laure Neepar
« L’émotion première du théâtre, écrit le dramaturge, vient de l’acteur n’éprouvant rien. » «Ce texte (2006) est étude, traité, méditation sur l’art de l’acteur, dit Marcel Bozonnet, comédien remarquable et inclassable, qui sait soumettre son corps à un entraînement d’autant plus efficace qu’il est sans pitié, et son esprit à toutes les curiosités et angoisses du monde-qui n’en manque certainement point. Nouveau défi : il a choisi et construit avec Laure Née, un montage des étonnantes thèses lyriques de Valère Novarina: Lumières du corps, (2006) et y a ajouté des extraits d’autres œuvres comme L’Origine Rouge, La Scène et La Chair de l’homme.
Il entre en scène-moment inoubliable-mystérieusement par la porte du fond-porte en coin. Un fugitif? Un revenant? Nous sommes en face d’une créature qui tient de Valère Novarina lui-même et de Zavatta. Un être hybride aux cheveux dressés-ébouriffés… Un maquillage simple lui allonge les yeux: grâce d’une épaisse ligne blanche oblique qui lui donne à la fois le fin regard plein d’humour de l’auteur et le trait grossi du visage clownesque. Marcel Bozonnet, ou plutôt sa créature théâtrale, nous frappe intensément dès son entrée et nous entraîne dans l’obscure clarté des stances novariniennes sur le théâtre et l’acteur.
Il dit, puis vocifère ou scande, travaille au scalpel les mots, respecte les points et les virgules, délire parfois, s’abîme dans la pensée qu’il continue cependant à transmettre avec la précision d’une articulation exemplaire.
«L’acteur procède au lancer du langage : comme des dés dans l’air, les mots sont des « rébus » à six faces qui tombent sur l’une seulement. Les phrases sont des énigmes que l’acteur ne résout en rien; il tient dans ses mains les mots irrésolus » en faisceaux d’équations ouvertes. Il demeure sans intention aucune, sans opinion aucune : minéral, animal, matériel. Il descend de plus en plus au plus profond de la matière où il trouve l’intelligence de tout et entend. » Valère Novarina écrit cela. Marcel Bozonnet est cela même. Vêtu comme un ouvrier sur la scène du constructivisme russe, ou comme un acteur asiatique à l’entraînement. En tunique noire, pantalon bleu marine et chaussettes-guêtres blanches, il est prêt à tout. A jongler avec le langage, pour pénétrer et nous avec lui, dans le labyrinthe du monde. Magnifique diseur, il porte haut le texte.
Sa présence sur scène oscille entre celles d’un Chaplin des temps actuels et d’un danseur du bharatanatyam indien. Batteleur, il grimpe sur un cube, se glisse sous une table. Puis il parcourt l’espace comme un acteur shite du nô japonais. Il est prêt à tout et est tout le théâtre. Il n’a pas d’âge.
Comme l’indique Valère Novarina, « Le verbe est acteur. Le verbe agit….. Aucun bavardage dans le monde jamais : le langage est partout « redoutablement » actif. La matière respire, les enfants ! Il n’y a pas de choses ni de causes, mais seulement la respiration du réel : le réel respire, apprenez-moi ça par cœur ! » Les textes de Valère Novarina ne sont pas faciles à mémoriser et quel exercice pour l’acteur, comédien-acrobate-clown !
Marcel Bozonnet nous inquiète mais nous fait aussi sourire et rire. Et « Le rire , commente l’auteur, est comme une pensée du corps dans un grand état d’alerte et de sauve-qui-peut mental ; c’est une suractivité neuronale, rapidissime, fulgurante, une course par tous les raccourcis et un souvenir de tout. Un éveil et branle-bas de combat des facultés de l’être tout entier. Il vivifie. »
Nous voyons cette caractérisation à l’œuvre sous nos yeux, «ça» agit. Face à nous, la créature théâtrale rêve aussi, puis revient au réel de ce qu’elle déroule sous nos yeux comme un rituel. Un rythme frappé avec exactitude : le gong d’un couteau martèle la céramique d’une assiette bleue, tirée d’une pile placée dans l’espace scénique.
Assis, debout, couché, caché, masqué, en mouvement, toujours étonnamment vertical, Marcel Bozonnet s’approprie l’espace, disparait, réapparait. Combinant l’avant-garde et la tradition, il nous fascine, blasphème, éructe, gronde, se calme, s’adoucit, se réjouit, proclame, récite, affirme, embrouille, triomphe. Il est double, triple. Mais aucune psychologie ; le Théâtre ici est bien au-delà de la représentation comme du revivre.
L’acteur, une sorte de sur-marionnette à la Gordon Craig, exerce la pensée, la sienne et la nôtre. Il nous déroute, emprunte les voies de garage comme on dit, puis nous remet sur un bon chemin.
«Comme au cirque ou en acrobatie, tout repose sur le porteur. L’acteur porte le texte devant lui. Il faut avoir le sentiment du sol. L’acteur est un teneur de texte : offrant, neutre et attentif. Un ténor. Attentif au déroulement respiratoire de la partition et à l’instant prononcé », écrit encore Valère Novarina. Et Marcel Bozonnet fait exactement cela, il est exactement cela, et plus encore, avec noblesse, grâce et virtuosité.
Tous les apprentis-acteurs devraient le voir à l’action, aux prises avec la matière de ces textes, joyeux et vainqueur. Lumières du corps est une expérience essentielle pour avancer, pour le spectateur, comme pour l’acteur.
Béatrice Picon-Vallin
Ce spectacle a été joué du 10 au 26 janvier au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.