Terrasses de Laurent Gaudé, mise en scène de Denis Marleau

Terrasses de Laurent Gaudé, mise en scène de Denis Marleau

Avons-nous oublié ? Avons-nous gardé intactes les traces de ce soir-là? Connaissions-nous quelqu’un parmi les victimes, les proches, ou les témoins des attentats du 13 novembre 2015 à Paris ? Très vite, nous nous sommes retrouvés, et plus que jamais, aux terrasses des cafés, nous avons écouté des concerts au Bataclan remis à neuf, nous avons lu des livres sur les attentats, nous avons appris récemment qu’un jugement reconnaissait le statut de victime à un jeune homme rescapé de la tuerie mais qui s’est suicidé après ce choc traumatique. Nous avons suivi, plus ou moins, la traque des complices des terroristes. Nous avons subi et peut-être applaudi, les lois liberticides défendant notre sécurité.

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Et puis le souvenir a changé de nature et n’est plus à vif. Laurent Gaudé a voulu le rechercher tel qu’il peut être aujourd’hui dans les témoignages et articles de presse, pour retrouver et inventer la parole des morts et des vivants, celle des victimes directes ou indirectes: les jeunes mortes et morts, les blessés pour toujours, les parents, les policiers aux diverses fonctions et grades qui ont découvert les sidérantes scènes de guerre et le commando d’hommes armés qui, au risque de leur vie, ont mis fin à la prise d’otages du Bataclan, les médecins, les infirmières…
Tous «terrassés» : on n’avait jamais vu cela, on ne l’avait jamais vu à l‘hôpital, on ne l’avait pas enseigné à l’Ecole de police.

L’auteur avance avec précaution, chapitre par chapitre, imaginant des hommes et femmes qui auraient été présents successivement sur plusieurs lieux attaqués, discret fil conducteur perdu dans la toile de la fiction, en vérité peu nécessaire. Il s’attache avant tout à ces jeunes morts, aux sentiments qu’il imagine pour eux, à leurs âmes.
Aux terrasses des cafés et au concert, ces trentenaires jeunes et beaux, amoureux, déjà quelquefois jeunes parents, enfants gâtés d’une ville paisible, étaient venus pour la joie, le plaisir, l’amour et les amitiés, pour danser…

Après tout, et d’abord, l’amour est ce qu’il y a de plus important dans la vie. Ils n’avaient rien demandé à un destin: l’auteur en fait un personnage fantôme résumé dans la formule: «Toi, oui, toi, non». Il écrit pour eux un thrène, le cantique des morts prématurées, en un chœur alterné de solos et scènes. À la lecture de certains passages, on a encore l’impression d’être dans le témoignage. À la scène, non : morts et vivants parlent la même langue, se parlent, s’adressent à nous.

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Sur un plancher qui s’entrouvre à peine-la métaphore  du sol qui se dérobe sous nos pieds-devant les immenses et très belles vidéos de Stéphanie Jasmin, projetées au lointain: immeubles de Paris défilant en grisaille, tables et chaises renversées sous un angle bizarre, rues vides et sans pittoresque, nuages, images toujours fugaces, délicates malgré leur format… L’oratorio des jeunes morts se met en place et commence avec une jeune fille debout, exactement au centre du plateau, venue dire ce qui aurait pu être le récit d’une rescapée : j’étais là, je suis ici pour l’amour, toute la journée, j’ai attendu ce moment, avec patience et impatience.

Enfin, nous y voilà, c’est la soirée. Et nous sommes interrompus, car c’est cela, la mort, une vie qui n’a pas eu le temps de finir.  Pas facile pour la jeune comédienne qui s’en tire en tendant le fil aux autres. Les récits se relaient, formant parfois l’ébauche d’une scène. Une infirmière épuisée, rappelée en urgence absolue au moment où elle allait enfin rentrer chez elle, celui du médecin urgentiste associé à la brigade d’intervention, tous ceux qui secourent, soignent, remettent en ordre. «Le standard n’arrête pas de sonner, aucun d’entre nous n’a jamais vu ça. »
Et, parce que c’est du théâtre, ces personnages de synthèse trouvent leur vérité. Y compris dans une « scène à faire»: celle d’un jeune rescapé venu aider et tenant jusqu’au bout la main d’une jeune morte, en répétant son nom. La scène ne bascule pas dans le pathétique: nous savons tous qu’elle a eu lieu et peut-être plusieurs fois, et que le jeune acteur met dans son récit autant de pudeur, que de clarté.

