corde.raide, texte de debbie tucker green, traduction d’Emmanuel Gaillot, Sandrine Pelissier, Kelly Rivière, mise en scène de Cédric Gourmelon
corde.raide, texte de debbie tucker green, traduction d’Emmanuel Gaillot, Sandrine Pelissier, Kelly Rivière, mise en scène de Cédric Gourmelon
Avertissement: l’autrice elle-même exige que son nom et les titres de ses pièces soient écrits sans majuscules. Elle n’en demande pas autant aux différents créateurs du spectacle. Dont acte. On s’en rendra compte, en voyant ce spectacle: il n’a rien d’un caprice d’autrice très jouée et avec grand succès en Grande-Bretagne mais il fait partie d’une politique du théâtre, plus encore que d’un théâtre politique On a déjà pu l’observer dans mauvaise, mise en scène de Sébastien Derrey (voir Le Théâtre du Blog), même si le spectacle n’a pas eu la carrière qu’il méritait vu l’épidémie de covid et du confinement. Sans majuscules, sans préambule, sans indulgence, debbie tucker green entre dans le vif -on a envie de dire « dans le lard»-de la société.
Un parallélépipède parfaitement lisse, blanc, froid, éclairé de tubes fluo fonctionnels alignés, avec une table, un tableau aussi blanc qui ne sera pas utilisé, un jeu de chaises empilables et une fontaine à eau chaude ou froide (scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy). N’importe quelle salle d’interrogatoire, consultations, réunions d’équipe, ou rendez-vous individuels dans n’importe quelle administration. On verra se décliner toutes les précautions oratoires de Une et Deux, les employés ou fonctionnaires, ou agents, qui reçoivent Trois dans ce bureau anonyme. Ici, nous nous autorisons les majuscules pour désigner ces personnages, ou fonctions.
D’un côté, Une et Deux redoublent de formules « politiquement correctes » pour mettre à l’aise Trois, et pouvoir dérouler le protocole dont ils ont la charge et qui les porte. Fonctionnement absurde, évidemment voué à l’échec. Trois résiste, Trois est en colère, une colère qu’elle ne lâchera pas de toute la pièce. Une et Deux tentent de se cramponner au dit protocole. Évidemment encore, arrive le moment où ils craquent, y compris à coups de gaffes ou lapsus. De quoi est-il question ? On nous le dira à la fin, donc nous ne vous en dirons rien ; pas question de « spoiler », ou « divulgâcher ». La pièce, construite et jouée comme une rigoureuse partition musicale fonctionne si bien… qu’elle n’a presque pas besoin de fin. Les répliques parfois s’interrompent, se chevauchent avec une habileté diabolique et on reconnaît la nécessité du dialogue multiple, dialectique et peut-être « agonique » entre les trois traducteurs.
Et ce n’est pas pour rien : cette machine bureaucratique, ces services, prétendus efficaces que l’autrice voit dans un avenir dystopique proche, nous les connaissons déjà. Rigides, en principe bien huilés, ils coincent et butent pourtant. La musique de la pièce le fait entendre et la scène le montre.
Ce qui cloche, qui ne va pas, c’est l’humain. La colère puissante de Trois contre cette chose (qu’on ne nous dit pas) qui a détruit, sa famille, son couple ; la « décision » qu’elle doit signer en quatre exemplaires à la fin, mais qu’elle avait prise dès avant son entrée dans le bureau : cette colère-là lui donne une telle force de résistance qu’elle fait craquer les protocoles. Une et Deux ont beau chercher à revenir à la charge, le réel-parce que ce « non », c’est le réel-, les fait échouer, comme leur propre fragilité sous l’armure.
Certains passages font penser à Elle est là de Nathalie Sarraute, dans la quête sinueuse et obstinée du bon argument. Et soudain la comédie pure et simple fait irruption. L’échec, le désordre de ces pauvres technocrates si fiers de leur ordre, si soucieux de ne jamais perdre le Nord et soudain déboussolés, cela fait rire : c’est inévitable. Et pas seulement comme à Guignol : c’est plus qu’une revanche contre le bâton du gendarme, face au drame de Trois toujours présent. C’est un rire à la Bergson, devant le dérèglement de la puissante machine soudain en perdition. Tout simplement le rire qui reconnaît le vrai, qui pointe et dénonce le mensonge permanent de cette organisation qui, encore une fois ressemble terriblement à celles d’un monde que nous connaissons.
Lætitia Lalle Bi Benie (Trois) et Frédérique Loliée (Une) et Quentin Raymond, le bien nommé Deux, qui suit sa N+1 et lui met des bâtons dans les roues sont impeccables : ils jouent tout le texte, rien que le texte mais avec un petit quelque chose en plus, une très légère accentuation, la première dans le registre de la tragédie qu’elle tient sans faiblir, les deux autres dans la maladresse cachée de « responsables » qui porteraient un habit un peu trop grand-ou trop petit- pour eux. À voir, donc.
Christine Friedel
Jusqu’au 5 mai, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de manœuvre. Métro: Château de Vincennes+navette T. :01 43 28 36 36.