La Loi du marcheur de Nicolas Bouchaud, d’après Itinéraire d’un ciné-fils de Serge Daney, entretiens réalisés par Régis Debray, un documentaire de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin, mise en scène d’Éric Didry
La Loi du marcheur de Nicolas Bouchaud, d’après Itinéraire d’un ciné-fils de Serge Daney, entretiens réalisés par Régis Debray, un documentaire de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin, mise en scène d’Éric Didry
Nicolas Bouchaud reprend La Loi du marcheur qu’il avait créé avec Eric Didry en 2010 et parle d’abord de Rio Bravo d’Howard Hawks dont nous verrons des extraits tout au long du spectacle sur un écran cassé en deux. Un film capital pour Serge Daney : «C’est le premier film sur lequel j’ai écrit dans ma vie. C’est mon premier article. C’est resté toute ma vie un film de chevet. Un film dont je peux parler des heures, parce que ce film m’a accompagné. Voilà un film qui m’a regardé, qui m’a vu, moi, comme j’étais, adolescent, et qui en savait long sur moi, bien plus long que je ne croyais savoir sur lui. » Un adjoint du shérif, alcoolique à la démarche hésitante (Dean Martin) entre dans un saloon et va plonger sa main dans un crachoir pour récupérer une pièce d’un dollar en argent que Burdette (Claude Akins), frère d’un riche éleveur, vient de jeter dans un crachoir…Mais le shérif (John Wayne) donne un coup de pied dans ce crachoir pour lui éviter la honte…. Un western légendaire, tourné sept ans ans après Le Train sifflera trois fois de Fred Zinnemann avec Grace Kelly et Gary Cooper (1952).
Parole est donnée à Serge Daney qui raconte son enfance pauvre mais heureuse, à la limite des XI ème et XII ème arrondissements de Paris et il a déjà une fascination pour le cinéma. Mais il est lucide et a la dent dure: « Je ne ferai jamais partie de ce monde qui veut me faire croire que Pierre Fresnais c’est l’idéal absolu… de masculinité et d’héroïsme, de grandeur morale auquel un enfant de 10 ans puisse s’identifier ? car c’est ça qui s’ passait dans les années 50, c’était que Jean Gabin, Pierre Fresnay, Fernandel (rire) c’était eux qui nous étaient proposés comme des monstres d’humanité de complexité de francité de… – de grands acteurs tout ce qu’on veut-y étaient quand même très réactionnaires, y étaient très violemment anti-jeunes, et la société française des années 50 quand on voit les films (…) On préférait ressembler à Cary Grant qu’à Raimu, même si on pense que Raimu c’est un monument, ou Michel Simon qui est un acteur absolument époustouflant, on nous a présenté à nous enfants… pas encore cinéphiles – enfants des cinémas – des monstres pour s’identifier quand on étaient p’tits, là j’ parle pas des auteurs j’ parle pas de… j’ parle des acteurs, c’est bien plus plus intéressant ; avoir dix ans et dire : Ah ! Michel Simon c’est un grand acteur, ça va pas la tête, avoir dix ans, c’est dire : qu’est-ce que j’aimerais ressembler à James Stewart. »
Pour Nicolas Bouchaud, seul en scène avec les personnages du film, ce spectacle se rapproche d’une performance : «J’aimais bien dire: je suis un passeur, un mot que Serge Daney employait aussi pour se définir : je suis sur scène et je passe un texte, je passe des gestes à une salle. À ce moment-là, mon travail est très proche de ce mouvement critique : il s’agit d’accuser réception d’une œuvre, comme moi je peux accuser réception d’une pièce de Shakespeare, par exemple. Comment vais-je la passer à nouveau aux gens en 2010, en 2015, en 2024 ? »
Et, par moments, c’est comme s’il réussissait à pénétrer dans les images du film avec le shérif dans la chambre de la belle Feathers (Angie Dickinson, quatre-vingt douze printemps!). Puis la bande-son défilant, il roule au sol pour éviter les coups de feu. Puis au micro, et sur la musique d’un petit enregistreur, il reprend une chanson interprétée par Dean Martin. Il ne cherche pas à imiter le célèbre critique de cinéma mais s’empare avec gourmandise de sa réflexion sur le cinéma qu’il connait bien, grâce au documentaire de Régis Debray. Soit un parcours de vie-on l’écouterait des heures, entre autres sa virée avec un copain à Hollywood quand ils avaient vingt ans chez le correspondant des Cahiers du cinéma à Hollywood. Et ces jeunes « journalistes farfelus », comme il dit, ne doutent de rien et vont réussir à rencontrer …Howard Hawks, et Buster Keaton qui allait mourir deux ans après.
