Bérénice de Romeo Castellucci, d’après Bérénice de Racine, conception mise en scène de Romeo Castellucci
Bérénice d’après Bérénice de Racine, conception et mise en scène de Romeo Castellucci
Nous sommes arrivés avec un peu de retard mais on nous a gentiment laissé entrer par le haut de cette grande salle totalement rénovée… Une expérience, puisqu’on est vraiment loin de ce plateau sous-éclairé, ce qui augmente encore la notion d’étrangeté. Tout le monde attendait cette réalisation du maître italien plusieurs fois venu au Théâtre de la Ville (voir Le Théâtre du Blog).
Il faut toujours bien lire les titres! Le metteur en scène, honnêtement, annonce la couleur: d’après Bérénice de Racine et avertit: » Sur la scène, comme une étoile fixe, Isabelle Huppert incarne Bérénice, la particulière et ontologique solitude du personnage théâtral et de la figure humaine. Il n’y aura sur scène que deux autres acteurs qui joueront Titus et Antiochus, et plusieurs sénateurs romains. Toutes leurs répliques seront incompréhensibles et recouvertes par la voix de Bérénice. Les éléments sonores du spectacle -tous, perçus ou inouïs- sont produits par la voix d’Isabelle Hupper et élaborés par l’artiste Scott Gibbons. » Bon, mais il y a un sérieux bémol: comment incarner Bérénice, en l’absence de Titus et d’Antiochus?
Dans le texte original écrit par Jean Racine et créé en 1670 , d’après l’historien Suétone: « Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire. »
Cette reine de Judée aime Titus qui va succéder à son père, le roi Vespasien. Titus, du moins le croit-il, aime Bérénice qu’aime aussi Antiochus, son ami. Mais Bérénice n’aime pas Antiochus et la loi romaine interdit à Titus d’épouser une reine étrangère : »Rome, par une loi qui ne se peut changer, N’admet avec son sang aucun sang étranger. »
Tout est alors mis en place pour une vraie tragédie. Titus choisira Rome et le pouvoir royal: « Je sens bien que sans vous, je ne saurais plus vivre, Que mon cœur de moi-même, est prêt à s’éloigner. Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner. » Il y aura bien des larmes versées mais aucun sang.
Les célèbres personnages de ce triangle amoureux, une fois leur amour dévasté, s’en iront chacun de leur côté. Clap de fin pour cette tragédie en cinq actes et 1.506 alexandrins… souvent mise en scène. Entre autres, et remarquablement, en 66 par Roger Planchon avec Samy Frey et Francine Bergé en 66 et par Klaus Michael Grüber, avec Ludmila Mikaël et Richard Fontana en 84, ensuite par Jean-Louis Martinelli avec Marie-Sophie Ferdane et Patrick Catalifo en 2006.
Romeo Castellucci a gardé le seul texte de Bérénice qu’il fait interpréter par Isabelle Huppert. Titus (Cheikh Kébé) et Antiochus, son confident (Giovanni Manzo) ont disparu, sauf à un seul moment où on les verra muets dans une sorte de lent et court ballet. Les confidents de Titus, Paulin, Arcace, celui d’Antiochus, et Phénice, la suivante de Bérénice sont eux absents.
Quand Romeo Castellucci fait joujou avec Racine, cela donne quoi? Rien d’intéressant et nous vous conseillons de pas y aller voir. Ou alors, pour une expérience inédite… Nous avons raté les neuf premières minutes mais très vite l’hémorragie de spectateurs a commencé pour ne plus s’arrêter… Sans doute lassés de ne rien voir: lumières raffinées mais sépulcrales+ fumigènes à gogo+ rideau de tulle qu’on enlèvera juste à la fin. Bref, Romeo Castellucci a tout fait pour que, même aux premiers rangs, on ne voit pas grand chose. Alors, imaginez ce que cela peut être au vingt-cinquième rang! et, comme si cela ne suffisait pas, il a aussi voulu qu’on ne comprenne rien au texte proféré, voire souvent crié au micro. Sans doute dans une optique de déconstruction/reconstruction qui laisse perplexe.
Quant au travail sur la diction des alexandrins confiée à Bernard Pautrat, il a sans doute fait ce qu’il a pu mais Isabelle Huppert rame et cela doit être le moindre des soucis de Romeo Castellucci, puisque, de toute façon, il veut qu’on ne comprenne rien… Quelques bribes nous parviennent dans ce qui reste une sorte de performance d’actrice, face à neuf cent personnes… Même les fameux: « Dans un mois Dans un an comment souffrirons-nous Seigneur » sont mal dits et incompréhensibles! Le micro H.F. comme la voix refaite (un vieux truc usé) n’arrangent rien comme d’habitude… Pas plus que ces effets d’écho très faciles…
Le groupe de khâgneux devant nous avait vite décroché et dormait paisiblement ! Qui peut en effet comprendre même quelques minutes de cette bouillie sonore, surlignée par une musique de Scott Gibbons avec percussions électroniques.
