Cinquième édition du festival Vis-à-vis au Théâtre Paris-Villette

 Festival Vis-à-vis au Théâtre Paris-Villette: cinquième édition

Un événement rare, voire unique, avec, dans de véritables conditions professionnelles (techniques, contrat de travail, ouverture au public…) et sur quatre jours, la présentation d’actes artistiques : théâtre, danse, musique, vidéo, photos..)  interprétés ou réalisés par des hommes ou femmes «sous main de justice»: condamnés à un emprisonnement de durée variable. Valérie Dassonville, conseillère artistique du théâtre Paris-Villette, est la directrice artistique de ce festival.

©x Valérie Dassonville avec  Adrien de Van, directeur du Paris-Villette

©x Valérie Dassonville avec Adrien de Van, directeur du Paris-Villette

-Cette manifestation fait partie d’une politique globale de réinsertion…

-Oui, Eric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, semble y tenir et chaque année en France, les Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation organisent de nombreux projets artistiques dans les établissements pour hommes (ils sont 75.000!) comme pour femmes (elle sont 2.500) . Mais de là, à ce que ces travaux puissent arriver sur une scène ou un lieu… Nous travaillons avec des institutions culturelles, artistes et associations. Un acte de création a une signification forte pour les personnes détenues et il leur rend fierté, confiance et sentiment d’appartenance à une collectivité. Créé il y a sept ans le festival Vis-à-Vis s’est aussi ouvert depuis juin dernier, ailleurs qu’à Paris. Première édition l’an passé à la Scène Nationale de Chateauvallon-Liberté à Toulon dirigée par Charles Berling, et une deuxième est en préparation pour 2025/2026. 
Mais je précise bien que ne sont pas présentés ici des travaux d’atelier mais de véritable réalisations  artistiques avec les moyens professionnels nécessaires. Avec  cependant, les contraintes que cela suppose, la représentation pouvant toujours être annulée au dernier moment… pour transport impossible des détenus, raisons de sécurité  à l’extérieur, ou événements imprévus dans la prison… 
Ce type d’action est toujours le fruit de longues répétitions avec un metteur en scène ou ou un chorégraphe, et avec leurs équipes. Mais c’est  aussi pour les détenus souvent en fin de peine, la reconnaissance d’une démarche personnelle et un début de réinsertion, après souvent de longues années d’enfermement. Cela contribue aussi à la lutte contre la récidive.
La possibilité de monter sur scène en jouant de créations, de s’adresser à un public et d’être vus comme artistes, et non comme femmes ou hommes enfermés, est une chance capitale pour eux. Et il y a aussi l’amorce d’une réconciliation avec une société qui les a rejetés. C’est, j’insiste là-dessus, non la présentation finale d’un atelier mais une vraie démarche artistique…

-Comment cela se passe, et quels sont les centres pénitentiaires concernés? 

-Cette cinquième édition a été élaborée avec le soutien des ministères de la Justice, et de la Culture, de la Direction interrégionale des services pénitentiaires de Paris, la Direction des affaires culturelles de la Ville de Paris et la Fondation Meyer. Mais chaque création est aussi portée par, entre autres, les D.R.A.C. Ile-de-France et Normandie, des fondations, collectivités territoriales ou lieux partenaires.  Notre théâtre, le Paris-Villette, a créé il y a sept ans ce festival, avec l’idée qu’un artiste en résidence de création puisse réaliser un projet avec des amateurs isolés comme ceux qui sont en détention.
Nous voulons les encadrer professionnellement et inclure ces spectacles destinés à un large public dans notre programmation. Mais aussi valoriser  un  acte artistique fait en commun et lui donner un statut d’œuvre à part entière. Je pense qu’il ne peut y avoir de véritable démocratisation culturelle sans partage de travail, moyens et lieux. Il faut préciser que ces personnes effectuent un véritable travail et sont donc  rémunérées, comme dans les ateliers à l’intérieur de la prison. Mais une partie de cet argent va à leurs victimes.
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étenues, même privées de liberté, elles font partie intégrante de notre société. Quand on entretient ce lien avec le monde extérieur ou qu’on le renforce, cela aide à prévenir la récidive et peut faciliter la réinsertion. Soyons clairs, il ne s’agit pas d’en faire tous, des artistes mais ces créations en milieu carcéral me paraissent importantes: elles incitent à l’ouverture à soi-même, aux autres et à une meilleure compréhension du monde. Chaque année, partout en France, les Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation organisent de nombreux projets artistiques, en lien avec des institutions culturelles, des artistes, associations…

- Il semble que vous ayez cette année tenu à diversifier les actions...