 

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Enfin, celle qui nous a touché le plus, est peut-être celle de «l’homme spécialisé dans les sinistres» (Emmanuel Schwartz, que l’on retrouvera dans Le Tigre bleu de l’Euphrate). Nettoyer, effacer, rendre à la vie, non pour qu’on oublie les victimes du sinistre-le mot dit ce qu’il a à dire-mais le sinistre lui-même. Il explique ce métier avec autant de précision, que de réserve, ce qui n’interdit pas l’émotion, au contraire.
Comme les policiers, comme les soignants, on ne sortira  de la panique et de l’horreur, que grâce à un protocole méticuleux, précis, exact. Intention qui est aussi celle du spectacle et nous ne demanderons pas à Laurent Gaudé, autre chose que ce qu’il veut donner: un lamento écrit en une belle langue classique sur une jeunesse gâchée à l’acmé de sa vie. Les dix-sept actrices et acteurs, dirigés par Denis Marleau, tiennent le déroulé des événements avec la même sobriété et la même intensité. Et nous, public ? Nous retrouvons des souvenirs, les premiers récits, impossibles à croire: cela se passe à Saint-Denis, ou à Paris vers le canal Saint-Martin, ou au Bataclan? La stupeur! Et puis les faits tombent: c’est partout à la fois. Le spectacle mémorial joue son rôle, le souvenir refait surface et se met en ordre. À voir.


Christine Friedel

Jusqu’au 9 juin , Théâtre National de la Colline, 15 rue Malte-Brun Paris (XX ème). T. : 01 44 62 52 52.

Le texte de Terrasses est publié chez Actes Sud.

 

 


Archive pour 22 mai, 2024

Festival Après Le Dégel Femmes olympiques

Festival Après le Dégel Femmes olympiques

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Du 16 mai au 16 juin, Equinoxe-Scène Nationale de Châteauroux, fait la part belle aux Jeux Olympiques! Cet événement sportif mondial devient ici une fête artistique, une rencontre surprenante et originale de l’athlétisme avec les arts. Autre point fort du programme: honneur aux femmes, athlètes et artistes!
Ce temps exceptionnel est labellisé : Olympiades culturelles. Le mouvement, ligne esthétique du festival, est aussi le thème-phare de ce lieu pluridisciplinaire (danse et cirque notamment).

 

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Pour son directeur Jérôme Montchal, cette troisième édition nécessitait d’être augmentée (un mois désormais) et il est très heureux qu’elle soit parrainée par un journaliste sportif renommé, Nelson Monfort, passionné d’art et musique classique. Au Théâtre et dans l’espace public, il y aura quarante spectacles dont vingt-neuf gratuits. Pour beaucoup, des découvertes et nombre de coproductions Équinoxe. En invitée, la Flamme olympique passera le 27 mai ! Et les 24, 25 et 26 mai, un programme haut en couleurs pour les habitués ou non, des salles de spectacle et de sport.  Il y en aura pour tous les goûts et pour toutes générations. Théâtre, danse, performances, musique, spectacles de rue, cinéma… Burlesque, grâce, poétique, pensée… se joignent aux disciplines sportives. Transfigurées, elles créeront l’étonnement. En témoigne la chorégraphe Chloé Moglia avec Bleu tenace, un « solo aérien, musclé et féminin» interprété ici par Fanny Austry et accompagné par la partition électro de Marielle Chatain: «Seules les mains de l’artiste, aidées de son corps, garantissent une sereine sécurité.» La chorégraphe réussit à établir une intimité, en même temps très physique avec le public, grâce à tout un jeu de regards…  Un moment hors du temps, entre terre et ciel, éblouissement et tension garantis. Dans l’attente de ce qu’elle va pouvoir faire et nous dire, une émotion profonde prend corps…

