La Chute d’après Albert Camus, adaptation de Jacques Galaup, jeu et mise en scène de Jean- Baptiste Artigas
La Chute d’après Albert Camus, adaptation de Jacques Galaup, jeu et mise en scène de Jean- Baptiste Artigas
Comment rendre la densité et la complexité d’une telle œuvre au théâtre, même si elle se prête à la mise en scène, grâce à sa forme orale et monologuée ? Ici, l’adaptation respecte la chronologie de ce court roman (publié en 1957, peu avant la mort accidentelle de l’auteur) et nous fait entrer dans les méandres d’un cerveau torturé qui expie, dans l’exil, une faute originelle. On ne saura le fin mot de l’histoire, que dans la deuxième partie du spectacle.
Un narrateur, Jean-Baptiste Clamence, prend à partie le client d’un bar d’Amsterdam, le Mexico City et se confesse à lui en cinq temps, sans laisser l’autre placer un mot.
Une posture qu’on trouvait déjà dans L’Étranger (1941) et qui nous enferme dans un récit univoque.
Seul en scène devant un fauteuil vide ( présence-absence de son interlocuteur), Jean-Baptiste Artigas se saisit de ce personnage inquiétant, un habitué de ce bar qui se dit « juge-pénitent ».
Il se met volontiers au piano pour ponctuer les épisodes de cette Chute, sur des airs de Thelonious Monk, Fats Waller, Duke Ellington, ou encore de Jacques Prévert et Joseph Kosma avec Les Feuilles mortes…
Jean-Baptiste Clamence, un ancien avocat parisien à succès, homme à femmes impénitent, est tombé de haut quand, un soir, une jeune femme croisée sur un pont de Paris, s’est jetée à la Seine, sans qu’il soit intervenu. Alors, commence son inexorable « chute » : il prend lentement conscience de l’inanité de son comportement passé et se réfugie dans les brumes nordiques, le monde interlope des bars à marins et les vapeurs de genièvre.
Le début de la pièce s’attarde trop sur les années glorieuses du personnage mais le comédien endosse avec brio son égoïsme bravache. Il faut attendre la deuxième partie pour entrer dans le vif du propos d’Albert Camus, teinté de culpabilité judéo-chrétienne et d’un âpre jugement sur l’indifférence générale aux souffrances du monde.
Dans sa mise en accusation de l’homme moderne, préoccupé de lui-même, Clamence, en « juge pénitent », clame dans le désert : «Le portrait que je tends à mes contemporains devient un miroir. Couvert de cendres, m’arrachant lentement les cheveux et disant : “J’étais le dernier des derniers.” Alors, je passe du “JE” au “NOUS”. Plus je m’accuse, et plus j’ai le droit de vous juger. » Derrière son héros, Albert Camus fustige ses« confrères parisiens», et les humanistes professionnels en réponse à leurs critiques mais au passage, chacun de nous, humains du XXI ème siècle, en prend pour son grade..
Jean-Baptiste Artigas accompagne son personnage jusqu’au bout de sa chute: du freluquet sûr de lui, au repenti cynique et il rend parfaitement l’humour glacial du texte où Camus allège le procès à charge de l’auteur contre lui-même et son milieu.
Nous entendons aussi la saveur de cette prose, en particulier les paysages qui reflètent les états d’âme du narrateur. Des rues de Paris au crépuscule où « le soir tombe sur les toits bleus de fumées, le fleuve semble remonter son cours », au no man’s land du Zuyderzee : « Une mer morte, perdue dans la brume, on ne sait où elle commence, où elle finit (…). Voilà n’est-ce pas, le plus beau des paysages négatifs ! Voyez à notre gauche, ce tas de cendres qu’on appelle ici une dune, la digue grise à notre droite, la grève livide à nos pieds et devant nous la mer couleur de lessive, le vaste ciel où se reflètent les eaux blêmes. Un enfer mou, la vie morte, l’effacement universel.»
Il viendra peut-être l’envie au spectateur de (re)lire cette perle de la littérature contemporaine…
Mireille Davidovici
Jusqu’au 6 janvier, Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre-au-Lard Paris (IV ème ) T. : 01 42 78 46 42.