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©x Répétition au Centre pénintentiaire de Meaux

-Nous essayons avec nos partenaires qu’il y ait à la fois  cohérence, diversité, liberté de création et pas le moindre mode opératoire exigé. Exemples: au Centre pénitentiaire de Fresnes, a été travaillée une adaptation de la nouvelle Le Ring de Jack London avec  la Nar6 compagnie. L’histoire d’un vieux boxeur qui a eu ses heures de gloire et qui va livrer son dernier combat…
Et il y a avec Et Pourtant,  un projet-pilote qui me tient à cœur,
au centre pénitentiaire de Meaux,  sous la houlette d’Irène Muscari, coordinatrice culturelle*, qui fait un travail exemplaire. Serge Hureau et Olivier Hussenet, avec le Hall de la Chanson et le Théâtre-École supérieure des répertoires de la chanson, vont diriger quatorze élèves-artistes, onze enseignants et plusieurs détenus. Et après deux mois de travail, ils vont arriver à créer un spectacle de qualité professionnelle autour du répertoire de Charles Aznavour, l’année du centenaire de sa naissance... Il a été le parrain de cette école.
Et Pourtant reprend un titre de sa chanson bien connue et a été conçu avec jazz, blues, swing, musiques du monde… Ce spectacle tout public sera joué par demi-groupes en alternance et sera repris les 17, 22 et 24 mai au Hall de la chanson à Paris. Je tiens à signaler que, là aussi, les détenus-interprètes et techniciens-seront tous rémunérés et que le spectacle sera disponible en tournée.
Il y aura aussi Sombrero par Julien Perez et Thomas Cerisola avec le Centre pénitentiaire de Paris-La Santé, une création sonore et théâtrale sur ce qui se passe autour d’un match de foot selon plusieurs points de vue.  Et à signaler, Moby Dick au Théâtre Populaire de Montreuil avec quatorze détenus (hommes et femmes) le 31 mai à 19 h.

-Et en province , ce genre d’action existe aussi…

-Il y a eu Nos Traversées, d’après L’Odyssée d’Homère, un spectacle créé par la compagnie Sur le fil, au centre pénitentiaire d’Aix-en-Provence-Luynes et qui a été joué deux cent fois.  Et cette année, est créé Méduse un spectaclede Fanny Catel et Raoul Fernandez, à l’établissement pénitentiaire de Caen, avec la Comédie de Caen-Centre Dramatique National de Normandie. Après être allés voir l’exposition Sous le regard de Méduse au musée des Beaux-Arts, les détenus-hommes et femmes- vont en jouer une version théâtrale

-Vous avez aussi choisi de montrer d’autres travaux qui ont plus à voir avec la danse et les arts plastiques.

- Oui, entre autres, 13,5 milliards d’années en cinq minutes de Flora Molinié au Centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis (Essone), le plus grand d’Europe avec 3.500 personnes incarcérées… Ce court-métrage d’animation montre l’évolution de la vie, du big bang à notre civilisation… La naissance de la matière, des étoiles, des galaxies et planètes dont la nôtre.
Et aussi Questions de genre, une exposition conçue par Amandine Maas à la Centrale de Poissy (Yvelines). Dans  l’atelier de peinture, ont été réalisés des portraits, avec, pour base d’inspiration, des œuvres  où des artistes ont opéré des décalages symboliques autour de : homme=viril et femme=féminine…

 Marion Lachaise a, elle, travaillé au Centre pénitentiaire sud-francilien de Réau, sur une  exposition: Ostrakon, pensés comme une traversée réelle, symbolique et sensitive de ce que recouvre un jugement en Cour d’assises. Un projet construit en deux résidences simultanées, l’une relevant de  cette Cour d’assises, l’autre à Réau, avec un groupe de femmes et d’hommes.
Et
Je t’épouserai avecWilly Pierre-Joseph de la compagnie du Reiko, toujours au Centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis, un spectacle avec danse et vidéo. Où des hommes en détention motivés par une promesse de mariage se remobilisent pour une vie future.  Un spectacle conçu d’après les histoires personnelles des interprètes.
Pour
Ici et là, suites, Claire Jenny de la compagnie Point Virgule a travaillé au Centre pénitentiaire du Sud-Francilien de Réau, avec l’Atelier de Paris- Centre  de Développement Chorégraphique National dirigé par Carolyn Carlson.