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Parmi toutes les pratiques, le tir avec, notamment Frédéric Ferrer. Agrégé de géographie, cet artiste dont De la morue a été jouée l’an passé à Équinoxe, revient avec Olympicorama, avec, en invitée, Delphine Réau, championne olympique de tir qui fera une démonstration.  Médaillée d’argent aux Jeux olympiques de Sydney, et de bronze à Londres, elle est membre de la Commission des Athlètes de Haut Niveau. En deux volets: Olympicorama Tennis de table et Olympicorama, Le pistolet tir rapide, Frédéric Ferrer nous offre un théâtre sportif et jubilatoire sous forme de vraies-fausses conférences décalées. Il y est question de tireurs avec revolvers, fusils et carabines! Concentration et réflexes: ici, savoir et absurde se bousculent allègrement.

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« Ce spectacle, dit Frédéric Ferrer, à propos de Tennis de table, est construit  sur  des choix subjectifs et révèle certains points parfois cocasses ou absurdes mais qui en disent long. Je montre, par exemple, la dimension géopolitique de ce sport récent que l’on a appelé la «diplomatie du ping-pong »  et qui a permis de sortir de la Guerre froide, après une rencontre entre Richard Nixon et Mao Zedong. Elle  a aidé à créer ainsi un rapprochement entre les États-Unis et la Chine. Cela a été un déclenché une « détente » et des parties de ping-pong ont ensuite été organisées à l’O.N.U.! Le second soir sera consacré au tir et je mettrai en perspective  cette discipline des tirs sportifs depuis l’aube de l’humanité. Suite à cette conférence en deux parties d’une heure quinze, j’inviterai sur scène des adeptes de ce sport pour finir sur une note participative et performative. »
Art de la précision, le tir, et les commentaires des journalistes sportifs sont ici analysés de près. Au sein de cette traversée olympique,toutes les femmes-peu d’entre elles ont l’occasion de travailler sur de grosses productions- travaillent dans ce vaste festival, avec finesse  et invention.  Mélodie Joinville, chorégraphe associée  à la Scène Nationale de Châteauroux, présente #Be, une œuvre tendance rock. Avec deux danseurs et un musicien, elle met en scène «un chassé-croisé mélodieux et rythmé, variant sur toutes les possibilités de relation du corps à travers la musique.» Performance, danse et musique s’unissent ainsi pour répondre à l’interrogation de Mélodie Joinville: quelle façon a-t-on d’être au monde?

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Les chorégraphes Clémentine Maubon et Bastien Lefèvre s’en donnent à cœur joie pour interroger la charge (revers de la médaille) de la quête de récompenses tant désirées! Avec Le Poids des médailles, ces insignes emblématiques font aussi leur numéro! Une athlète tirant un grand nombre de ces lourdes médailles, avance au ralenti en réinterprétant les gestes du tir à l’arc, ou de la course à pied. Un acte fort et drôle !
Les titres des pièces laissent pressentir la richesse artistique de ce festival, avec, en priorité, la beauté et la performance sous toutes les incarnations imaginables. Les spectacles uniques en leur genre, dessinent au fil du programme, un paysage singulier en l’honneur de cette rencontre tumultueuse et/ou joyeuse des univers sport et culture. L’esprit et l’invention, qualités indéniables de cet événement, nous ont fascinée et la richesse des œuvres a attisé notre curiosité et notre envie de découverte.

Jérôme Montchal rappelle que « la Scène Nationale de Châteauroux a un des plus grands plateaux avec 36 m de mur à mur!  Et que cet immense temple de la Culture peut faire peur, et fait peur. Il y a des gens qui nosent pas entrer: ils pensent quon doit venir bien habillé… Jaurais bien aimé répéter le meilleur slogan du monde, celui de Mac Do: «Venez comme vous êtes! «  Et leur dire : « Entrez, cette Scène Nationale est surtout faite pour vous.»

