Monique s’évade d’Edouard Louis, rencontre avec l’auteur, entretien mené par Mary Kairidi

 

Monique s’évade d’Edouard Louis, rencontre avec l’auteur, entretien mené par Mary Kairidi

 Il se passe toujours quelque chose à la Maison de la Poésie. Scène ouverte à la littérature, elle donne la parole aux écrivains avec des performances, rencontres, lectures… souvent devant une salle comble. Et l’on peut retrouver nombre des présentations enregistrées sur son site. Edouard Louis nous parle ce soir de son dernier roman, en réponse aux questions pertinentes de la journaliste et chercheuse grecque Mary Kairidi.

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Depuis le retentissant En finir avec Eddy Bellegueule (ses vrais prénom et nom de naissance), en 2014, l’écrivain n’a cessé de pourfendre le patriarcat, l’homophobie, la violence sociale. A vingt-et-un ans, il se donnait comme « transfuge de classe », en rupture avec un milieu dont il estime avoir été rejeté, pour adopter une nouvelle identité, plus conforme à son désir propre. Il signe cette année son sixième livre, et son second ouvrage sur sa mère. A l’instar de son ami Didier Eribon dans Retour à Reims, adapté au théâtre comme au cinéma (voir Théâtre du blog), il donne visibilité à une femme qui n’en a jamais eue.

Monique l’appelle un soir, alors qu’il vient de renvoyer à son éditeur les épreuves de Combats et métamorphoses d’une femme (2021), manuscrit qui retrace une première fuite de sa mère. Edouard Louis, alors en résidence d’écriture à Athènes, l’exhorte à partir au plus vite. A distance, il l’aide à organiser sa fuite, met son appartement parisien à sa disposition et ses amis à contribution, lui commande taxis et repas… Et il l’accompagnera vers la lumière d’une vie nouvelle. L’auteur nous donne ici lecture des premières pages fiévreuses de Monique s’évade: « Elle me disait au téléphone que l’homme avec qui elle vivait, était ivre et qu’il l’insultait. Cela faisait plusieurs années que la même scène se reproduisait : il buvait et une fois sous l’influence de l’alcool, l’attaquait avec des mots d’une violence extrême. Elle qui avait quitté mon père quelques années plus tôt pour échapper à l’enfermement domestique, se retrouvait à nouveau piégée.» Un récit haletant dans un style qu’Edouard Louis a voulu  « à bout de souffle »… Comme dans Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, c’est « une fuite magnifique (…) En dix jours elle va réinventer sa vie ». Un manifeste libérateur.  « Etre un écrivain combattant, ce n’est pas facile mais stratégique. J’écris pour gagner, je me bats parce que je veux que les gens arrêtent de souffrir. Ne pas se contenter d’écrire pour les dominés qui ne me liront pas (…) C’est pour ça que je vais dans la presse, les manifestations, que je fais du théâtre » Il a entendu chez sa mère « une envie de représentation ». Elle lui a intimé : « Il faut que tu le racontes, personne ne parle de nous»

Avec Stanislas Nordey, Milo Rau, Mohamed el Khatib ou Falk Richter qui a monté en Allemagne Combats et métamorphoses d’une femme, l’écrivain a découvert dans le théâtre, un terrain d’action. «On a besoin de nouvelles images pour parler des classes populaires ; j’écris contre la littérature qui invisibilise la vie. Les règles de la littérature empêchent de parler des opprimés : ma mère a une vie explicite»  Par conséquent il faut , pour la raconter « une littérature qui dit des gros mots, qui parle d’argent. » Ecrire c’est « une guerre contre l’armée des jamais (…) ma mère n’est jamais allée à l‘étranger, au théâtre, à l’hôtel, en avion, en taxi, n’a jamais mangé un fallafel de sa vie. (….) La violence de classe se loge dans toutes ces choses minuscules. C’est cette dépossession que la gauche n’a pas entendue ».

