Un Conte d’hiver de William Shakespeare, mise en scène de Julie Delille
Le Conte d’hiver de William Shakespeare, traduction et adaptation de Bernard-Marie Koltèes, mise en scène de Julie Delille
Julie Delille, directrice du Théâtre du Peuple succède à Simon Delétang et est la première femme nommée à la tête de ce lieu légendaire qui fêtera ses cent trente ans l’an prochain! Niché dans les Vosges et classé Monument historique depuis 76, il a été fondé en 1895 par l’écrivain Maurice Pottecher. Avec, pour devise inscrite sur le cadre de scène côté cour: Par l’art, et côté jardin: Pour l’humanité». La metteuse en scène a découvert cet endroit féérique après en avoir longtemps rêvé.
C’est sa première création ici, et dans le répertoire classique. Julie Delille nous avait surpris et fascinés par ses adaptations d’œuvres littéraires ou/et poétiques contemporaines: Je suis La Bête, d’Anne Sibran ou récemment, Le Métier du Temps -La Jeune Parque et La très Jeune Parque (abordable dès 6 ans) d’Aix Fournier-Pittalugal autour d’œuvres de Paul Valéry.
Réfléchir sur la société, la culture d’aujourd’hui, son rapport à la nature et sur l’avenir : «Toutes ces questions qui traversent notre monde sont très prégnantes à Bussang, comme la relation au vivant, les enjeux écologiques, la ruralité. » Sa pensée artistique s’est nourrie des lectures de la philosophe Arne Naess et de poètes comme Edouard Glissant, Paul Valéry… « Je voudrais que ce théâtre, dit-elle, soit un lieu de pensée et un espace poétique préservé, un abri où il est possible de prendre le temps, d’avoir une relation avec des œuvres de l’esprit, comme une réponse éventuelle aux crises que nous traversons. »Faire vivre le Théâtre du Peuple sous le signe du partage entre le public, les artistes et techniciens, cette volonté socio-politique est devenue réalité.
« Le Conte d’hiver, dit-elle, a été une évidence pour ce lieu et pour moi; on le monte avec des professionnels et des amateurs, on l’accompagne et l’objet va se finaliser avec le regard et l’âme du public. » Les répétitions lui sont étaient ouvertes, ce qui est rare dans une création ! Pour Julie Delille, c’est une manière de faire relation avec soi, les autres, la nature et l’œuvre : « La résonance, c’est un chant de mésange qui nous va droit au cœur. (…) C’est être ensemble en petit peuple dans le silence et dans le lieu. » A la fin de spectacle, moment rituel, splendide et unique, l’ouverture du fond de scène sur la forêt marque bien le lien incontournable et vital, pour la metteuse en scène, entre Culture et Nature.
Cette tragi-comédie, (1610), une des dernières pièces de William Shakespeare, n’est pas la plus jouée. Leontes et Hermione sont roi et reine du royaume de Sicile. Ils ont un premier fils Mamilius et attendent un second enfant.
Polixènes, roi de Bohème, lui, a un fils: Florizène. Ces monarques, frères de cœur, ont grandi ensemble mais les responsabilités de l’âge adulte les ont éloignent. La pièce commence avec le retour de Polixènes en Sicile où, depuis neuf mois la fête bat son plein, mais elle va bientôt s’assombrir .. Polixènes annonce qu’il va retourner dans sa Bohême mais ses hôtes le pressent pour rester. En même temps, un doute s’insinue chez roi Léontes. Que signifient les gestes spontanés d’Hermione envers Polixènes, son invité : des mains se touchent légèrement et il y a des regards et rires complices…
Léontes : «Et le pied qui chevauche le pied ? Les cachotteries dans les coins? Vouloir que l’horloge aille moins vite, que les heures soient des minutes, que midi soit minuit. Vouloir que le monde entier soit aveugle, sauf soi-même, afin de pouvoir faire tranquillement le mal à l’abri des regards ? Tout cela n’existe pas? Alors l’univers et tout ce qu’il contient, n’existe pas, le ciel qui nous recouvre, n’existe pas, Bohême n’est rien, ma femme n’est rien et il n’y a rien dans ces riens, si ça n’est rien.
