Le Mandat de Nicolaï Erdman, traduction d’André Markowicz, mise en scène de Patrick Pineau
Le Mandat de Nicolaï Erdman, traduction d’André Markowicz, mise en scène de Patrick Pineau
L’auteur (1901-1970 écrivit Le Mandat que monta le grand Vsevolod Meyerhold *, il y a juste un siècle, puis Le Suicidé quatre ans plus tard, une pièce que monta aussi Patrick Pineau (voir Le Théâtre du Blog). Dans la lignée de Nicolas Gogol, Le Mandat écrit par ce jeune écrivain de vingt-trois ans était d’une virulence incroyable et cette création aux situations loufoques où s’empêtrent ses personnages, comme chez Georges Feydeau (mort trois ans avant) et aux dialogues colorés eut un grand succès. Comme l’a écrit notre amie et collaboratrice Béatrice Picon-Vallin: « Pour Meyerhold, si le public change, le théâtre est transformé. Et il l’a vraiment trouvé, ce public. Jusqu’en 1926-1927, il y a énormément de public populaire dans son théâtre de Moscou. Publié aux Solitaites Intempestifs, le texte, dit André Markowicz‚ mais le témoignage d’une étape de travail‚ dans une entreprise plus globale‚ et celui d’une tentative de saisir un style particulier‚ sans aucun équivalent dans le théâtre français. »
Avec une belle touche d’absurde, le théâtre de Nicolaï Erdman préfigure celui d’Eugène Ionesco qui commence à écrire La Cantatrice chauve quelque dix ans après… Et certaines répliques, on l’a souvent dit, font penser à Pierre Dac, voire à Pierre Desproges… qui disait : «Je vous le demande : en votre âme et conscience : « Sans la peine de mort, est-ce la peine de vivre. » Après un retour à une petite économie de marché, la société russe tangue. Il y a ceux qui voient un avenir meilleur dans un communisme radical, et ceux qui n’ont pas encore vraiment coupé les liens avec l’ancien Régime…
Le spectacle fut joué plus trois cent-cinquante fois dans la mise en scène de Vsevolod Meyerhold. C’était juste après la Révolution d’Octobre et Lénine meurt cette même année 1924 et Staline évincera Trotski du gouvernement, avant de la faire assassiner au Mexique. Et il devient Secrétaire général du Comité central du Parti communiste jusqu’à sa mort en 52. La censure impitoyable va surgir et Le Suicidé (1928), la seconde pièce de Nicolaï Erdmann, adaptée par Vsevolod Meyerhold, sera finalement interdite. Et le grand metteur en scène que Staline ne supportait pas, arrêté en 39 et torturé, sera contraint de reconnaître sa culpabilité : trotskysme et espionnage et sera exécuté un an plus tard, comme son épouse… Quant au Mandat, il sera interdit en 1930 et Nicolaï Erdman, arrêté, ne verra jamais sa pièce éditée… elle le sera seulement en 87 !
Dans ce trop long mais savoureux vaudeville aux nombreux personnages, fleurissent quiproquos, malentendus et départs en catastrophe avec des dialogues aussi absurdes que cinglants. La farce commence aussitôt quand un voisin et locataire voisin, la quarantaine qui vit à côté mais dans le même appartement que les Goulatchine, vient tout le temps reluquer la jeune fille et surveiller ce qu’ils font. Et il dit avoir reçu sur la tête la casserole de vermicelles au lait posée sur une étagère parce que Pavel, le fils des Goulatchkine, a donné des coups de marteaux sur la mince cloison pour accrocher un tableau: «Alors‚ Nadejda Petrovna‚ on a eu peur ? Vous croyez que la loi n’existe pas dans la République des soviets ? Elle existe‚ Nadejda Petrovna‚ elle existe. Il n’y a pas un État au monde où l’on permette de noyer les gens dans le vermicelle au lait. Vous croyez‚ Nadejda Petrovna‚ parce que vous faites vos prières en tête-à-tête avec un gramophone‚ que vous êtes intouchable ? Vous passerez en justice‚ maintenant‚ pour gramophone et contre-révolution. »
Deux familles tentent de garder leur place sociale dans un monde où leur situation économique va se trouver bouleversée. Les Goulatchkine, ces petit-bourgeois, ont vite compris l’intérêt qu’il y avait à être du côté du manche, c’est à dire dans la ligne post-révolutionnaire. Et Pavel Sergueïevitch essaye, lui, d’entrer au Parti. Il pourrait ainsi obtenir le précieux «mandat», une sorte de sauf-conduit, censé assurer la sécurité à ces familles.