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Cette année, grâce aux Olympiades culturelles, la peur de franchir le seuil du théâtre volera en éclats!  Comment ne pas évoquer Portrait dansé de Paul Molina (voir Théâtre du Blog). Ce non-professionnel, habité par sa passion: le free-styler football, s’entraînait en liberté devant le Théâtre mais n’avait jamais eu l’idée d’en franchir la porte. Son destin a basculé quand Jérôme Montchal l’a repéré et aujourd’hui, il a quitté le marketing à Madrid, pour vivre de son art….  Ce joli Portrait dansé entre danse et sport sur une musique au violoncelle par le duo Brady, met en lumière la sensibilité de cette discipline. Grâce à son jeu avec le ballon, Paul Molina captive le public.

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Autre beau moment -ils sont nombreux- Le Tir sacré de Marine Colard qui a écrit une chorégraphie sur le commentaire sportif. « En fait, dit-elle, j’ai eu envie de trouver une parole portant une passion, et la transmettre. Mais avec des mots qui ne soient pas ceux du théâtre classique. J’ai toujours été assez surprise par la musicalité des interventions des journalistes sportifs. Ils donnent de la voix, font appel à un imaginaire, à des mots. J’ai trouvé beaucoup de points communs entre leur métier et le nôtre. J’ai vu des gens pleurer, ou morts de rire, faire des gestes que nous-même, sur un plateau, nous ne trouvions pas. Pour ce partage et cette émotion, j’ai souhaité rendre hommage à ces commentateurs et à leur métier,  en décalant les choses bien sûr, parce que danser sur du commentaire! (…) Le travail chorégraphique s’inspire de la gestuelle au ping-pong, au tennis, au foot… Et nous sommes deux femmes sur scène. La ligne dramaturgique est le son, la musique et ce commentaire sportif qu’on essaye de décontextualiser. »

Ce festival bigarré offre une belle programmation et le public a l’embarras du choix. Avec, entre autres, Soi(e) de Marius Fouillard avec Anna et Marius. Cela raconte leur histoire et un équilibre à trouver: contrebalancer, pour ne pas chuter. Avec des mouvements dansés et acrobatiques, cette pièce est une ode à la confiance, à la force et à la vulnérabilité: ce qui caractérise les relations humaines.

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En danse-théâtre, Des Femmes respectables, une œuvre portée par quatre femmes de vingt-huit à quarante-quatre ans, de caractère très différent avec quatre destins, a été écrite par un homme, le chorégraphe et doctorant en sociologie Alexandre Blondel. La musique, très présente dans le festival, vient d’ici et d’ailleurs avec différents styles. Un groupe électro-sahélien dansant marseillais nous a enchanté. Les croisements sont variés et étonnants avec Kabar (cabaret, en créole) un concert de Maloya, Sami Pageaux-Waro,multi-instrumentiste et koraiste renommé, et Nicolas Givran, cette fois accompagnés par le magnifique Serge Parbatia, nous font voyager à la Réunion, avec les standards de son patrimoine musical…

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Nous avons vu aussi un spectacle plein de fougue : Fêu de Fouad Boussouf qui prolonge Näss. «Respirer, souffler, expulser, crier, haleter… Ne jamais poser les deux pieds au sol en même temps, sauter pour sentir la chute, et rejaillir encore.  » Presqu’un sport pour cet artiste. Il continue ici,  avec onze danseuses, son exploration de l’énergie collective et de la communion sur un plateau. Les enfants n’ont pas été oubliés, avec notamment Créatures et ses marionnettes, et d’autres surprises !
Pour clôturer en beauté cette folle et joyeuse rencontre en l’honneur de la magie du corps et des arts vivants, un  concert-bal sportif pour tous !  

Elisabeth Naud 

Équinoxe-Scène Nationale de Châteauroux: Festival Après le Dégel Femmes olympiques du 16 mai au 16 juin. T.  : 02 54 08 34 34.

 

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