Le Malade imaginaire de Molière, mise en scène de Tigran Mekhitarian
Le Malade imaginaire de Molière, mise en scène de Tigran Mekhitarian
Pour le jeune metteur en scène et comédien d’origine arménienne, le grand homme homme de théâtre tient une place à part dans ses créations. Au festival de Villerville, créé il y a dix ans à l’initiative d’Alain Desnot, était programmé en 2020, Dom Juan de Molière mis en scène par Tigran Mekhitarian… Une belle découverte ! (voir Le Théâtre du Blog). Il avait déjà créé sa compagnie en 2018, L’illustre théâtre avec laquelle il créera Les Fourberies de Scapin, puis L’Avare en 2019 et Don Juan, l’année suivante.
Tigran Makhitarian nous invite à redécouvrir Le Malade imaginaire, comédie-ballet écrite en 1672, ultime œuvre de l’auteur. Le 17 février 1673, après un malaise en pleine représentation, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, meurt dans son lit, rue de Richelieu à Paris. Il souffrait de tuberculose pulmonaire et se sentait très affaibli. Son théâtre est d’abord fondé sur des états psychologiques principalement, comme l’avarice, la dévotion, la prétention ou l’hypocondrie… Ici, le personnage principal, Argan est isolé et a une idée fixe : la maladie. De là, naît la tension dramatique et il va s’opposer au mariage des amoureux Cléante et Angélique. L’angoisse et la croyance d’être en mauvaise santé, le poussent à avoir un comportement absurde… Riche bourgeois entouré de médecins, il s’invente toutes sortes de maladies, croit à tous les médicaments possibles, et à la dernière scène, est incapable de reconnaître sa servante déguisée en médecin.
Il ira jusqu’à vouloir marier sa fille Angélique à Thomas Diafoirus, médecin et fils de médecin. Mais Angélique aime Cléante et l’avoue à la servante Toinette. Béline, la seconde femme d’Argan, fait venir un notaire pour rédiger le testament de son mari . Son but : hériter de sa fortune, et elle aimerait bien voir les filles du premier mariage d’Argan, Louison et Angélique, entrer au couvent. Toinette surprendra la manœuvre et aidera Angélique.
Tigran Mekhitarian reste fidèle à son éthique: donner accès au théâtre à un large public et en particulier, à celui qui n’y va pas ou très rarement. Important pour lui, d’actualiser les grandes œuvres classiques, en faisant appel en partie au contemporain, pour la musique, chansons, costumes, gestuelle et diction. Éléments déjà présents dans cette comédie-ballet du XVIIème s. Le metteur en scène est allé puiser dans des œuvres artistiques de la culture grand public de notre temps. Ce geste souvent calamiteux dans les réalisations actuelles est ici mené de main de maître.
Il a choisi d’introduire, entre autres, du rap, comme pour chacun de ses Molière. Mais ici utilisé à bon escient -parmi d’autres genres- quand soudain les interprètes se mettent à danser… Ou quand lui-même joue Argan, de façon remarquable avec un timbre de voix, au rythme du rap. Et pendant les changements de décor, exécutés par des personnages bizarres tout en noir et cagoulés. Le public, en rien agacé par cet essai de modernité, partage la solitude d’Argan, un Argan dépressif, ou l’indépendance d’esprit d’Angélique défendant coûte que coûte, au risque de finir au couvent, la liberté de choisir son futur époux.
Grâce à un jeu piquant, à une direction d’acteurs sensible, à l’écoute pertinente de l’histoire, la modernité de Molière resplendit… Les personnages prennent vie avec légèreté, espièglerie ou gravité: joués par des acteurs excellents dont Étienne Paliniewicz (Monsieur Fleurant, Monsieur Bonnefoy, Monsieur Purgon et Thomas Diafoirus), qui passent sans effort d’un personnage à l’autre.
Pour tous les actes, Georges Vauraz a imaginé un mobilier modulable, blanc et rectangulaire. À partir de ce sobre élément, comme par magie prennent forme une salle de bains, une salle à manger et de réception, une chambre et le lit de ce malade imaginaire. Et, avec une création-lumière subtile, Denis Koransky réussit à installer un climat entre ridicule, joie et mélancolie, tragique et comédie….
Quant à la partition sonore et musicale de Sébastien Gorki, variée et si juste, tout en nuances, elle contribue à retenir l’attention du public. Aucune longueur, aucun moment de répit: on se laisse emporter par l’histoire. Aucun effet de mode non plus dans cette actualisation de la pièce. Et les ajouts de texte, issus de l’imaginaire poétique du metteur en scène, revigorent l’œuvre. Le public reçoit avec enthousiasme ce spectacle et ressent l’intemporalité de la pièce, sa violence comme ses moments d’espoir et de mélancolie. L’âme humaine et ses multiples facettes prennent corps et cette construction théâtrale rafraîchit ce Malade imaginaire écrit il y a quatre siècles…
Les plus grands artistes, que ce soit en théâtre, peinture, musique, cinéma, danse… se sont pour la plupart inspirés des œuvres du passé et les ont fait résonner esthétiquement et socialement avec leur époque. Pablo Picasso a peint Les Ménines en référence à Diego Velázquez (1599-1660), contemporain de Molière.
Comme Tigran Mekhitarian: sans aucun doute, si l’art ne remet pas en question ce qui a été fait, il ne reste qu’une pauvre illustration, une copie. Cette mise en scène répond à une nécessité au théâtre: offrir du plaisir au public, tout en lui ouvrant les yeux sur notre temps.
Actualiser une pièce de Molière ne suffirait pas à réjouir une salle. Molière, «Athlète complet du théâtre» selon le mot de Jacques Audiberti : comédien, auteur, chef de troupe et déjà metteur en scène quand ce métier n’existait pas vraiment… Il suggère à quel point monter aujourd’hui une de ses pièces, demande un travail minutieux et complexe, comme pour l’ensemble du théâtre classique.
La perception que Tigran Mekhitirian a de Molière et sa lecture du Malade imaginaire, son invention poétique et l’intelligence de cette mise en scène sont remarquables. Mais la force du spectacle est pour beaucoup dans le jeu des acteurs: il saisit avec esprit, audace et foi, les trésors de cette langue, sa mécanique et son fonctionnement. En ayant conscience qu’il faut avoir un rapport concret, charnel au corps. Il a aussi senti la nécessité incontournable de faire rire, et, comme Molière, dans Le Malade imaginaire, de réussir à faire rire de soi…
Quand notre grand dramaturge écrit sa dernière pièce, il se sait gravement malade. C’est une comédie mais chaque acte se termine par une évocation de la mort. Et derrière le personnage d’Argan, (interprété par lui-même à la création et ici, par le metteur en scène), il y a Molière mourant qui joue avec la souffrance et la mort. Le tragique dans la vie, devient ici comique. Le risque dans l’interprétation du texte: s’exposer au ridicule, est ici totalement assumé.
Tigran Mekhitirian est absolument fidèle à la dimension tragique, à l’humour mais aussi à la violence du texte. L’âme et ses folies, le moderne et l’ancien, s’harmonisent en toute intelligence. Quand ici, l’apollinien rejoint le dionysiaque, l’extase prend vie. Un petit clin d’œil à La Naissance de la tragédie de Nietzsche? Bravo !
Elisabeth Naud
Jusqu’au 31 mars, Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de la Chapelle, Paris (X ème). T. : 01 46 07 34 50.
Le 14 mai, Le Salmanazar, Scène de création et de diffusion, Epernay (Marne).