Hélas mort du sida en 92, S erge Daney parle brillamment de la différence entre le cinéma et la télévision comme instrument de pouvoir quand arrive celle de Berlusconi en Italie, et en France, Nicolas Bouchaud cite l’analyse qu’il fait de cette « perte de l’expérience et de l’intrusion d’un langage stéréotypé comme celui Gérard d’Aboville qui avait traversé le Pacifique à la rame. Il dit à une émission : «J’ai fait ç, parce que c’était mon rêve. »
Nicolas Bouchaud parle aussi du choc que Serge Daney a eu, quand il a vu à l’école Nuit et brouillard d’Alain Resnais. Et de la capacité du cinéma à témoigner d’événements historiques fondamentaux et il évoque aussi la place de l’art dans une société. « C’est pour cela, dit le comédien, que c’est bien de reprendre La Loi du marcheur parce que je pense qu’il y a des choses qu’on a tendance à oublier, et que l’art, les pratiques artistiques ont une responsabilité par rapport à ce qu’elles montrent, et par rapport à la manière dont elles le montrent. »
Plus de vingt ans après la mort de cet exemplaire penseur du cinéma, Nicolas Bouchaud fait revivre humblement avec intelligence, passion et simplicité, la parole et la pensée de celui qui fut, dit-il, un passeur. En filigrane, on sent bien qu’il veut aussi faire participer le public à une obsession celle de Serge Daney avec le cinéma: « Quelle peut être la forme précise à donner à un travail artistique? Et là, il est encore plus direct et vrai: un régal à savourer. (…) «Etre acteur, dit-il, c’est travailler avec ce qu’on est : son chaos et ses défauts. »
El y a, entre autres beaux moments, celui où Nicolas Bouchaud dialogue avec les spectateurs. Sur l’écran s’affichent successivement les rubriques: A: Films formidables qu’on a vus plusieurs fois. B: films vus dans l’enfance qu’on n’arrive pas à oublier. C: Films idiots à raconter et bouleversants à voir. D: Films que tout le monde a aimés, sauf moi. E. films incontournables que je n’ai pas vus. »
Là aussi, on est plus proche d’une performance, que d’un spectacle «théâtral» et c’est formidable de vérité et d’intelligence. Sans doute, cette Loi du Marcheur a-t-elle tendance sur la fin, à faire du sur-place, et aurait mérité quelques coupes… Mais quel plaisir! Et comme le dit Nicolas Bouchaud/Serge Daney: « Des histoires, on peut en raconter des centaines, et tant qu’on raconte des histoires on est vivant tant y a quelqu’un pour les écouter, ça oui, c’est une question d’hygiène -raconter- se mettre à la place de l’autre, mais les mythes, c’est une autre paire de manches, enfin moi; je me sens très démuni par rapport à ça. »
Il y aura seulement ensuite la silhouette projetée de Nicolas Bouchaud qui s’en va.
En ces temps moroses, des histoires comme celles-ci, cela fait du bien et aller à une telle rencontre du théâtre et du cinéma pensé par Serge Daney, grâce à Nicolas Bouchaud et Eric Didry. Si vous habitez Paris, une occasion à ne pas rater. Enfin, il vous reste quinze jours…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 29 mai, Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, Paris (XI ème). T. : 01 43 67 42 14.
Le samedi 18 mai après le spectacle, sera projeté à 20 h 30,le film: Serge Daney-Itinéraire d’un ciné-fils de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin, suivie d’une rencontre. Entrée libre sur réservation: T. 01 43 57 42 14 ou accueil@theatre-bastille.com