78 ème Festival d’Avignon DÄMON El funeral de Bergman d’Angélica Liddell ( déconseillé aux moins de seize ans)
78 ème Festival d’Avignon:
Dämon El funeral de Bergman d’Angélica Liddell (en espagnol, sous-titrages en français et anglais , déconseillé aux moins de seize ans)
Premier spectacle de ce festival, qui a lieu rituellement dans la Cour d’honneur. Cette année, une pièce de cette autrice et metteuse en scène espagnole que nous avions découverte il y a déjà quatorze ans quand elle y avait présentée La Casa de Fuerza. Et elle est ensuite venue régulièrement en Avignon. Même force de provocation dans ses textes virulents et les images de corps humains. Elle n’hésite pas à mettre en scène son sexe nu, comme celui de ses interprètes ou figurants, jeunes ou vieux. Il y a deux ans, elle était revenue en Avignon avec Liebestod autour de Juan Belmont, le célèbre toréador (voir pour ces spectacles Le Théâtre du Blog).
Ici, sur ce très grand plateau rouge sang de plus de trente mètres d’ouverture, côté jardin trois fauteuils roulants noirs et côté cour, dix-huit, identiques et bien alignés. Devant le mur du fond, un urinoir avec, à côté, une robe blanche pendue, un w.c., un broc en fer émaillé, un bidet. Au centre, un autre bidet mais pliant avec serviette : le tout aussi blanc que la soutane de ce pape âgé qui se promène et inspecte les lieux sans dire un mot.
Puis Angélica Liddell entre, absolument nue sous une longue et légère robe aussi blanche. Elle commence par se laver le sexe, dos au public et prend un grand soin à s’essuyer puis va jeter l’eau du bidet sur le célèbre mur percé d’une quinzaine de fenêtres éclairées où nous verrons quelques ombres fantomatiques. Provocation d’une artiste du XXI ème siècle dans cette Cour emblématique d’un pouvoir catholique exclusivement masculin…
Une fois ce rituel mis en place, commence alors une performance exceptionnelle mais beaucoup trop longuette et surtout répétitive. Angélica Liddell, micro à la main et souvent en criant, règle ses comptes en citant mot pour mot, des extraits d’articles de nos collègues critiques qui ont dit (un peu) de mal de ses spectacles, entre autres: Philippe Lançon (Libération), Fabienne Darge (Le Monde) et Stéphane Capron (France-Inter) Armelle Héliot ((Le Figaro), eux présents… «Ou es-tu Stéphane? Où es-tu Armelle? Où es-tu Philippe? demande Angélica Liddell, face public. Le surtitrage s’affiche en phrases projetées sur le haut mur du Palais.
C’est un peu facile mais de bonne guerre et on peut être flatté de voir ses écrits projetés Cela va moins bien, et même pas du tout, quand elle s’en prend au nom même de Capron en rapprochant ce nom de famille du mot espagnol cabrón: connard. Notre confrère a porté plainte et a eu raison. Là, Angélica Liddell a sérieusement dérapé et ce n’est pas digne d’elle. Au fait, comment dit-on: » Je vous prie de m’excuser en espagnol? »
Comme disait Louis Jouvet à un acteur: «Que vous soyez indifférent aux critiques peut-être, mais ne me dites pas que vous ne les lisez pas. » Visiblement, la grande créatrice espagnole, elle, les lit… Elle se prétend humiliée et précise, sur la musique des Pet Shop Boys, qu’Ingmar Bergman dont elle aime passionnément les films et l’homme (on le verra à la fin), détestait aussi les critiques. Comme si elle avait besoin de se rassurer. Oui, mais que l’on sache, il ne les insultait pas. Et elle a cette confidence: « Ingmar Bergman, c’est moi.»
Des propos rythmés par la remarquable et très forte bande-son d’Antonio Navaro (bruits d’hélicoptère, sirènes d’alarme, explosions… Et aussi par quelques phrases de la fameuse Toccata en ré mineur de Jean-Sébastien Bach emplissant merveilleusement la Cour d’honneur. Une musique qui lui parle profondément, comme celles de Gesualdo ou Monteverdi.
Et un poil rancunière (ce n’est même pas sûr: nous sommes au théâtre), elle semble n’en avoir pas fini avec les règlements de comptes et en remettra encore une couche à la toute fin quand s’affichera en grands caractères, une phrase d’August Strindberg: « Prends garde à toi, connard. On se reverra à ma prochaine pièce. »
Entre temps, les insultes pleuvent dans cette longue litanie, à la fois métaphysique et sexuelle où reviennent constamment les mots: bite, vagin, merde, érection… ou encore bander, arriver à bander… Un de ces formidables memento mori dont Angélica Liddell, en grande écrivaine, a toujours eu le secret: « Tout ce que vous faites, c’est par peur de la mort. » «Quand je mourrai, tu porteras mon cercueil jusqu’à ma tombe. » «Vous oubliez toujours les effets que cause la vue des parents de train de copuler. » « Ou : « Vous ne pensez qu’à baiser. , je pense à ce qui est après la mort ».
Avec, en arrière-plan, toujours et encore, la détestation, puis l’amour/haine pour un père officier franquiste et pour sa mère, maintenant disparus. Une sorte de prière qui ne dit pas son nom, où elle convoque ses fantasmes sexuels et son obsession de sa mort à elle. Lucide, elle dit que, dans vingt ans, elle en aura, si elle est encore sur terre, soixante-dix sept et s’adresse à la salle : «Des critiques comme des spectateurs, nombre d’entre vous auront disparu !» Silence absolu dans le public.