Bref, la jalousie s’empare du roi et ne le lâchera plus. Qui est le père de l’enfant qu’attend Hermione ? La démence du souverain provoque la fuite de Polixènes. Mais Leontes ordonne au fidèle seigneur sicilien Camillo, de retrouver et d’éliminer son frère de cœur.
Suivront des actes innommables : le jeune prince de Sicile, Mamilius est arraché à sa mère qui, elle-même, est aussitôt emprisonnée et la petite fille dont elle accouche dans sa cellule, est abandonnée sur une plage.
Rien ne vient apaiser la rage et l’aveuglement de Léontes. Face à son délire destructeur, un oracle d’Apollon proclame l’innocence de la reine: «Hermione est chaste, Polixène irréprochable et Camillo est un sujet loyal, Léontes, un tyran et son enfant innocente est légitime. Le roi vivra sans héritier, si ce qui est perdu, n’est pas retrouvé. » Mais cet oracle restera vain. Et Ceux qui sont frappés par la folie de Leontes seront tués! Comme son épouse la Reine et son fils Mamilius.
Dans une solitude extrême, le roi verra son existence anéantie, conscient d’être le seul coupable de sa ruine! Mais le Temps, comme un magicien, opère. Seize ans plus tard en Bohême, Perdita l’enfant abandonnée, a été recueillie par un berger et son fils. Ravissante, la jeune fille ignore tout de sa royale naissance.
Le beau et jeune Florizel, fils du roi de Bohême, se fiance à elle. Polixène, fou de colère que son fils soit amoureux d’une bergère, promet de terribles châtiments à Perdita et à sa famille et ordonne à son fils de plus jamais la revoir. Les jeunes gens sont effondrés.
Heureusement, Camillo, à nouveau là, organise leur fuite en Sicile. La puissance de l’amour et l’envie, coûte que coûte, de vivre son idéal, trait merveilleux de la jeunesse, vont triompher. Après l’hiver, le printemps ! L’éternel retour. ..
La metteuse en scène a choisi la traduction et l’adaptation de Bernard-Marie Koltès, comme Luc Bondy en 88. «J’avais peur d’aborder Shakespeare. Je tenais à la traduction (apocryphe) de Bernard-Marie Koltès. Il y a là, un geste sensible et singulier d’écrivain et c’est aussi pour cela, qu’elle a été mal reçue à l’époque.» La prose et le chant de cet écrivain produisent chez le lecteur et le public, une réception sensible, plus directe et charnelle et le texte, allégé, conserve toute la poétique de William Shakespeare dans sa profondeur et ses énigmes.
Le vivant et la théâtralité naissent ici à la source de la sève des mots et des multiples possibilités de signification. Le lieu entre aussi en parfait dialogue avec cette tragi-comédie. La scénographie de Clémence Delille, pleine d’esprit s’inscrit en complicité esthétique avec l’espace intérieur et extérieur du Théâtre du Peuple et l’écriture de la pièce. Des châssis de bois mobiles pour figurer en trompe-l’œil les façades du Palais, sont ensuite un dédale où le roi s’égare, emporté par la folie !
La metteuse en scène a fait du personnage de Leontes, roi de Sicile, interprété merveilleusement par Baptiste Rellat, le point central de cette histoire. Elle en offre au public une réception claire en imposant la puissance tragique, à partir du seul personnage de Leontes. La roue de la fortune, si chère à Wiliam Shakespeare, est en marche !
L’imaginaire et la recherche poétique du beau prennent ici racine dans l’intériorité. Cet espace poétique nous ouvre une réflexion intime, complexe et pulsionnelle de l’être humain et du texte. Le beau monologue de Leontes, au début, en est le reflet : « Je vais à la pêche mais vous ne voyez pas l’hameçon. Allez-y, allez-y. La manière dont elle lui tend son bec, son museau; elle l’allume, exactement comme une femme ferait avec son mari. (…) Plutôt réconfortant de savoir que d’autres que moi possèdent des chambres, dont les portes s’ouvrent sans leur permission. Si tous ceux que leur femme trompe désespéraient, un homme sur dix serait pendu. Pas de remède, pas de remède : cette planète est une maquerelle, elle nous tient, elle nous possède de l’Est à l’Ouest, et du Nord au Sud. Conclusion : il n’existe pas de verrou pour le ventre d’une femme. »
Direction du jeu hors pair et il y a ici un choix esthétique d’orienter la sensibilité du public et des interprètes vers une écoute intérieure de la langue shakespearienne, au plus près de la création. Les professionnels comme les amateurs de la troupe permanente sont tous remarquables.