 Edouard Louis double sa sensibilité d’écrivain, ayant fui lui-même la violence dont il parle, d’une solide analyse du sociologue et philosophe structuraliste qu’il est devenu, par l’étude de Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Claude Levi-Strauss… « Etre un transfuge de classe,dit-il,c’est être un témoin. » Il se prévaut aussi de Sophocle, Didier Eribon, William Faulkner, Tony Morrisson, Marguerite Duras. Et ce dernier titre fait écho à Eve s’évade d’Hélène Cixous (éditions Galilée 2009), un livre sur sa mère où elle dit: «Je préfère être spécialiste de l’évasion, que de la prison. » L’écrivain insiste sur la nature scénique de la violence et la nécessité de comprendre comment elle circule, pour en interrompre le cycle.« « C’est une scène fermée et la répression est un cadeau à la violence ; la comprendre, une agression contre elle. La violence est une prison : qu’est-ce qui fait qu’on ne part pas ? S’évader, mais pour aller où ?  Comment vivre, et où, sans argent, sans diplômes, sans permis de conduire, parce qu’on a passé sa vie à élever des enfants et à subir la brutalité masculine? », se demande Edouard Louis dans Monique s’évade.

Dans la fuite, remarque-t-il, il y a une identité qui se transforme, chez sa mère comme pour lui, une fois quitté son petit village de Picardie… Monique s’évade est le récit d’une renaissance qu’il nous a fait partager avec son charme solaire nimbé d’inquiétude dans cette enceinte qui rend vivantes les écritures. On imagine très bien ce livre porté à la scène.

Mireille Davidovici

Maison de la Poésie, passage Molière, 157 rue Saint-Martin, Paris (III ème) T.: 01 44 54 53 00.

Édouard Louis, Monique s’évade, éditions du Seuil (2024).

 A ne pas manquer Goliarda Sapienza : les miroirs du temps, une création musicale par Maissiat, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivaine italienne, le 27 mai.


Archive pour 23 mai, 2024

Festival à vif 2024 à Vire

Festival à vif 2024 à Vire

 

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“Chants de bataille” est le thème proposé cette année par Lucie Berelowitsch, directrice du Centre dramatique national de Vire-Normandie, pour cette fête théâtrale de dix jours pour adolescents mais ouverte à tous. Ce festival rassemble lycéens et collégiens de Caen, Alençon, Rouen, Evreux, Le Havre et Vire. Ils assurent l’ouverture de cette manifestation sur le parvis du Préau, un bâtiment impressionnant pour cette petite ville du Calvados, doté d’une salle de cinq cent quatre-vingt places.
Garçons et filles ont préparé des textes collectifs où ils disent leur combat pour de futurs possibles: protéger la terre, s’opposer à la guerre, au racisme, accepter les différences… Après un bouillant défilé costumé et en musique, leurs lectures ont impulsé une joyeuse dynamique à cette entrée en matière festive. Des ateliers, rencontres, concerts… essaiment au Préau et hors les murs, dans les salles de fête des villages voisins ou les lycées. Et cinq spectacles avec une création très attendue:

Le Cœur de la terre, texte et mise en scène de Simon Falguières

L’auteur du Nid de cendres (voir Théâtre du blog) nous entraîne dans une nouvelle aventure où il a embarqué trente-sept jeunes: treize issus du territoire virois, sous l’égide du Préau, et vingt-quatre élèves du lycée professionnel La Tournelle à la Garenne-Colombes (Hauts-de-Seine), en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers. Et trois comédiens professionnels.
Un défilé impressionnant s’insinue lentement sur la scène dans un rai de lumière, au son de notes discrètes. Image-choc, suivie de nombreuses autres. Simon Falguières a travaillé pendant un an avec chaque groupe, séparément et ils se sont rencontrés deux jours avant cette première représentation, pour composer un diptyque dont les volets s’emboîtent à la fin. De part et d’autre, la trame narrative emprunte à l’épopée, sous forme de deux voyages vers une terre imaginaire, deux quêtes de soi au bout desquels Virois et Franciliens se rejoindront en un grand corps commun.