Et elle fait aussi une déclaration d’amour à ce qui compte plus pour elle, que tous les petits tracas de la vie quotidienne: le théâtre (mais à Madrid, a-t-elle écrit, elle ne va jamais). Proche de Schiller qui «défend l’incompréhensible comme chemin de connaissance : «Le théâtre, le sacrifice poétique, est donc à rapprocher de l’incompréhensible et et non du compréhensible, ce qui nous mène à l’essence du sacrifice poétique : le MYSTERE. » Ce sur quoi, elle insiste plusieurs fois dans son essai Le Sacrifice comme acte poétique.
Ici, elle se met nue pour enfiler la robe blanche pendue au mur du fond, puis remet celle qu’elle avait. Et elle nous dit avec des mots très durs ce que sont les affres de la vieillesse que connaissent bien les soignants des maisons de retraite: « Quand personne ne voudra plus passer une journée avec vous. «Quand vous serez à la merci de tous et de l’Etat.» « Vous ne savez pas que vous serez les prochains. » « Vous ne savez pas que la maladie est la chose le plus importante de votre histoire.»
Angélica Liddel parle longuement, prenant juste une fois le temps de boire une gorgée d’eau. Commencée en silence, cette performance d’actrice à laquelle personne ne peut rester insensible, est assez exceptionnelle.. Même si elle aurait sans doute gagné à donner plus de nuances à cette longue plainte quelquefois un peu monocorde.
Dans la deuxième partie, beaucoup plus visuelle, elle a convoqué ses acteurs habituels Ahimsa, Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Electra Hallman, Elin Klinga, Borja López, Sindo Puche, Daniel Richard, Joel Valois et quelques-uns du Royal Dramatic Theatre Dramaten de Stockolm. Mais aussi dix-huit figurants, dont les Français Dominique et Jeanne Houdart, marionnettistes bien connus des années quatre-vingt. Ils ont tous un certain âge, ou sont très âgés, en pyjama blanc, rose ou blanc, parfaitement ridicules, parfaitement dignes aussi.
Et Angélica Liddell n’hésite pas à en montrer certains, entièrement nus , promenés par moment dans leurs fauteuils roulants et embrassés par de jeunes actrices suédoises aux longs cheveux blonds, elles aussi souvent nues. Puis arrive, porté par des jeunes hommes en noir, le cercueil d’Ingmar Bergman, une sorte de caisse en bois clair. Le réalisateur avait commandé pour son enterrement, une boîte comme celle du Pape Jean-Paul II. Une femme en chasuble blanche officie : «Au nom du Père… Les acteurs, pantalon baissé laissant voir leur sexe et/ou leurs fesses se lancent des répliques du Songe d’Auguste Strindberg, une des pièces qu’il a mises en scène plusieurs fois.
Des images impressionnantes de vérité poétique comme toutes celles que la créatrice espagnole nous a montrées jusqu’ici. Et la metteuse en scène, maîtrise parfaitement le temps et l’espace, comme le jeu de ses quarante interprètes dont un petit garçon. Elle est là aussi maintenant en robe noire de deuil juste à côté du cercueil et d’une violoncelliste Même si la fin semble encore piétiner un peu, elle nous offre ici un spectacle d’une rare beauté (loin devant les images souvent faciles de Roméo Castellucci) et qui se clôt-ses interprètes ayant tous disparu- par la musique de Jean-Sébastien Bach plusieurs minutes dans le silence de la nuit avignonnaise, juste traversée par les vols de martinets… Il faut un singulier talent et une force d’écriture pour arriver à créer un tel spectacle, virulent au meilleur sens du terme. Même s’il y à à la fin avec quelques images assez conventionnelles qu’Angélica Liddell aurait pu nous épargner comme cette rose rouge sur le cercueil avec elle en longue robe de deuil noire assise à côté. «Triste destin que celui des gens, comme je les plains. » A la fin, sur le mur, : « Elle s’en va et se tire une balle dans la tête. »
Sans doute loin des contrats artistiques bcbg que Marine Le Pen et Jordan Bardella voudraient nous imposer au titre du patrimoine. Mais de toute façon, Angélica Liddell a sans doute dit tout ce qu’ elle avait à dire. Ici elle appuie dans doute un peu trop sur la touche: provocation =Angélica Liddell: « «Vous voulez de vrais artistes ou vous voulez un putain de patrimoine? »
Le public-mais pas tout le public- l’a ovationné debout, en particulier, de nombreux jeunes gens. Dämon connaîtra sans doute comme les autres spectacles des jours difficiles: remplir la Cour d’honneur devient risqué et en ce soir de première, elle n’était pas pleine…
«Quand on connaît son théâtre, dit Tiago Rodrigues, il peut certes bousculer et troubler. Le rôle du festival est aussi de déranger et défendre la liberté d’expression que le monde intérieur et extérieur menace et remet en cause aujourd’hui. » Une chose est sûre: Angélica Liddell ne refera pas de sitôt une création au festival d’Avignon. Pouvez-vous y emmener votre vieille tata que vous soupçonnez de voter R.N.? Après tout, pourquoi pas?
Il y a quelques jours, une boulangerie a été incendiée, après avoir été couverte d’injures à caractère raciste à Monfavet, un des quartiers d’Avignon. L’apprenti était africain… Quelle tristesse! Et on aurait aimé que les institutions soutiennent davantage cet artisan qui a tout perdu.
Philippe du Vignal
Jusqu’au 5 juillet, Cour d’honneur, Palais des Papes.
A Barcelone du 19 au 21 juillet et à Madrid (Espagne), du 13 au 21 septembre.
Du 26 septembre au 8 octobre à l’Odéon, Paris.