-Quels peuvent être vos rapports avec les grandes institutions? Depuis le XVII ème siècle jusqu’à très récemment, elles « reconvertissaient » des galériens seuls capables de monter sans vertige dans les voiles  et… très haut dans les cintres, puis d’anciens condamnés à des peines assez légères… Mais il semble que cela ne soit plus vraiment le cas

-Vous mettez le doigt où cela fait un peu mal: leurs directions ne se sentent pas vraiment concernées par ce type de projet. Dommage. Mais bon, nous travaillons avec la Comédie de Caen-Centre Dramatique National et l’Atelier de Paris-Centre Chorégraphique National. Et le festival d’Avignon est aussi partenaire. Donc tout va bien.
J’ai pu assister aujourd’hui à Fleury-Mérogis, à une répétition de Ranko la cérémonie du mariage, un spectacle de danse. Avec la coordinatrice culturelle pas rassurée quant aux autorisations de sortie des huit détenus pour venir jusqu’au Paris-Villette,  et avec  la juge d’application des peines. Il y a eu ensuite un très bel échange entre eux et elle. Elle a dit qu’elle pouvait enfin mettre un visage sur des noms et cela bien sûr, facilite les choses.  Un moment rare qu’on n’oublie pas….

Philippe du Vignal

Le festival Vis-à-vis aura lieu les jeudi 2, vendredi 3, samedi 4 à 19 h et dimanche 5 mai à 17 h 30 au Théâtre Paris-Villette, 211 avenue Jean Jaurès Paris (XIX ème).

*Irène Muscari, coordinatrice culturelle, a notamment invité au centre pénintentiaire de Meaux la grande pianiste Shani Diluka. Elle a joué pour les détenus Le Voyage d’hiver de Schubert! « La force de la musique, dit-elle avec lucidité, c’est d’exorciser nos obscurités. »

 


Archive pour 18 avril, 2024

Mobile Home de Sarah Carré, mise en scène de Mathieu Roy

Mobile Home de Sarah Carré, mise en scène de Matthieu Roy 

 Pour la compagnie du Veilleur dirigée par Matthieu Roy, la question du répertoire est essentielle dans le parcours éthique et esthétique de son équipe. La transmission et la rencontre avec le public sont aussi fondamentales dans leur pratique professionnelle du théâtre et se manifestent concrètement au fil de leurs créations. Comme exemple, ce spectacle à l’attention des adolescents, mais pas que !

La pièce, une commande faite à Sarah Carré, par Culture Commune-Scène nationale du bassin minier du Pas-de-Calais, met en scène l’amitié de trois adolescents d’une quinzaine d’années: Dino, Poney et une fille, Côtelette. Des prénoms inventés, inspirés de la vie de chacun des personnages : Côtelette a été anorexique, Dino en raison de ses origines italiennes, Poney aîné d’une famille monoparentale doit prendre soin des plus jeunes « du troupeau » et aider sa mère stressée ! Ces surnoms ne manquent pas d’humour, et sont à l’image de ce moment où la construction de l’identité se joue du rapport entre réalité et fiction, entre imaginaire et quotidien  et où l’on décide de  «Qui je suis ».
Au début de la pièce, Côtelette annonce à ses camarades, un événement aussi joyeux… que problématique, vu son âge! Elle est enceinte, faut-il garder l’enfant? Elle, le souhaite et demande l’avis et conseil à ses compagnons de route. Eux-même emportés par une envie de liberté. Vivre sa vie, s’éloigner du carcan familial, mais comment? et sans faire souffrir père et mère, et sans argent …Le public finit par se poser la question : Et si l’aveu de Côtelette n’était qu’un stratagème pour partir et tout quitter, non pas seule mais avec Dino et Poney ? Rester ensemble, comme une protection et une force pour se jeter à corps perdu dans cet ailleurs tant désiré ! De cette situation cornélienne, va naître un paysage sensible, drôle et émouvant de l’adolescence aujourd’hui. Le projet est né en 2019, juste avant la crise de la covid et pour l’autrice, comme pour le metteur en scène,  il était nécessaire d’aller à la rencontre et à l’écoute des collégien(ne)s pour écrire ce texte à la fois poétique et social. Le travail accompli est l’aboutissement d’une réflexion de fond, après une résidence dans quatre collèges. Mobile Home dit avec une grande sensibilité  à la fois l’humour, la dérision, les doutes et le besoin d’idéal de cette bande d’amis. Et en filigrane leur point de vue sur leur famille respective. Leurs paroles transcendent le réel de leur quotidien, leurs rêves et tourments. 

