Sur l’autre rive, librement inspiré de Platonov d’Anton Tchekhov, traduction d’Olivier Cadiot, mise en scène de Cyril Teste
Après La Mouette (voir Le Théâtre du Blog) le metteur en scène revient au dramaturge russe avec sa première pièce, une œuvre de jeunesse, fragmentée, foisonnante, indomptable. Le collectif MxM nous entraîne dans un spectacle à entrées multiples, avec comme d’habitude, un recours à la vidéo et, cette fois-ci, avec film, indépendant du spectacle, mais lui répondant. Un diptyque à deux entrées, où la narration cinématographique fluide, à la John Cassavetes, devient, au théâtre, une composition en forme de puzzle.
La traduction d’Olivier Cadiot donne un coup de neuf au texte et a été la matrice d’improvisations nourries de références à des films comme La dolce Vita de Federico Fellini. Mais la plupart des dialogues sont bien ceux d’Anton Tchekhov. Ici on prépare une réception en plein air, pour célébrer la fin du long hiver. Nous sommes dans la grande propriété de campagne d’Anna, une jeune veuve ruinée et toujours désirable. On peut imaginer que c’est la dernière surprise-partie avant la mise en vente de cette maison. Ambiance méditerranéenne… Olivia Corsini est une Anna volubile passant de l’italien au français, comme son beau-fils, Serge (Mathias Labelle). Avec eux, Nicole (Emilie Incerti- Formentini) dirige les préparatifs, tout en bavardant… Il est, entre autres, question de Micha, prénom donné ici au fameux Platonov …
© Simon Gosselin
Pas de maison réaliste ni de murs comme dans Festen ou La Mouette : juste de longues tables nappées de blanc et un podium pour le musicien. Seul le plancher délimite l’espace sur toute l’ouverture de la scène. Les domestiques apportent les fleurs et dressent les tables, les invités arrivent par grappes (une trentaine de figurants qui rejoint les comédiens). C’est l’été, il y aura de la musique (Florent Dupuis en chanteur rock et DJ), du champagne à flots et un feu d’artifice… Le spectateur distingue, parmi les invités, les nombreux personnages filmés dont les images sont projetées en gros plan sur écrans multiples. Deux vidéastes relayés parfois par des acteurs, se mêlent aux convives. Des caméras captent les petites scènes et les enjeux multiples qui les sous-tendent. Par petites touches, au fil des réjouissances, se dessine le portrait composite d’une classe sociale décadente qui a égaré sa boussole.
Serge, le gendre d’Anna, compte sur l’occasion pour présenter sa nouvelle épouse, la belle Sofia (Katia Ferreira). On aura vu arriver Sacha, sœur de Nicole et femme de Micha, lequel se fait attendre. Eternel retardataire, celui qu’Antoine Tchekhov qualifie d’ « intellectuel hâbleur , issu de la petite noblesse, est devenu instituteur à la campagne par dépit contre la société » voit resurgir en Sofia, son premier et indélébile amour. Ce qui ne l’empêche pas, l’alcool aidant, de courtiser la maîtresse de maison et de se montrer plus qu’entreprenant avec la jeune et brillante Maria (Lou Martin-Fernet)… En présence de la pauvre Sacha qu’il pense être une « dinde » qui ne voit ni ne comprend rien …
On parle amour, mœurs actuelles et bon vieux temps (c’était mieux avant! )mais aussi argent : parmi les convives se trouvent les créanciers d’Anna… Timothée (Pierre Timaitre), un nouveau riche au portefeuille bien garni, regarde de haut ce petit monde huppé. Ivan (Marc Prin), un brin sentimental, courtise Anna et lorgne sur sa maison mais la jeune femme n’en a cure, pas plus que des avances de Cyril (Adrien Guiraud), le fils d’Ivan qui a peur de voir son héritage lui échapper, si son père se remariait.