© Margaux Cabrol

© Margaux Cabrol

En préambule, la représentation prend la forme d’un rassemblement choral débordant de questions: «Comment savoir si on aime vraiment une chose ? Si on ne fait pas les choses pour les autres, plutôt que pour soi? ( …) Que voulez-vous dire, quand vous dites : il faut s’en sortir ? Il faut se sortir de quoi ? »
Les réponses se trouvent dans la fiction tissée par l’écrivain pour les voix et les corps de ces jeunes gens. Peu importe leur diction, pas toujours claire, posée sur le texte poétique où ils trouvent leur propre ponctuation.
L’écriture obéit à un double mouvement lancé par la brève leçon d’un professeur, versé dans la mythologie: bon pédagogue, il aborde les figures littéraires de catabase et anabase qui n’ont plus de secret pour Simon Falguières : «J’ai depuis de nombreuses années le désir d’écrire sur ce double mouvement poétique de la catabase : descente dans le monde de l’au-delà, et de l’anabase : ascension vers les sommets lumineux. J’ai toujours été attiré par ces épisodes qui ponctuent les grands récits poétiques de l’histoire humaine (Homère, Virgile, Dante). » 

Il décline ces notions en deux petits contes : «Dans la catabase, les jeunes gens d’un milieu rural s’enfuient par un souterrain forestier dans le ventre de la terre. Dans l’anabase une bande de jeunes citadins s’enfuit vers la montagne. Premier mouvement : dans un village, des jeunes s’ennuient, sans réponses à leurs questions existentielles. Ella part à la conquête de sa propre vérité, guidée par un corbeau qui lui donne la clef du ventre de la terre et par un vieil homme qui la catapulte vingt ans plus tard à la rencontre de son moi adulte et de sa vieille mère dans un asile de vieux. Episode qui donne lieu a un drôle et émouvant numéro de commedia dell’arte où ces jeunes excellent…

Dans la seconde partie, place aux jeunes banlieusards : la fiction les entraîne à l’assaut d’une montagne surgie à la suite d’un cataclysme. Une ascension en vue de retrouver Ella, disparue sous les décombres, mais qui les mènera vers leurs propres racines et leur culture ancestrale oubliée… La fiction d’Ella est devenue la leur. La troupe évolue avec aisance dans une scénographie dépouillée où quelques accessoires, amenés et enlevés à vue, suffisent à planter l’action. Les lumières franches de Léandre Gans et la musique électronique d’Hippolyte Leblanc accompagnent les interprètes qui entrent, ensemble et individuellement, dans la fabrication de ce théâtre artisanal où l’on joue à : «on dirait que ». Un grand drap bleu agité représente une rivière; un vieux cadre et un manche à balai deviennent les accessoires d’un tournage de film, avec travelling au ralenti et gros plan sur une séquence  et dans les entrailles de la terre, une «servante» de scène éclaire un corbeau et un vieux magicien…

 Cette double traversée épique pose les enjeux du passage à l’âge adulte, figuré par une descente aux enfers, suivie d’une série de métamorphoses conduisant vers la lumière et la connaissance de soi. Les récits croisés s’appuient sur les interrogations des jeunes comédiens: face au monde troublé où ils vivent, comment trouver sa place? Simon Falguières les a entendus et les met sur la bonne piste : «C’est, dit-il, pour ces aventures-là, qu’on fait du théâtre. »  Gageons qu’il ne s’arrêtera pas là et la compagnie K envisage une deuxième forme du Cœur de la terre, plus légère, pour aller en tournée…

 Mireille Davidovici

 Du 21 au 28 mai, Festival À Vif au Préau-Centre Dramatique National de Normandie-Vire, 1 place Castel, Vire (Calvados) T. : 02 31 66 16 00.  

 Le 25 mai, Moulin de l’Hydre Saint-Pierre, Entremont (Orne) .

Le 8 juin, Théâtre Nanterre-Amandiers, Nanterre ( Hauts-de-Seine).

 

 

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