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La pièce est destinée à se jouer »Hors les murs » pour s’adresser plus facilement à un large public, à la jeunesse, à tous ceux qui ne vont pas souvent ou jamais au théâtre. En ce sens, une scénographie facilement adaptable avec le choix d’un décor unique et simple, juste un canapé, des chaises, une table… et pour les acteurs, des costumes au goût du jour. De bric et de broc, le lieu devient un endroit hors du monde, celui de Côtelette, Dino, et Poney où  tous les espoirs sont permis ! Mais la réalité rôde…Le public entre aussitôt en empathie avec ce trio attachant. Leurs liens d’amitié forts, animés par leurs personnalités différentes et leur prise de position sur ce dilemme, suscitent notre émotion et sont convaincants pour parler, sans aucune caricature, de la jeunesse actuelle.  Grâce à une parole évocatrice, juste et fine, parfois hardie, nous  prenons part à l’univers si singulier de cet âge de la vie où les folies les plus inattendues peuvent être au rendez-vous. La situation dramatique réaliste, vécue par les personnages au coeur de ce passage, complexe, de l’enfance qui s’éloigne et du monde adulte qui s’approche, est remarquablement mise en scène et jouée. Clara Thibault, Anthony Jeanne et Théophile Sclavis laissent jaillir une spontanéité, une complicité et une joie avec lesquelles le spectacle prend toute sa force…

Mise en scène simple mais à la fois énergique et subtile: Matthieu Roy a un regard lucide et bienveillant sur ce temps agité de la jeunesse où, depuis toujours, l’être en pleine évolution psychique et existentielle, se cherche.  Le spectacle et le texte de Sarah Carré, réussissent à faire entrer en résonance sans parti-pris et avec fantaisie, un désir profond de réaliser un idéal, une vision de la vie. Coûte que coûte et quelle soit la réalité, celle d’aujourd’hui  plutôt sombre et complexe!    

Ce jour là, dans le cadre de Culture commune et ses actions sociales et artistiques, il y avait nombre de jeunes collégien(ne)s dans le public. Après le spectacle, au « bord de plateau » avec l’équipe artistique, leurs questions judicieuses, originales et sensibles ont confirmé la qualité de ce portrait de l’adolescence. Mais aussi la nécessité de l’art théâtral au collège: tous étaient inscrits à un atelier théâtre proposé dans le cadre scolaire.  Leur analyse du spectacle s’est avérée pertinente et l’un d’eux a eu ces mots d’une remarquable lucidité sur l’éclairage: « C’est un autre langage, une autre façon de raconter l’histoire. » Cela confirme bien la nécessité pédagogique du théâtre à l’école pour développer un esprit critique, une ouverture à l’autre et aux différences. Mais aussi faire naître une conscience objective face au monde qui va s’ouvrir à ces futurs adultes.

 Elisabeth Naud 

 Spectacle vu à L’Escapade, 263 rue de l’abbaye, Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), le 12 avril. T. :  03 21 20 06 48.

Trois fois Ulysse de Claudine Galea, mise en scène de Laëtitia Guédon

Trois fois Ulysse de Claudine Galea, mise en scène de Laëtitia Guédon

 À qui appartient Ulysse? On a fait de lui, le voyageur éternel, l’aventurier, le héros chéri des Dieux… enfin, certains. On en a même fait le modèle du migrant, qui ne peut être juste que si l’on retourne l’image, pour envisager l’héroïsme de ceux qui s’en vont au prix de leur vie, plutôt que le retour obstiné d’un vainqueur peu glorieux. Qui veut de lui? Les femmes, plusieurs femmes, bien qu’il ne les ait pas ménagées. Et pour commencer, Laëtitia Guédon et Claudine Galea à qui elle a passé commande pour la Comédie-Française, d’une pièce sur le héros le plus populaire d’Homère, Ulysse le rusé, Ulysse l’endurant, si l’on peut traduire ainsi l’adjectif grec: polutlas.