Laurence Cordier joue brillamment à la fois Hermione et Perdita. Incroyable de sincérité à tel point qu’on a du mal à voir qu’une seule actrice les interprète. Laurent Desponds (Polixènes) met magnifiquement en lumière les personnalités opposées des deux rois.
Elise de Gaudemaris incarne Paulina qui a un sang-froid et une force de tempérament au risque de sa vie et nous admirons son courage. Baptiste Relat (Léontes fou de jalousie et blessé à mort) est extraordinaire de sensibilité et bouleversant. Le Berger, est joué par celui qui, a plusieurs années, dirigé le bar du théâtre et qui a eu envie de monter sur les planches. Il nous ravit dans une scène ludique où les moutons sont aussi d’excellents acteurs !
Julie Delille a fabriqué avec ingéniosité, cinq «bulles », un terme trouvé, pendant les répétitions, où elle met en relief des situations cruciales dans la fiction et sa représentation. Dès l’entrée des spectateurs, a lieu « la bulle de la fête » en l’honneur de l’invité, le roi de Bohême. Sur une composition remarquable pour orgue de Julien Lepreux, la séquence se répète trois fois et retient l’attention par sa beauté et son côté festif.
La répétition de cette » bulle » agit ici sur notre concentration et notre émotion. Le spectacle à peine commencé, nous nous sentons, aussitôt pris à témoin par ce qui s’y passe. Lors d’une crise violente de Léontes, une « bulle de la jalousie» est un des moments forts cette création. Sous une lumière à la fois sombre et irréelle, Léontes erre dans son château labyrinthique, perdu en lui-même, fou de rage et jalousie.
Le monde des ténèbres rôde en silence et laisse jaillir chez Léontes, de terribles hallucinations. Ou encore dans cette «bulle de la chambre de la reine », avec ses suivantes et son fils Mamilius, Et la « bulle de la tristesse » où il fait boire à son fils, jeune Prince de Sicile, le breuvage mortel.
Puis la « Bulle de l’accouchement» dans la prison-contexte atroce-du second enfant de la Reine, et enfin, celle du voyage sur le navire du retour en Sicile… Julie Delille a eu pour ces Bulles, l’idée pour en marquer l’espace théâtral, de le faire jouer dans une loge de théâtre).
La création sonore et la musique de Julien Lepreux sont d’une invention remarquable. Ils semblent comme venus du plateau mais leur source en est invisible, créent ainsi un effet dramatique concentré et fascinant. La musique acousmatique difficile à intégrer dans la pièce, est là tout au long du spectacle, sauf dans les moments de folie de Léontes. Elle se manifeste de façon sourde ou violente comme un fragment existentiel venu du fond des âges et qui explose.
La musique à l’orgue est en parfaite communion avec le mystère, le sacré, l’angoisse ici admirablement mis en vie. Le traitement du temps est aussi d’une grande subtilité et le public se trouve dans une autre dimension où le Temps semble en permanence sous tension et comme dilaté. Le texte dialogue avec la lumière ingénieuse d’Elsa Revol, l’espace, le son, la musique… Ils se répondent et s’harmonisent en grande intelligence et sensibilité. Le public fasciné, ne voit pas le temps passer…
Un souffle dyonisiaque puissant traverse la création de cette artiste qui veut rassembler diverses sensibilités humaines et esthétiques et laisser surgir l’humanité dans ses plus grandes folies. Julie Delille rappelle le sens du titre: Conte d’hiver: « Une histoire qu’on arrive pas à croire» ! Pari réussi. Ce spectacle crée le trouble et met en valeur la lutte entre l’irrationnel et la raison, mais aussi l’art du théâtre. Inoubliable, comme le Théâtre du Peuple !
Elisabeth Naud
Spectacle vu au Théâtre du Peuple, à Bussang (Vosges) et joué du 20 juillet au 31 août.
Un souffle dIONYsaque…