Le Tigre bleu de l’Euphrate de Laurent Gaudé, mise en scène de Denis Marleau
Le Tigre bleu de l’Euphrate de Laurent Gaudé, mise en scène de Denis Marleau
Dans sa course sans fin, ses conquêtes incessantes, visant plus loin encore et encore vers l’Est, vers le bout du monde, le Gange, fleuve ultime à franchir, puisque les fleuves sont faits pour être franchis, un jour, Alexandre le Grand s’arrête. Il a rendez-vous avec la mort, moment surprenant et accepté.
Et il revoit toute sa vie. Mieux, toute sa vie ressurgit, le temps d’un dernier combat : tous les espaces parcourus, toutes les villes détruites et construites,et leurs noms mythiques, Babylone, Samarkand et ses mosaïques bleues (tant pis pour l’anachronisme), tous les horizons poursuivis, tout l’inaccessible, guidé par son tigre bleu, non pas le fleuve qui , avec l’Euphrate ,embrasse la Mésopotamie, mais son fantôme bondissant. Un seul moteur, un seul mot : le désir.
Denis Marleau a créé le spectacle en 2018, avec et pour Emmanuel Schwartz, un acteur qui a pris le texte à bras-le-corps, Le défi qu’il s’est donné : tout jouer, tout « mettre au monde ». Le mort sur son lit d‘agonie, le jeune guerrier, le chef toujours en avance sur sa troupe et sur le temps, ses dix-mille soldats, son adversaire Darius, les chevaux, les éléphants…
Il accouche de chaque vie, telle que Laurent Gaudé lui a donnée, avec l’énergie de celui qui ne regarde jamais en arrière. Il y avait une autre option possible : donner une lecture élégiaque du poème, laisser le public, à l’écoute, imaginer sa propre vision de l’épopée. Ce que Denis Marleau et Emmanuel Schwartz ont choisi.
Alexandre meurt de trop de vie, de désirs, d’espace, et c’est bien la moindre des choses que l’acteur batte le rappel, en une heure et demi, de toutes les forces de cette courte vie.
Pas de décor encombrant : aucun ne pourrait être à la dimension de ce parcours. Mais un lit de mort précaire, avec ses linges funéraires tombant en lambeaux, dans les jeux de lumière de Marc Parent et les images fondues de Stéphanie Jasmin et Denis Marleau qui s’animent sans couleurs – le pâle au-delà des Grecs de l’Antiquité, évoquant les déserts, espaces, villes ensablées.
Les images restent suggestives et n‘entravent ni le rythme de la parole ni l’imagination du spectateur qui salue l’exploit : l’acteur a choisi d’ « en faire trop ». Mais il l’assume et habite entièrement chaque instant, du murmure à peine audible du mourant, dans les premières minutes, à la nudité finale et au silence, après avoir engagé tout son corps et sa voix pour offrir ce dernier flot de vie à l’Alexandre de Laurent Gaudé.
Donner la parole aux morts : ce que fait aussi l’auteur avec Terrasses mais cette fois ,du côté de la pure élégie, sur les amours et la joie tués en plein vol (voir Théâtre du blog). Mais ces textes ont en commun le battement de la vie, rare dans la littérature et à sa place eu théâtre. Voilà un spectacle heureusement exagéré et simple : la moindre des choses. ..
Christine Friedel
Jusqu’au 16 juin, Théâtre National de la Colline 13 rue Malte-Brun Paris (XX ème).