De temps à autre, on aperçoit quelque vers projetés en fond de scène mais, à cette distance et dans cette obscurité, impossible de les lire. Bref, Romeo Castellucci qu’on aura connu plus inspiré, fait joujou avec le texte de Racine et utilise sans état d’âme tous les stéréotypes et clichés du théâtre contemporain. Y compris l’introduction pléonastique d’éléments incongrus comme une statue de chien, un radiateur blanc (pour réchauffer la pauvre amoureuse de la froideur de son Titus? ) une machine à laver dont elle sort un grand drap (pour signifier la fin de leur relation?). Tout cela ne vole pas très haut.
Romeo Castellucci a aussi aligné une douzaine de jeunes gens torse nu qui ensuite, se dénuderont complètement. Bref, de la provoc- gadget à vingt centimes d’euros, que plus un jeune metteur en scène n’oserait se permettre !
Et le ridicule ne tue pas… Quand il ose dire que son actrice est (sic) «la synecdoque de l’art théâtral mondial». (…) « Paradoxalement, l’inactualité de sa langue, de la rhétorique classique et de la théologie en général le rendent absolument contemporain, en écho à nos propres contradictions et impossibilités! Et je pense résolument que nous pouvons toucher au contemporain par le biais de l’inactualité. (sic) En se situant hors du temps, nous pouvons mieux voir notre époque de dysfonctionnements. Il faut s’écarter de la voie pour en voir le chemin. En cela, Racine appartient au futur, du fait de son combat avec le langage: il y a un abîme caché, en-deçà du langage. Tout est dit pour être caché. » (…) Et encore mieux: « Isabelle est l’actrice définitive. Pour une pièce définitive. Il faut une actrice radicale comme Isabelle pour aborder l’un des textes les plus radicaux de l’histoire occidentale. La radicalité, au sens propre du terme, que je n’ai pas peur d’utiliser, est un point d’entrée dans la pièce. Avec Isabelle Huppert, feu central du théâtre, pour incarner Bérénice, l’enjeu est d’exprimer avec elle l’hardcore du théâtre. » (sic) … « Le travail à faire avec les voix est donc crucial. »
Comprenne qui pourra à ce bavardage prétentieux et répétitif… Relisez Molière, monsieur Castellucci, il avait déjà tout dit avec une ironie cinglante dans Les Précieuses ridicules: «Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites: « Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visibles. »
Isabelle Huppert a du mal à imposer ce fantôme de Bérénice et semble bien seule sur ce grand plateau. Impossible pour elle de ne pas voir les désertions par dizaines, ce qui est toujours difficile à vivre pour une interprète. Elle fait face courageusement, mais qu’est-elle allé faire dans cette galère? Sinon avoir le plaisir d’avoir un grand plateau et un texte magnifique pour elle toute seule? Les applaudissements ont été mollassons -de nombreux spectateurs sont aussitôt sortis-et d’autres ont hué très fortement ce spectacle: rarissime dans le théâtre contemporain!
Cette création a des semblants d’avant-garde, mais est en fait aussi prétentieuse que poussiéreuse et ne passe ici strictement aucune émotion. Cela fait encore plus chic et choc! Il y ici, comme parfois au théâtre, un malentendu: qu’est venu voir le public? D’abord la vedette, mais sans doute pas en priorité Bérénice. Mais tant pis, il n’auront eu ni Bérénice ni Isabelle Huppert… A les écouter à la sortie, ils ne s’attendaient tout de même pas à ne rien comprendre à un texte. Quelle tristesse !
L’équation posée par Romeo Castellucci est aussi radicalement fausse et son projet fait plouf! Emmanuel Demarcy-Mota pourra dire tout ce qu’il veut, mais ce genre de plaisanterie risque de détourner les jeunes… et les moins jeunes, de son Théâtre de la Ville, voire du théâtre en général. Pourquoi devant nous, pas un seul d’une vingtaine d’étudiants, n’a applaudi? Il y a de quoi se poser des questions… Certains, avec une belle acuité, nous ont demandé à la sortie « si c’était fait exprès, et pourquoi, le metteur en scène a voulu qu’on ne comprenne rien à ces alexandrins et pourquoi aussi Isabelle Huppert crie si souvent au micro? » Bien vu, mais que leur répondre? Que c’est un choix de mise en scène? La réponse aurait été un peu courte.
Bref, pas grand chose à sauver de ce désastre annoncé et dont la réalisation a dû coûter bonbon? Peut-être les costumes d’Iris Van Herpen, genre robe longue de reine, puis une autre ample en coton triste. Et, à la fin, un magnifique lever de rideaux noirs plissés. Mais vient-on ici pour voir quelques costumes, et des effets appartenant plus à une « performance » où il y aurait de l’argent…Les musées et centres d’art contemporain sont faits pour cela. Pas une scène, et surtout celle qui a accueilli tant de beaux spectacles dont ceux de Pina Bausch…
On sort de là en colère contre le mauvais coup porté à ce texte magnifique et au théâtre actuel… Et Isabelle Huppert n’aura rien gagné dans cette mauvaise action. Ce qui aurait pu être un travail expérimental mais seulement visible par les professionnels, les élèves-comédiens et les critiques, n’a en rien sa place dans ce grand théâtre populaire.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 28 mars, Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, place du Châtelet, Paris (IV ème). Puis à Milan, Genève, Luxembourg, Anvers, Clermont-Ferrand, Rennes…
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