La famille Smetanitch, elle, assez nostalgique de l’ordre ancien, a vu qu’il y avait une seule issue. Nadejda Petrovna Goulatchkine (Sylvie Orcier) va essayer de marier sa fille Varvara (Nadine Moret) à Valerian Stepanovitch, un jeune de famille bourgeoise, autrefois riche (Arthur Orcier). Sur fond de burlesque, l’auteur tape avec une jouissance féroce sur ces pantins pitoyables: ceux qui regrettent le régime disparu comme ceux qui prônent le nouveau, en dénonçant au passage la violence et la terreur qui règnent sur la population, toutes classes confondues. Mais comme toujours chez lui, histoire de dire que cela reste une comédie vaudeville pas très loin de Feydeau, il y a en permanence, un dialogue aussi absurde que farcesque.
Ici, cela se passe d’abord dans une cuisine-salon-chambre à coucher du petit appartement des Goulatchine (intelligente scénographie à la fois réaliste et poétique de Sylvie Orcier) aux murs peints en vert foncé, avec table et chaises aux pieds en tubes inox et siège formica des années cinquante qui ont inondé la France rurale. Il y a aussi une sorte de piano peint. Et sur le mur de face, une dizaine de tableaux à l’huile, assez chromo de paysages mais deux sont à double face, l’une avec un paysage de vallon boisé et l’autre, un portait de Karl Marx… facilement interchangeables en cas de visite inopportune dont il faut toujours se méfier. Il y a aussi une icône représentant le Christ en lumière, posée sur le sol comme prête à être enlevée mais qui sera ensuite raccrochée au mur. Et deux bouquets de fleurs en plastique.
Puis dans une seconde partie, le décor retourné aux murs noirs ceinture un grand espace vide avec, au centre, un grand baquet pour se baigner. Cette fois nous sommes chez les Smetanitch où le mariage du fils doit avoir lieu. Il y a confusion-mais c’est moins clair- sur l’identité de la cuisinière des Goulatchine en robe de princesse et les Smetanitch seraient prêts à revenir à un autre régime politique.
Bref, la pièce finira dans la confusion et les deux familles y perdront. Le jeune auteur de vingt trois ans dénonce en filigrane comment le prolétariat va mettre en place, via une terreur organisée, tout un système d’ordres contradictoires à la soviet. Impossible de tout raconter mais les renversements de situation fleurissent quand chacun ne sait plus où il est vraiment et voudrait bien avoir les faveurs du nouveau régime. Nastia, la cuisinière (Lauren Pineau-Orcier)-l’habit faisant le moine- est habillée d’une longue et belle robe et devient illico princesse. Et, Pavel avec son impeccable « mandat »: un sauf-conduit administratif, va régner sur ces pauvre gens déboussolés.
