Théâtre en Mai à Dijon L’Abécédaire acrobatique (et ses variations), d’après le documentaire de Claire Parnet, conception et mise en scène d’Aline Reviriaud
Théâtre en Mai à Dijon
L’Abécédaire acrobatique (et ses variations), d’après le documentaire de Claire Parnet, conception et mise en scène d’Aline Reviriaud
Un espace de jeu de six mètres par six, quelques chaises et objets, quatre projecteurs sur pied à chaque angle. C’est tout mais avec deux acrobates et un comédien, Aline Reviriaud a voulu « faire théâtre » selon l’expression d’Antoine Vitez, de la pensée de Gilles Deleuze. A partir de ce monumental Abécédaire, huit heures d’entretien filmées où il a décliné l’alphabet pour aborder vingt-cinq thèmes avec, entre autres: A comme Animal, D comme Désir, R comme Résistance… «C’est aussi cela, dit la metteuse en scène, qui m’a amenée à choisir l’incarnation plurielle de corps bougés par l’acrobatie, face aux mots de l’entretien. Comme si une acrobatie pouvait faire silence sur une parole salie par la prise de pouvoir du sujet et ainsi ne laisser s’exprimer que l’os de la pensée de Deleuze dans chaque mot. Rendre accessible la pensée par l’expérience immédiate et physique du corps. Il se souciait de réinventer un style à la philosophie pour plus d’accessibilité. Je vois la possibilité de partager la philosophie par un autre médium. »
Et comment passe-t-on de la philo à l’état pur, à un spectacle dans une salle devant quelque deux cent spectateurs ? Cet Abécédaire est à la fois aussi bien réalisé que joyeux et poétique : le danseur de hip-hop Mathieu Desseigne, l’acrobate et jongleur Leonardo Ferreira et le comédien Anthony Devaux font des numéros d’équilibre, des portés et quelques manipulation d’objets,tout en disant le texte,avec une excellente diction, ce qui esr-t devenu rare.
Ici, il y a une grande proximité avec le public assis sur des bancs au même niveau et le spectacle qui est là devant nous, tient d’une performance en arts plastiques donc d’un micro-événement, où les corps sont physiquement très présents ; la pensée, l’acrobatie et la parole sont très liés, grâce au jeu de ce trio d’acteurs- circassiens Et cette forme d’abécédaire est une forme souple loin d’un dialogue théâtral figé: impossible d’échapper aux mouvements de ces corps et à la « libération d’une puissance de vie ». Comment résister à un texte truffé de pépites comme : « R– Résistance Créer, c’est résister. (…) La philosophie, elle, empêche la bêtise d’être aussi grande qu’elle serait s’il n’y avait pas de philosophie. C’est sa splendeur. »
Comme l’a bien analysé Jean-Frédéric Chevallier, le philosophe a plusieurs fois réfléchi à ce qui pouvait se passer entre des acteurs, un public et un texte à porter. Comme entre autres, dans Un Manifeste de moins qui accompagne un texte de Carmelo Bene et dans une post-face à des pièces brèves de Samuel Beckett. Et il y a une parenté évidente entre cet Abécédaire porté à la scène par Aline Reviriaud et les notions chères à Gilles Deleuze : mouvement, différence, répétition, minoration, variation… Dans L’Anti-Oedipe co-écrit avec Félix Guattari, il ne mâchait déjà pas ses mots : « Merde à tout votre théâtre mortifère, [(..) ça sent mauvais chez vous. Ça sent la grande mort et le petit moi. » Mais ici, bien entendu ce n’est pas le cas…
Presque vingt ans après sa mort, Gilles Deleuze nous invite donc aussi aujourd’hui à penser le théâtre. «La terminologie qu’il propose, dit Jean-Frédéric Chevallier nous donne non seulement de mieux mesurer l’écart entre « représenter » et « présenter » – de se départir des rigidités qu’entretient le premier verbe –, mais surtout de saisir et de jouir des enjeux qu’ouvre le second verbe. Comment penser le théâtre sans le « re » du représenter ? Comment voir dans le théâtre un art du présenter ? » Ce qui fait la force de ce spectacle simple mais hautement réjouissant: Aline Reviriaud nous invite à penser «par-delà la représentation», comme disait déjà le philosophe dans Francis Bacon, Logique de la sensation. Et nous quittons la Minoterie, vraiment heureux d’être un peu moins sot et en même temps d’avoir participé à ce moment jubilatoire où se conjuguent la force des mots et celles ces corps. Que demande le peuple? Si cet Abécédaire acrobatique passe près de chez vous, n’hésitez pas.
Philippe du Vignal
*Il faut relire les incontournables Cinéma 1 : L’Image-mouvement (1983) et Cinéma 2 : L’Image-temps (1985) cet essai de classification des images et des signes éclaire aussi par bien des côtés le théâtre contemporain, surtout depuis l’arrivée de la vidéo sur les scènes.
Le spectacle a été joué les 17, 18 et 19 mai à La Minoterie, Festival Théâtre en mai, Dijon (Côte-d’Or). Et 31 août après-midi, au festival Les Rencontres inattendues, cour de l’Evêché, Tournai (Belgique).