Voilà donc, choisis non sans une certaine insolence, trois Ulysse, confrontés chacun à une femme. Le premier (Sefa Yeboa), encore chaud de Troie incendiée;  épuisé, il se retrouve face à Hécube, la reine, défaite et captive. Ils ont en commun nombre de morts : ceux qu’il a tués par ruse, et ceux qu’elle a perdus et qui font saigner son cœur maternel.  Des deux côtés d’une guerre, ils se comprennent. Mais celui qui va le plus mal, le plus égaré et qui ne le dira jamais, c’est lui, Ulysse. Clotilde de Bayser est une Hécube encore jeune, forte de la catastrophe qu’elle a endurée, et de son deuil. Mais, paradoxalement, elle en nourrit sa vie…

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Un énorme crâne de cheval occupe le plateau-un reste encombrant et qui doit le rester à jamais-de la fameuse ruse du cheval en bois qui sera fatale à la ville de Troie. Racontée au chant VIII de L’Odyssée en une vingtaine de vers par Demodocos, l’aède qu’Ulysse prie de chanter «l’histoire du cheval qu’Épéios construisit, assisté d’Athéna.» En fond de scène, une haute fenêtre s’ouvre sur des vidéos changeantes : c’est la mer, c’est le ciel, c’est le feu au centre de la terre, le mouvement incessant des atomes : ce que l’on voudra mais surtout la vie et la mort qui passent.

Le second Ulysse s’arrache du giron de Calypso après sept ans d’amour sans nuages ou plutôt environnées… d’un nuage d’oubli. L’autrice interprète cette longue parenthèse comme un moment de dépression. Possible. Cet Ulysse (Baptiste Chabauty qui est aussi percussionniste) est comme un enfant dans les bras de sa mère (Séphora Pondi offrant une image beaucoup plus maternelle qu’amoureuse). Et quelles sont les femmes qui finissent par laisser partir les garçons, sinon les mères? Le crâne de cheval est devenu une grotte protectrice qu’il faudra abandonner quand même.

Le troisième Ulysse (Éric Génovèse) est le plus émouvant: il arrive tard auprès d’une Pénélope longtemps silencieuse, au pied du crâne-grotte, devenu montagne. Marie Oppert-aussi cantatrice- nous délivre alors un chant d’une grande beauté, devant un Ulysse muet, agenouillé, suppliant, les mains ouvertes… Laëtitia Guédon a le sens et le goût du rituel-parfois trop insistant-et emprunte à différentes époques et à toute la Méditerranée. Ce qu’elle a aussi demandé au chœur Unikanti : accompagner les scènes, de chants sacrés, baroques, contemporains, en plusieurs langues, parfois inconnues, expression du grand métissage des peuples autour de la mare nostrum.  Mais l’ensemble vocal ne joue pas le chœur antique: il ne s’agit pas d’une tragédie mais du parcours d’un homme qui prend consistance grâce aux femmes… La musique rappelle en toute élégance que cette épopée était chantée.
L’autrice et la metteuse en scène ne se privent pas d’une grande liberté envers le «héros ». Claudine Galea introduit des expressions prises à l’anglais populaire d’aujourd’hui, ou à d’autres langues européennes, toujours héritières de la Méditerranée, comme des coups de griffe qui trouent la légende… et qui en donnent une image étrillée. Cela apporte au spectacle une touche d’humour bien venu… L’auteure réglant ici ses comptes, non avec le texte d’Homère, mais avec le personnage qui, depuis longtemps, s’est dégagé du poème.

Rétrospectivement, on peut croire qu’on y perd, quand on se souvient de certaines images homériques mais là n’est pas la question. Trois fois Ulysse ? On pourrait en compter beaucoup d’autres encore : le méchant Ulysse à face de loup et Diomède massacrent les chefs thraces, alliés des Troyens au chant X de L’Iliade. Et l’Ulysse qui, de retour chez lui, fait pendre les douze servantes, dénoncées par sa nourrice Euryclée. Elles ont trahi Ithaque en couchant avec les prétendants trop avides de succéder à Ulysse… Il y a aussi Ulysse, l’indifférent qui perd en mer tous ses compagnons et le presque naufragé s’écorchant les mains aux rochers du rivage. L’autrice et la metteure en scène ont choisi avec raison: le personnage d’Ulysse n’est intéressant qu’à deux… Dans la confrontation, l’abandon ou les retrouvailles.  Et cela donne un spectacle vif, efficace, assez jubilatoire et sans illusions.

Christine Friedel

Jusqu’au 8 mai, Théâtre du Vieux-Colombier-Comédie-Française, 21 rue du Vieux-Colombier, Paris ( VI ème).

Le texte, commandé à Claudine Galea par la Comédie-Française, sur une idée de originale de Laëtitia Guédon, est publié aux éditions Espaces 34.

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