Sans doute historiquement, cette pièce est-elle importante et Nicolaï Erdman, déjà grand dramaturge, sait utiliser de façon exemplaire, tout un comique de répétition, dans les situations insolites comme celle où, dans une grosse malle en osier, une amie de la Mère vient planquer une merveilleuse robe longue de princesse mais où la cuisinière ira aussi se cacher… Nicolaï Erdman, en expert ès loufoqueries, fait naître toute une gestuelle souvent étonnante et des courses-poursuites. Mais cela n’est jamais facile à mettre en scène, et à jouer : il y faut une concentration et une précision de tous les instants comme dans toute œuvre de comique burlesque (voir la commedia delle’arte, Eugène Labiche, Georges Feydeau et au cinéma, Laurel et Hardy, Buster Keaton... La mise en scène de Patrick Pineau est d’une grande précision : François Caron, Ahmed Hammadi Chassin, Marc Jeancourt, Aline Le Berre, Virgil Leclaire, Philippe Levêque, Yasmine Modestine, Nadine Moret, Arthur Orcier, Sylvie Orcier, Elliot Pineau-Orcier, Lauren Pineau-Orcier, et Patrick Pineau lui-même, avedc une impeccable diction, font leur boulot d’acteurs.
Mais cela ne fonctionne pas bien. A cause d’abord d’un texte qui nous a semblé moins clair, que celui publié dans la traduction de Jean-Pierre Jaccard aux éditions L’Age d’Homme. Et même s’il y a dans ce Mandat des moments très drôles, Patrick Pineau s’est planté: il fait jouer ses acteurs toujours en force, très vite avec criailleries et sur le même registre, sans la moindre plage de calme . La pièce tient du vaudeville soit mais ce Mandat a sans doute été écrit avec nombre de nuances dont il aurait fallu tenir compte. Peut-être aussi la pièce, maintenant centenaire, aurait-elle mérité quelques coupes et en tout cas, de ne pas subir ce traitement uniforme.
Il y a dans cette farce socio-politique, des répliques qui n’ont pas vieilli, bien mises en valeur par les interprètes: «Qu’est-ce que c’est, que cette vie ? (…) Comment vivre ici pour les honnêtes gens? »dit la mère qui n’arrive pas à s’adapter. «Louvoyez!»lui réplique cyniquement Pavel. Ou encore ce dialogue loufoque entre lui et sa mère:- »Mais ma gentille maman‚ ça se fait‚ de donner en dot un communiste ? Et Nadejda Petrovna lui répond « Si on le prend dans la rue‚ bien sûr‚ ça ne se fait pas mais si‚ pour ainsi dire‚ on le prend chez soi‚ à la maison‚ personne ne peut me l’interdire. »
Les personnages assez médiocres, avides de fric et sans état d’âme, avec mensonges ou rumeurs habilement colportées, ne sont en rien sympathiques et Nicolaï Erdman n’y va pas de main morte dans ce jeu de massacre! Il y a vraiment de bons effets comiques, entre autres, l’apparition de la mère dans le lit clos, ou l’arrivée de sa vieille amie venue avec une robe longue à cacher de toute urgence…
Mais la seconde partie nous a paru longuette et assez vieux théâtre. Et quelle idée de faire envoyer plusieurs fois de puissants jets de fumigène derrière une toile en plastique à la fois transparente et réfléchissante, là où passent les personnages. Pour créer quelques belle images de nuages? Nous continuerons à dénoncer cette dictature du fumigène qui envahit quotidiennement les grands espaces comme celui de la Tempête mais aussi maintenant les petites salles…
Et nous avons alors eu l’impression que le texte échappait à Patrick Pinaut et la fin de ce spectacle, déjà trop long, est un peu cahotante. Quelles bonnes raisons d’aller à la Cartoucherie? Peut-être pour aller découvrir cette pièce d’un auteur finalement mal connu en France, et peu jouée à cause d’une distribution importante, comme Le Suicidé… Et voir de bons acteurs interpréter avec plaisir, cette farce truculente qui, encore une fois, aurait mérité d’être mise en scène avec plus de nuances.
Philippe du Vignal
*A lire: le très bon chapitre sur Le Mandat dans Meyerhold, C.N.R.S. Editions.
Spectacle vu le 17 avril. Jusqu’au 5 mai, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de manœuvre. Métro : Château de Vincennes (sortie 4) et navette gratuite pour la Cartoucherie. T. : 01 43 28 36 36.