Il y a aussi l’inquiétant Ossip (Charles Morillon), l’ombre d’Anna, son chevalier servant et homme de main, cleptomane à ses heures. On danse le rock, le sirtaki, des slows, la bossa nova … On boit aussi beaucoup et au petit matin, les esprits s’échauffent et le temps tourne à l’orage. Sofia qui n’a jamais oublié sa passion pour Micha, le persuade de s’en aller avec elle et avertit son mari, Serge : furieux, il va essayer de se venger sur celui qui fut son meilleur ami. Sacha, témoin impuissant, passera-t-elle l’éponge sur les incartades de son mari ? Suivra une série d’imbroglios, comme dans les versions différentes de Platonov…
A l’origine, cette pièce s’intitulait Être sans père : à dix-sept ans, Anton Tchekhov s’interroge à travers ses personnages, sur l’héritage laissé par les aînés et sur ce qu’en font les enfants. Les pères défaillants, absents ne comprennent rien à la vie réelle et les rejetons sont cyniques et sans repères… «C’est une satire qui raconte la fin d’un monde, et pose la question de la transmission, dit Cyril Teste. Je vois Platonov comme un fête située sur l’autre rive, en écho à La Mouette où à l’acte I, on entend une musique qui vient de loin . Arkadina : « La soirée est divine. Ecoutez, c’est la fête ! » / Sorin : « Oui, enfin, sur l’autre rive surtout. »
Mise en scène, nerveuse et rapide. Cyril Teste organise, au prisme de ces inquiétudes générationnelles, l’écriture fiévreuse et chaotique du jeune Tchekhov où se mêlent amour, haine, action, violence et mort.
Vincent Berger est un Micha plutôt antipathique, tourmenté, velléitaire, beau parleur mais inconsistant. « Je suis malade », dit-il, pour excuser sa conduite incohérente. Les autres interprètes, tous remarquables sur scène comme à l’écran, restent à juste distance de leurs personnages et en traduisent l’ambiguïté. « Il n’y en a pas un pour sauver l’autre, dit Cyril Teste, tous monstrueux ». Seule Sacha reste un peu en retrait. La comédienne chinoise Haini Wang,n’appartient pas à ce monde en déshérence et contrairement à ce que pense d’elle, Micha son mari qui la croit prête à tout accepter, elle se pose en juge muet de ces gens. Les trente interprètes amateurs s’insèrent avec naturel dans cette fête. Ils sont soixante-dix à avoir suivi des ateliers préparatoires et se relayent d’un soir à l’autre.
De spectacle en spectacle, le collectif MxM, noyau modulable d’artistes et techniciens, est passé maître dans ces réalisations d’un haut niveau technique, avec interaction entre texte, vidéo, musique mixés en direct. On se souvient de Nobody qui inaugura cette manière de faire puis de Festen (voir le Théâtre du Blog) .
L’image est mise en perspective de l’action sans l’illustrer et Cyril Teste crée un espace-temps fictif contrastant avec le réalisme du plateau. Avec ce dispositif sophistiqué mais parfaitement huilé, il prend le risque de mettre le théâtre à distance, au profit du cinéma mais à la fin, nous retrouvons le 5e art dans sa nudité première, une scène presque burlesque mais d’une grande intensité dramatique où les personnages, comme frappés par la foudre, deviennent ces personnages tchekhoviens, revenus pour nous parler de notre désarroi face au chaos des sentiments, et aux bouleversements du monde. On peut se demander avec l’un d’eux : « Que restera-t-il de nous, à la fin ?»
Mireille Davidovici
Spectacle vu à sa création le 2 mai Bonlieu, Scène nationale Annecy, 1 rue Jean-Jaurès, Annecy (Haute Savoie) T. : 04 50 33 44 11
Du 30 mai au 1er juin, Printemps des Comédiens, Montpellier (Hérault).
Du 27 septembre au 13 octobre, Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national (Hauts de Seine).
Les 17 et18 octobre, Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire).
Du 8 au 16 novembre, Théâtre du Rond-Point (Paris VIII ème).
Le 26 novembre, Equinoxe-Scène nationale de Châteauroux (Indre) ; les 5 et 6 décembre, Maison de la Culture d’Amiens (Somme).
Du 11 au13 décembre, Les Quinconces-Scène nationale du Mans (Sarthe) ; les 18 et19 décembre, La Condition publique, Roubaix (Nord).
Du 15 au17 janvier, Théâtre des Louvrais-Scène nationale de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise) ; les 22 et 23 janvier, Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche (Drôme) et du 30 janvier au 8 février, Les Célestins, Théâtre de Lyon (Rhône).
Les 18 et 19 mars, Le Tandem, Scène nationale, Douai (Nord) ; du 26 au 28 mars, Théâtre de Sénart-Scène nationale (Seine-et-Marne) .
Le film sur Arte à l’automne prochain, sera aussi projeté au Théâtre de Nanterre-Amandiers pendant la reprise du spectacle.